Chapitre 10.2

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Un silence malveillant rôdait sur la plaine. La mort s'était fichée dans les crevasses et les tranchées de la terre, suppurante de sang et d'eau. Sous forme de vapeur trouble et d'effluves empoisonnées, elle encensait ce nouveau sanctuaire construit d'os et de chair humaine.

Les petits pieds bleus de Gitz arpentaient le sol meuble et traître. Le ventre de la terre manquait souvent d'avaler le génie de l'onde ; Skinfaxi saisissait alors le nixe par sa tunique pour le tirer des bourbiers.

« Pute à bec ! crachait le lutin, plein de boue. Quelle odeur pestilentielle ! Je déteste cet endroit ! »

Des vautours affamés s'élançaient depuis les sommets d'Augabiorg ; leurs cris stridents déchiraient les tympans. Sous une couche de nuages qui surplombait les montagnes et assombrissaient le paysage entier, les deux compagnons arrivèrent près des portes, où il leur fallait chercher la dépouille de leur ami. La mine écœurée, Gitz se risqua à retourner cinq ou six corps ; il ne découvrit que des hommes à la barbe longue. Le charnier lui réservait toutefois une amère surprise : une main s'enroula subitement à sa cheville. L'antipathique Herulf avait survécu à ses blessures et rampait, son épée ensanglantée à la main.

« Je vous hais ! Je vous hais ! », répétait-il sans cesse, un sifflement dans la gorge.

Une profonde entaille courait sur son gilet de cuir et sa chemise de mailles. Une toux sévère lui déchirait les poumons et lui soulevait la poitrine quand sa haine s'avérait décuplée par la douleur.

« Je vais effacer tout ce qui pourra un jour rappeler sa mémoire ! Je veux qu'il disparaisse en même temps que moi ! Il ne faut pas qu'il me survive !

Les quintes se transformèrent en un rire vicieux, cependant que la pointe de son arme s'abaissait déjà sur le buste de sa future victime.

Il s'écoula une seconde à peine. Un coup de lame. Coupée net au-dessus de la mâchoire inférieure, la tête défigurée emporta le reste du corps sur le côté. Cette fois, l'homme ne se relèverait pas. Derrière lui, une silhouette familière se tenait, chancelante.

« Valgard ! », s'écria Gitz, se redressant péniblement.

Le demi-dieu était couvert de crasse. Ses longs cheveux lisses bouclaient sous l'effet de l'humidité et avaient perdu leur belle couleur blanche. Sous son omoplate gauche, la flèche renégate était toujours plantée. Son bras droit passa dans son dos. D'un coup sec, il retira l'aiguillon et le brisa entre deux doigts.

« J'ai fait preuve de négligence. Un centimètre plus haut et ce trait me renvoyait d'où je viens… »

Le visage du nixe se fendit d'un large et franc sourire. Revoir son compagnon en vie était pour le moins inespéré. Il n'allait sûrement pas bouder son plaisir de le retrouver quand il l'avait cru parti pour le royaume des ombres.

« Si le Wyrd permet de voir bien des choses, encore faut-il regarder dans la bonne direction, reprit le guerrier. Je n'imaginais pas que le danger viendrait du camp de mes alliés. »

Il ferma les yeux en signe de pitié.

« Le roi est mort, déclara-t-il après s'être abîmé quelque peu dans le Wyrd… Nous ne devons pas le pleurer. Il a choisi sa fin. »

Valgard fit volte-face et réalisa avec soulagement que les portes de la ville étaient intactes. Au-dessus des remparts, un petit groupe d'archers apparut qui mit en joue le demi-dieu, sa monture et son singulier compagnon de route.

« Nous te remercions pour ton aide, étranger, mais nous n'avons plus besoin de toi ! Par ordre de notre déploré roi, nous te sommons de quitter les lieux ! L'ennemi est vaincu, nos parents, nos femmes et nos enfants sont saufs ! »

Mais comme le fils de Hel agitait la couronne que Hedin lui avait confié, les robustes battants de bois qui protégeaient l'accès à Hostengard s'ouvrirent finalement. Lorsque Valgard et ses deux acolytes s'engouffrèrent dans l'ouverture, les rares soldats valides accoururent à leur rencontre.

