Chapitre 13.2

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Une fois de plus, je devrais être mort. Mais je n’ai pas emprunté votre chemin sans retour, mère, je ne suis qu'endormi. Et si le sommeil m'a pris, je ne rêve pas. C'est autre chose. Je suis invisible. Mes yeux ne me trouvent pas dans cet océan de ténèbres. Je ne vois que vous, assise en larmes sur votre trône de pierre et d'os. À vos pieds, les dalles grises, éclairées par les flambeaux aux murs, renvoient avec peine votre reflet. Je vous sens si triste. Votre masque est tombé. Vous ne me cachez plus rien. Je vois votre visage, coupé en deux, et vos dents qui mordent vos lèvres. Du sang coule sur votre menton. Pour la première fois, je peux observer votre bras droit, maigre et ridé, constellé de crevasses dans lesquelles je peux lire vos blessures. Pourquoi m'apparaître si nue ? Pourquoi vous faire tant de mal ? Vous pleurez, j’en suis cause. Je me tiens devant vous et, entre deux sanglots, vous me parlez :

« Le plus parfait des déguisements peut bien tromper les yeux. Il ne trompera jamais le cœur.»

Je ne comprends pas. L'écho de vos mots me pénètre. Il s'amplifie et manque de faire exploser ma tête. J'entends l'obscurité revenir. Elle galope sans ralentir. Elle court vers moi. Je vois ses naseaux cracher une fumée qui m'aveugle et m'étouffe. Ses sabots me piétinent et me laissent pour mort. Je me relève encore. Dans mes veines, arde la foi des damnés, ces précieuses gouttes d'espoir qu’ils ont placées en moi. Des flocons de neige tombent sur ma peau. Ils sont doux et me donnent quelques frissons. Je scrute l'horizon. Ils sont des milliers, de tous les âges, de toutes les tailles. Ils sont alfes, nains, humains, trolls et géants. Les malheureux ne sont que des formes qui se brouillent, qui crépitent et palpitent. Ils ne sont qu'une gigantesque conscience écorchée, que j‘aspire.

« Tu touches au but, me disent-ils. Ne nous abandonne pas.»

Le sombre destrier revient à la charge. Je peux voir ses yeux rouges, sentir son souffle bouillant sur mon front. En un saut, il s’arque au-dessus de moi. Dans son sillage, se répand un million d'étoiles qui brûlent avant de s'éteindre, saupoudrant les cieux de cendres noires. Une lumière déchire l'obscurité et vient me frapper de plein fouet. La maigre clarté qu'elle fait naître révèle le lieu où je me trouve : je baigne dans une mer de serpents dont les écailles se frottent les unes contre les autres. Ils sifflent une musique que je ne peux oublier. Ce sont eux : les charognards de Niflheim ! Des haut-le-cœur me prennent. Je ne suis pas prêt à les rencontrer de nouveau. Mon pouls s'accélère. Je suis transi de peur. Je voudrais saisir Bloddrekk, à ma ceinture, mais je ne peux toujours pas me voir. Mon corps n'est pas là. Je ne suis qu'une âme sans enveloppe charnelle. Je secoue la tête, je hurle. Personne n’accourt. Seul un énorme crâne plat jaillit de cet océan de créatures grouillantes. C'est le sinistre Nidhogg. Il rit aux éclats.

« Où crois-tu être allé ? me demande-t-il, de sa voix vibrante. Ta chute dans Hvergelmir, ton entraînement, ton voyage en Midgard, tout cela n'était qu'un rêve. En vérité, tu ne nous as pas quittés. »

Je refuse de le croire ! Si je suis endormi, rien de ce que je vois n'est réel. Je dois réussir à m'en convaincre. J'essaie de me concentrer, de ne plus penser à ces bêtes longues et froides qui glissent sur moi. Je fais le vide en mon esprit. Heureux, je retrouve le cheval noir. Cette fois, il n'est pas seul. Un cavalier le monte. Son masque me rappelle les paroles énigmatiques des Nornes. Son nom est Grimnir, c'est un évadé. Même si je me sais à la merci du moindre de ses gestes, je n'ai pas peur. J'ai la curieuse impression de me retrouver devant un miroir qui me renvoie ma propre image. Je réalise que j'ai retrouvé mon corps de chair. Dans ma main, mon épée réclame le sang de mon ennemi. Je ne cherche plus à lutter contre sa voix. Je la laisse prendre possession de mon âme et, soudain, je deviens ma propre mère, les damnés, l'affreux Nidhogg et ses serpents dégénérés. Je deviens le passé, le présent, le futur, ce qui n'a pas eu lieu et ce qui n'adviendra jamais. Je me fonds dans le Grande Toile, qui, en retour, se dissout en moi. Nous ne formons plus qu'un seul point à travers le Grand Vide. Grimnir m'invite à le rejoindre. Je m'élance vers lui. Nos lames s'entrechoquent. Je me sens libre.

