Chapitre 9.2

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La vie n'est qu'une flamme au bout d'une mèche.
Il est si facile de l'éteindre d'un souffle…
Fragiles locataires de Midgard.
Leurs muscles se tordent.
Leur chair se déchire.
Leurs os se cassent.

Des trombes d'eau commencèrent à détremper le champ de bataille. Dans ce marécage nouveau-né, se mouvoir devint une gageure. Chaque pas requérait un effort surhumain. Les plus vigoureux des hommes voyaient leurs dernières forces s'évanouir.

Flageolant sur ses jambes, Ingmar arracha avec peine sa hâche d'un cadavre ennemi. Ses yeux las levés vers le ciel cherchèrent la silhouette des valkyries descendant des nuages ; ils ne rencontrèrent que le sourire sadique d'un ultime adversaire. C'en était fait. Une grande lame crantée lui avait traversé le poitrail.

De la bourbe jusqu'aux genoux, Sighvatr exécutait de grands moulinets avec son épée. Alentours, dansaient les chevaux de Hogni. Leurs formes se mêlaient les unes aux autres en une ronde macabre et hypnotique. Des gerbes de glaise jaillissaient sous leur galop confus et élevaient dans les airs des colonnes visqueuses, couleur de terre. Cerné de toute part, l'homme ne vit rien venir. D'un seul coup, sa tête roula sur le sol.

Si Askell, le sacrificateur, avait terrassé le comte Vragi, pourtant reputé invincible, son exploit menaçait de tourner court. Une profonde entaille au niveau de l'abdomen le condamnait. Sur son front, les gouttes de pluie se mélangeaient à la sueur. Son teint était pâle comme la mort. Ses cils et son cœur cessèrent de battre ; il s'écroula sur les cadavres anonymes. Les dieux qu'il avait souvent priés se souviendraient-ils seulement de son nom ?

Par ce froid, les doigts commençaient de s'engourdir, les dents de claquer, les oreilles de bleuir. Dans ce marais sordide, régnait une odeur fétide qui prenait à la gorge avec force haut-le-cœur. Au sein de ce charnier, le souffle brûlant du troisième dragonnet n'épargnait personne. Seule la magie de la vieille Gelda semblait pouvoir lui résister. De longs éclairs jaillissaient de ses doigts, qui frappaient de plein fouet les écailles de la bête.

« Marteaux du Nord, de l'Est, du Sud et de l'Ouest, j'en appelle à votre force ! criait l'enchanteresse, égrotante. Vous qui plongez au plus profond de Hel et vous élevez au sommet d'Asgard, rejetez de cet espace sacré le venin des serpents venus des glaces ! Par la force magique des runes, je t'invoque, Fylfot, foudre immuable ! »

Par malheur, elle ne put achever l'incantation. Les puissantes mâchoires avalèrent l'ensorceleuse. Sur la peau squameuse, se dessina cependant une croix éblouissante. L'étrange symbole dégagea bientôt une éruption d'énergie mystique, qui déchira bruyamment le ventre de l'animal. Désarçonné, le cavalier fut achevé par les lances des hiadningar. À terre, échappée de l'estomac éclaté, Gelda loua les dieux avant que les sabots d'un cheval ne broient ses vertèbres par mégarde.

L'erreur serait de croire qu'ils souffrent tous ; certains sont enchantés d'être là.
Ils ne tuent pas pour se défendre mais pour obéir à leur nature profonde.
Par exemple, regarde avec attention celui-ci, au visage de prédateur.
Les hiadningar comptent également un dragon dans leur camp…

Au pied des portes, Herulf n'avait de cesse de bander son arc et de décocher flèche sur flèche à destination de ses ennemis. Tant de fronts et de gorges furent traversés par ses traits que les corps s'entassèrent les uns sur les autres en de petits monticules à demi recouverts par la fange.

Je suis plus dangereux que cent d'entre vous, pensait-il. Mon œil est celui du faucon. Jamais mon bras ne tremble. Je suis la fierté de ce royaume, j'en suis le seul et unique gardien !

Autour de lui, il n'y avait plus ni alliés ni ennemis. Seule existait sa toute-puissance. Il lui suffisait de relâcher la corde de son arc ou de la pincer entre ses doigts pour décider du destin d'autrui. Il ne pouvait réprimer une discrète moue de plaisir qui, cela dit, se changea en grimace lorsqu'il reconnut la silhouette de Valgard, aux abords de l'entrée principale.

Il avait cru ne plus revoir ce banni chassé de la cité. Mais voilà que le chien osait revenir, sans doute pour lui voler les honneurs ! Par les braises ardentes du Muspell, cette terre ne pouvait compter qu'un héros ! Alors il respira profondément. Son calme retrouvé, il détourna son attention des hordes d'ennemis qui affluaient en masse. Dans son champ de vision, il n'y avait plus que sa cible. Des secondes qui lui parurent des années, il attendit l'occasion. Le tir fut ajusté, le bois de l'arc gémit. Quand le fils de Hel, aux prises avec des soldats de l'Aigle, eut le dos tourné, le trait partit.

Jamais !
Non !

Touché en plein cœur, sous l'omoplate, le demi-dieu s'écroula. De joie, l'assassin ne put s'empêcher de rire aux éclats. L'euphorie lui avait fait oublier où il se trouvait. Il essaya en vain de résister aux brutes épaisses qui se ruaient sur lui, mais à cette distance, pas un arc ne pouvait faire concurrence à une épée. Un sordide bruit de craquement accompagna la lame meurtrière dans le thorax de Herulf.

Cela ne sert à rien de retenir ton chagrin.
Maintenant qu'il ne peut plus pleurer, nous le ferons pour lui.