« Accepte nos excuses, lança l'un des soldats. Nous avons été idiots... Maintenant que nous avons perdu notre chef, nous ne voyons plus aucune raison de t'interdire l'accès à nos foyers. Nous estimons que tu as suffisamment prouvé ta loyauté et ta bravoure.

— Nous avons vu ce que tu as fait au dragon, ajouta un second, l'œil droit mutilé. Il fallait énormément de courage pour réaliser un tel exploit. Par la suite, nous avons perdu ta trace. Où étais-tu passé ?

Quel que bref fût l'affrontement, quel que maigre fût leur participation, bon nombre de ces hommes arrivaient à peine à tenir sur leurs jambes. Des traits enflammés avaient plu par milliers sur leurs têtes ; il leur avait fallu également lutter contre les incendies qui s'étaient déclarés de part et d'autre des fortifications ou dans les chaumières les plus proches de l'entrée. Un grand nombre de leurs frères d'arme avaient été transpercés par les flèches des archers adverses aux yeux de lynx. À présent, les bruits de bataille s'étaient tus, la pluie avait cessé. Le peuple commençait à se risquer au dehors sans que le moindre cri de liesse ne s'élève dans l'air pour célébrer cette victoire, acquise au prix fort.

Après avoir répondu à toutes les questions, le iotun conduisit Skinfaxi aux écuries. Au détour d'un sombre couloir du palais royal, il rencontra d'étranges cadavres debout, sans nulle trace de lutte alentours. Sous un rictus ridicule, leur visage blême portait le masque de la sottise.

« Quelle curieuse magie a pu... », commença Valgard.

La crainte qu'Elma ait pu subir le même sort lui fit presser le pas. La porte de la chambre princière était fermée à double tour mais un seul coup de pied suffit à la faire céder.

Agenouillée au milieu de la pièce, la fille de Hiarrandl observait d'un œil morne. Un vrombissement inquiétant trahissait la nature ésotérique du collier lumineux qui lui enserrait le cou.

« On l'appelle Collier de quiétude, énonça-t-elle d'une voix sans passion. Il brise les rêves de son porteur et annihile l'expression des désirs. Gelda, l'ensorceleuse, y a eu recours sur ordre de mon frère.

— Hedin et la vieille sorcière ne sont plus, raconta Valgard tandis qu'il examinait avec attention le carcan de lumière jaune. Ils ont combattu bravement. Malheureusement, ils ont suivi leurs adversaires dans la tombe.

Il se saisit du collier. Brûlée par le contact acide, la peau de sa main droite fuma.

— Que fais-tu ? paniqua Gitz. Cette sorcellerie va t'estropier !

— Ma mère m'a dit un jour que tous les sorts reposent sur un système de lien. Pour être efficace, le sortilège doit demeurer lié à son maître. Or, la créatrice de ce charmant bijou est morte. J'en conclus donc qu'un rien suffira à l'ouvrir.

Une seconde plus tard, l'entrave volait en éclats. Sous les paillettes d'or, Elma put donner libre cours à ses larmes.

— Et où se trouve Hogni ? voulut-elle savoir entre deux sanglots. Avons-nous vraiment gagné la guerre ?

— Les deux armées se sont anéanties. Étrange, je n'aurais pas parié sur une victoire des vôtres… »

La jeune femme tâcha de réfléchir à ce qu'il convenait de faire. Elle s'était préparée à la nouvelle de la mort de son aîné et ne devait pas laisser la peine obscurcir son jugement ou ses actes. Avec la perte de son père, de son frère et de milliers de ses sujets, ces quinze dernières heures avaient été les plus difficiles de son existence. Pour ne pas sombrer à son tour, elle ferait face en reine.

« Et Hild ? », questionna-t-elle.

Valgard secoua négativement la tête. En empruntant les couloirs et les escaliers d’Allvindarborg, il n'avait rencontré que des serviteurs terrorisés. Aucune trace de la disparue.

