Chapitre 12.1

6 minutes de lecture

Le sol était couvert d'un humus imbibé d'eau. La terre, en cet endroit du pays, n'avait pas encore absorbé toute la pluie qui s'était déversée du ciel.

Depuis de longues minutes, Valgard guettait la venue de la créature. La fatigue se faisait sentir. Tapi derrière des fourrés idéalement placés, il ressentait le feu des premières crampes. Le jour n'allait pas tarder à se lever et aucun sanglier géant n'avait fait son apparition sur la rive. Le fils de Hel suspectait les Nornes de s'être moquées de lui.

Soudain, sur la garde de Bloddrekk, l'un des yeux de serpent s'ouvrit. L'image d'un buisson qu'un mouvement agitait s'imprima dans l'esprit du héros. Silencieusement, ce dernier s'enfonça dans la végétation et pénétra le bois à la lisière duquel était demeuré Skinfaxi. Des bruits de pas et de sabots se firent entendre. Deux formes apparurent. La lame maudite glissa lentement hors de son fourreau. Une seconde plus tard, elle retrouvait l'obscurité de son étui. C'était une fausse alerte.

« Valgard ! Tu m'as fait peur ! laissa échapper Elma, le cœur battant.

Le guerrier la regarda avec surprise.

— Pourquoi m'as-tu suivi ? Comment se fait-il que je n'aie pas remarqué ta présence plus tôt ?

— C'est Gudlaug qui m'a dit où tu étais. Dans ses visions, elle a reconnu la rivière Grad. Elle a eu du mal à te repérer car, d'après elle, tu as « tendance à te fondre dans le Wyrd ». Mais c'est moi qui devrais plutôt te poser des questions ! Que fais-tu là, à cette heure ? Ne me dis pas que tu comptais t'enfuir !

— J'ai fait une rencontre pour le moins étrange et j'ai réussi à obtenir une information. Hildisvini, le sanglier de Freyia, s’abreuve à la rivière Grad lors des nuits de pleine lune. Cette bête pourrait m'emmener en Asgard si je sais m'y prendre.

— Si nous savons nous y prendre !

— Nous ? Tu plaisantes ? C'est trop risqué ! Tu as un peuple à protéger, désormais.

— C’est hors de question, n'espère pas me voir repartir ! Et puis le soleil va se lever. Je n'aurai pas le temps de retourner au château avant que les morts ne se réveillent. »

Une fois que les premiers rayons du soleil balayeraient l'étendue de la plaine qui jouxtait les murailles, les guerriers tombés au combat se relèveraient pour une troisième bataille. À coup sûr, Elma rencontrerait sur son chemin les cadavres ressuscités de son frère et de leur vieil ennemi. Si les zombies ne s'étaient pas montrés agressifs à l'encontre des vivants, mieux valait éviter de passer auprès d'eux. À contre-cœur, Valgard accepta de garder la jeune femme à ses côtés. Cela ne l'arrangeait pas : sa mission était déjà suffisamment délicate sans qu'il ait à chaperonner une mortelle.

« Tu vas guetter avec moi. Mais je t'interdis formellement de te mettre à découvert.

— Pourquoi ? Tu as dit qu'un sanglier devait venir et pourtant je ne vois rien. »

Le sol se mit à trembler. Un bruit de respiration retentit par saccades, et une odeur de fer froid se répandit dans l'atmosphère. Valgard appliqua la paume de sa main gauche contre la bouche terrifiée de son amie. Cette fois, le gigantesque Hildisvini s’avançait.

Il devait mesurer dans les dix ou douze mètres de long. Sa chair était constituée de plaques d'or, retenues entre elles par de gros boulons d'argent gravés d'un seul sigil, blason de la fille de Niord. Sur sa hure, des grès d'ivoire rencontraient des défenses plus longues, qui s'élevaient vers les cieux comme les piques acérées de lances magiques. Son groin brillait de mille feux sous les faisceaux de la lune mourante. Ses petits yeux ponceau ressemblaient à des cœurs humains qui palpitaient, gorgés de sang chaud. Enfin, ses oreilles pointues, papillonnantes, rappelaient les ailes hyalines d'une libellule. Lentement, il s'approcha de la rive. Sa langue rose lapa la surface de l'eau. Un profond soupir s'échappa ensuite de son énorme charpente de métal. Ses paupières se fermèrent doucement. Goûter le sang clair de Midgard lui permettait sans doute de se remémorer les souvenirs fugaces de sa vie passée.

« Que vas-tu faire ? demanda Elma.

— Je n'en sais trop rien, avoua le champion. J'imagine que je vais d'abord essayer d'établir un contact. Si cela échoue, j'improviserai.