« Mes yeux me trompent ! s'exclama Gitz, saisi d'horreur. Ce n'est pas lui que j'ai vu tomber au pied des murs de la ville ! »

Équivalente à celle d'un oiseau de proie, sa vue exceptionnelle avait fait du génie de l'onde le témoin impuissant de la mort de son camarade. La distance n'avait pu masquer le sang qui avait jailli de la blessure. Les pupilles jaunes avaient viré au blanc. À présent, Valgard gisait face contre terre au milieu de ceux qui avaient péri par son bras. Quelle triste fin pour celui qui désirait seulement sauver un être cher ! Ni le sang de iotun qui coulait dans ses veines ni l'épée des Réprouvés ne l'avaient protégé des traits meurtriers des archers. C'était la dure réalité de la guerre.

« Qu'est-ce que je dois faire ? Tu ne peux pas m'aider, le cheval ? Tu sais parler, au moins ? Parce que ça m'aiderait, vois-tu ! Je dois laisser son corps exposé à l'appétit des vautours ? Je ne peux pas faire ça ! C'était mon ami ! Sans doute le seul, d'ailleurs… Par la pine du Maître-Esprit, tu m'aides ? Elle vient, cette brillante idée ? »

Il avait envie de grimper sur le dos de Skinfaxi et de chevaucher en direction de sa vieille forêt. Trois ou quatre heures passées sur le dos du destrier divin suffiraient pour rejoindre ce havre sylvestre. Il n'avait qu'à abandonner ses proches, lui qui n'était rien de plus qu'un horrible petit monstre peureux et lâche. Qui remarquerait jamais qu'il avait choisi la fuite ?

Avec ce cheval, des souvenirs me reviennent en mémoire,
qui semblent s’éteindre en même temps que mon fils.
Oh, qu’allons-nous devenir ? Guettons Giallarbru !
Mais quelle est cette aura familière ?

Les rennes d'Omur en mains, Grimnir ruminait sa colère. Un misérable s’en était pris au détenteur de Bloddrekk. Ses plans s'envolaient en fumée ! Lorsque le colossal Ari, second en chef des troupes de l'Aigle, lui demanda de confirmer l'ordre de l'assaut, le Dévoreur d'âmes se défit de son sempiternel sourire :

« Toi et tes hommes ne bougerez pas d'ici. Ne vois-tu pas que la guerre est terminée ?

— Tu te moques de nous ? rétorqua le guerrier. Nos frères se battent toujours et nos dragons sont morts !

— Pauvre crétin... Aucun des deux camps ne doit vaincre. L'égalité doit être parfaite, tu entends ?

— Non. Je comprends seulement que tu nous as dupés ! Tu nous avais promis la victoire ! Tu nous as menti, tu n’es pas un envoyé des dieux !

Le général sonna aussitôt la charge. Pressés de secourir les leurs, lui et ses guerriers levèrent leurs longues vouges. Plus de cent lances miroitèrent ainsi dans le brouillard et gonflèrent le cœur des soldats de l'Aigle en contrebas. Fausse joie : une force supérieure contraignit chevaux et cavaliers à l’immobilité.

— Je vois que vous saisissez. Bientôt, ces hommes mourront et renaîtront.

— Dans la grande Valhalle, oui ! Aux côtés d'Odin et de ses einerihar !

— Oh, non. Ces pitoyables loques sont condamnées à hanter ces lieux. C'est le monde des hommes qui accueillera leurs faits d'arme jusqu'à la fin des temps. Toi et tes guerriers, en revanche, servirez un autre dessein : le mien.

Un rayon de soleil pénétra le rideau de nuages. Sous les sabots calleux, les ombres se firent plus noires puis fusionnèrent en une large tache d'ébène. Grimnir se saisit de Hungrad et la laissa tomber à terre. La hache disparut dans le gigantesque disque de ténèbres. Alors, le sol émit un grondement sourd et tous les soldats de Hogni, à leur tour, furent aspirés dans les ombres. Des membres tranchés reparurent à la surface de l'herbe grise. Une mer de sang arrosait la terre de Midgard en un spectacle insoutenable pour tout oeil humain.

« Vous n'avez jamais rien été que des pions », lâcha Grimnir, maussade.

Hungrad était revenue entre ses mains. Il suffisait d'approcher son oreille de la lame éclatante pour entendre les gémissements euphoriques qui s'en échappaient. La même passion pour le carnage, la même fascination pour la destruction animaient le maître et son arme. Au loin, résonnait la voix de l'au-delà, qui ordonnait aux spectres de Ari et de ses hommes de se diriger vers le Nord. Mais le domaine des morts semblait si inabordable soudain. Avec de grands yeux vides, les fantômes scrutaient la voûte céleste et priaient les valkyries de daigner les recueillir. Comble de malchance, les servantes du dieu borgne ne vinrent pas. Seule la faim de Grimnir répondit à leur appel.

S'il cache également son horrible visage derrière un masque,
il n'existe qu'en détruisant ce que les autres créent.
Pourquoi ai-je l'impression de connaître cet être profondément mauvais ?

Repu, l'envoyé divin rabattit son masque blanc. On voyait en lui un être odieux ; au contraire, il se trouvait bon d'apaiser ainsi les souffrances de ses victimes. Leurs souvenirs et leur personnalité, leurs regrets et leurs espoirs se dissolvaient lentement dans le corps de leur nouvel hôte. Il s'agissait d'un sort cent fois plus enviable que celui que Freyia avait réservé aux guerriers tombés dans la plaine.

Sur le champ de bataille, les survivants ne représentaient pas une menace sérieuse. Le fil de leur existence était sur le point de se rompre. La Grande Toile s'étiolait autour d'eux et ne tarderait pas à les rejeter. Quel que soit le blason auquel ils avaient juré fidélité, ils avaient perdu.

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