Pour s'assurer que, de chagrin, elle n'attente pas à sa vie, il fut décidé de la retrouver. Valgard était parti de son côté et il ne restait plus qu'une salle à explorer pour la princesse et son petit compagnon. Derrière cette porte qui refusait obstinément de s'ouvrir, il n'y avait qu'une modeste chambre de bonne.

Gitz était trop faible pour pousser et trop petit pour atteindre la poignée. Décidé à employer les grands moyens, il se changea en homme et entreprit de forcer le passage à coup d'épaule. Bien qu'elle sût que la créature ne profiterait pas de la situation pour la charmer une seconde fois, Elma ne pouvait s'empêcher de repenser à l'esclave docile qu'elle était devenue après que son esprit ait été assujetti aux moindres désirs du nixe. Pour chasser ces affreuses pensées, elle se concentra donc exclusivement sur le solide panneau de bois qui finit par céder.

Deux étrangers se tenaient là : une femme, aussi lumineuse que Sol, et dont l'immarcescible splendeur était telle que tout, aux environs, pourrissait presque de honte, et un homme masqué, effrayant, qui respirait le vice et la brutalité. Derrière eux, une ombre noire s'était déployée sur un pan de mur entier.

« Vous arrivez trop tard, gloussa la première entité.

— Qui êtes-vous ? Qu'est-il arrivé à Hild ? leur demanda Elma, les sourcils froncés.

— Nous sommes les dieux que tu pries, mortelle. Quant à ton amie, elle n'est plus ici.

— Je ne prie aucun dieu. Dites-moi où est l'aimée de mon frère et quittez cet endroit sur le champ !

— Je devrais sans doute me courroucer de tes paroles blasphématoires. Cela dit, je vais te révéler mon nom. Je suis Freyia et, jusqu'au plus haut du ciel, on chante mes louanges. »

La Vane sourit de toutes ses dents. De son sceptre, elle projeta des éclairs blancs qui pénétrèrent la princesse en une multitude de dards.

Pour venir en aide à Elma, Gitz se précipita sur la déesse mais une lame aux lignes sophistiquées lui traversa l'abdomen en un bruit mouillé. Une main gantée de métal glissa dans son dos et le pressa contre son bourreau.

Derrière son masque, Grimnir ricanait. Dans l'espoir de se nourrir de la peur et de la souffrance qui s'y terraient, ses yeux dépourvus de pupilles sondaient ceux de sa proie. Il desserra son étreinte, retira la pointe de son arme de la blessure béante, puis regarda le nixe s'écrouler lamentablement sur le sol.

Ton apparence ne me trompe pas. Tu es le misérable suivant du iotun. J'ai d'abord cru qu'il avait été tué sur le champ de bataille, je le sens maintenant qui approche. Pour savoir qui il est, j'absorberai ton âme et me désaltérerai de tes souvenirs.

Gitz entendait la voix caverneuse du monstre résonner dans sa tête. Sans qu'il puisse faire quoi que ce soit pour l'en empêcher, il vit son âme s'échapper de son corps. Au-dessus de lui, son agresseur avait levé le bas de son masque et découvert une bouche balafrée, la chair à vif.

« Avale-le et partons, lança Freyia, lassée de jouer avec l'humaine qui avait osé la défier. J'ai hâte de toucher mon collier. »

Toute à la joie de sa gloire prochaine, la déesse rejoignit la grande tâche d'ombre et y disparut. Grimnir ne la suivit pas immédiatement. Il connaissait enfin la vérité. Dissoute dans le grand vide de son être, l'âme du nixe lui avait révélé tous ses secrets. Ce que le démon venait de découvrir était si incroyable qu'il parvenait à peine à réaliser ce que cela impliquait. Son émoi était si grand que son cœur desséché cognait contre sa poitrine recouverte de métal.

Enfin ! Il savait tout ! Il connaissait le nom de son ennemi.

« Valgard... lâcha-t-il dans un rire froid et tordu. Fils de Hel et de Dag. Champion des damnés. Oh, mon ami, toi et moi allons accomplir de grandes choses. Tu n'as pas idée... »

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