— Je ne resterai pas sans rien faire !

— Ne me force pas à t'assommer, s'il te plaît. Reste ici. À la nuit tombée, remonte sur ton cheval et retourne chez toi. Je t'en prie, ne fais pas l'idiote, Elma. »

La reine, contrariée, ne trouva rien à répondre. Le rouge lui monta aux joues. Elle se contenta de détourner le regard. Alors, Valgard alla retrouver Skinfaxi et l'enfourcha. Seuls, ils seraient plus libres. Seuls, ils pourraient sans hésiter pousser la créature dans ses derniers retranchements si elle refusait de coopérer. Scénario fort probable, du reste.

« Vénérable seigneur sanglier ! cria-t-il, désireux d'annoncer sa présence. Toi dont les pieds peuvent fouler les sept couleurs du légendaire Bifrost, donne-moi une chance de te soumettre ma requête ! »

Un grognement résonna à travers la vallée. Le boutoir de l'animal se dirigea vers Valgard et deux narines ruisselantes d'eau crachèrent un gros nuage de vapeur. Les pinces, au bout de ses pattes, grattèrent la terre qui tomba par paquets dans le courant de la rivière. Sa gueule libéra des dents tranchantes, pareilles à des rasoirs. Le monstre chargea. Skinfaxi poussa sur ses jambes et se montra si véloce que le verrat perdit presque sa trace. De colère, la créature gronda. La puissance de son önd fit fléchir le tronc des arbres. Au deuxième assaut, l'étalon manqua être percuté de plein fouet.

« Calme, calme ! Hildisvini aux soies d'or, je ne suis pas ton ennemi ! Mène-moi à Freyia et je ne t'ennuierai plus, je t'en fais la promesse ! »

En dépit de ces paroles amicales, la fureur du sanglier ne s'apaisa pas. Une troisième fois, il se rua sur le fils de Hel qui se vit contraint de dégainer Bloddrekk. Mais une voix l'apostropha soudain avec force noms d'oiseaux. La créature pila et ses membres charnus labourèrent le sol :

« Hé, porc plein de gras ! Pourquoi ne pas t'attaquer à quelqu'un de ta taille, hein ? Une reine, ça te dirait ? »

Montée sur Lukka, sa fidèle jument aubère, Elma avait quitté sa cachette. Par courage, par folie ou peut-être simplement pour offrir à Valgard un peu de répit, elle avait dérogé aux ordres du demi-dieu. Elle aurait été réduite en bouillie par l'animal si une lame rougeoyante ne s'était pas plantée dans l'armure de la bête. Hildisvini souffrait le martyre : à la base de sa queue, Bloddrekk s'était introduite jusqu'à la garde.

D'un geste de la main, le fils de Hel rappela son épée qui se retira toute seule de la plaie pour voler vers son maître. En quelques galops, Skinfaxi rejoignit Lukka. Valgard et Elma chevauchèrent ainsi côte à côte, filant vers le sud.

« Tu es folle ! Je t'avais dit de rester à l'écart !

— Pour te voir mourir sous mes yeux ?

— Je réfléchissais à un plan !

— Et quel est-il, justement ?

— Quitte ton cheval et monte sur le mien ! Fais-moi confiance !

— Pas à cette vitesse ! Si je tombe, je me broie les os !

— Fais-moi confiance, te dis-je ! »

La robe blanche de l'étalon touchait presque celle, brune, de la jument. Malgré sa peur, la rouquine sauta facilement sur le dos de Skinfaxi. Tandis qu'elle ordonnait à Lukka de fuir vite et loin, elle enroula ses bras autour de la taille de Valgard. Aussitôt, le destrier exécuta un violent demi-tour et fonça tête baissée en direction du sanglier qui, souffrant, était resté sur place.

« Tu ne vas pas… ?

— Il y a peu, je t'ai dit qu'il me faudrait peut-être improviser. C'est ce que je fais. »

En les voyant fondre sur lui telle une flèche, Hildisvini se jura de n'en faire qu'une bouchée ; il se lança à leur rencontre, toutes défenses dehors. Valgard se saisit d'un poignard qu'il avait accroché à sa cuisse. Le projectile quitta sa main, suivit une trajectoire en croissant de lune et alla se planter dans l'œil gauche de la bête. À demi-aveugle, le verrat continua à courir. Bientôt, il fut si proche que son haleine fétide, acide, manqua liquéfier les bijoux attachés au cou et aux poignets de la princesse. Ce fut à cet instant que Valgard somma son cheval de sauter dans la gueule grande ouverte du monstre.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Erène ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0