Valgard ouvrit les yeux. Il réalisa qu'il ne se trouvait plus au même endroit. Certes, tout portait à croire qu'il était toujours à Folkvang, mais le petit couloir dans lequel il s'était évanoui avait laissé la place à une vaste salle où d'impressionnantes statues de pierre s'élevaient si haut que l'on n’en pouvait voir le sommet. Derrière elles, deux grandes arches fermées par des portes de fer vibraient à la manière de tambours. Sur le sol, des plaques d'albâtre, pareilles à des têtes de dragons, paraissaient luire d'une armée d'étoiles miroitantes. Sur près de vingt mètres, elles formaient un épais tapis de pierre blanche sur lequel venait se refléter la silhouette gracieuse des sculptures immenses. Plus loin, un majestueux escalier à sept arrêtes permettait de gagner un dais rectangulaire. Comment ne pas reconnaître la mythique Sessrumnir, salle sacrée où étaient reçus avec les honneurs les élus de Vanadis ?

Au milieu du décor ivoire d'une futaie de colonnes ouvragées, d'un arsenal de braseros et de brûle-parfums, s'élevait un trône d'or et de diamants où une femme, vêtue d'une gracieuse robe jaune, rayonnait d'une irréelle beauté. Freyia était l’incarnation féminine de la perfection et de la splendeur.

Auprès d’elle, se trouvait la petite fille à la sarbacane, qui, en guise de provocation, tirait la langue au demi-dieu. Sans doute était-ce l'enfant de la déesse. Dans sa main droite, elle tenait fermement un vieux livre à la couverture de cuir.

Dans sa main gauche, tintinnabulait une chaîne reliée au cou d'une créature au teint bleu et à l'accoutrement ridicule. Cette pauvre chose, misérable de pied en cap, n'était autre que Gitz, naturellement.

Derrière le siège divin, il y avait enfin le mystérieux Grimnir qui, les bras croisés contre la poitrine, s'était adossé à une colonne. Ses yeux laiteux, dépourvus de pupilles, restaient fixés sur son rival en devenir. Froid, silencieux et menaçant, il semblait attendre que la maîtresse des lieux prenne la parole.

« Enfin, tu te réveilles, lança justement celle-ci. C'est donc toi, le fou qui a osé pénétrer mon palais. Je mentirais si je ne t'avouais à quel point je suis impressionnée. Bien des fouineurs ont essayé d’entrer à Asgard, aucun n'est parvenu à passer les portes d'une halle céleste. Tu dois être extrêmement habile pour avoir réussi là où tant d'autres ont pitoyablement échoué. »

Le champion des damnés la dévisagea longuement, l'air fier. Le charme de la Vane était inefficace face au guerrier à la chevelure de neige. Le cœur de Valgard n'était pas de ceux que l'on pouvait asservir d'un seul regard.

« Rends-moi tes prisonniers et je te laisserai la vie sauve, rétorqua-t-il calmement.

Freyia éclata d'un rire sonore :

— Garde donc tes menaces pour les pauvres fous que tu croiseras dans le neuvième monde ! Faut-il te rappeler dans quelle situation délicate tu te trouves ? Tu es pris au piège dans l'un des plus grands châteaux d'Asgard, sans arme et dans l'incapacité de te servir de tes bras. Tes aptitudes de iotun te rendent peut-être plus dangereux qu'un humain mais elles ne seront pas suffisantes, cette fois. Tu es à ma merci. »

On avait débarrassé Valgard d'une grande partie de ses vêtements. Habillé d'un seul pantalon, de son médaillon de bronze et de sa paire de bottes de peau, il luttait pour briser le lien qui retenait ses poignets attachés dans son dos. Sans succès. Malgré les pouvoirs du fils de Hel, la corde tenait bon.

« À vrai dire, reprit-elle, je me demande pourquoi je n'ai pas senti ta présence dans le camp de feu Hedin. Je ne me l'explique pas mais tu m'es demeuré invisible jusqu'à ce que Grimnir vienne m'annoncer que toi et ton amie vous étiez infiltrés à l'intérieur de mon palais. Je jurerais qu'une force supérieure à la mienne me masque en permanence ton önd.

— Tu as beau me voir, tu ne peux comprendre qui je suis réellement, rétorqua le héros. Cela provoquera ta perte si tu t'entêtes à me barrer la route !

Posant les doigts de sa main droite sur son décolleté, la déesse mima l'effroi.

— Oh, je tremble ! se moqua-t-elle, après quoi elle adopta une mine froide avant de poursuivre : quel que soit le danger que tu représentes, je vais y mettre un terme, crois-moi. Je pourrais te foudroyer sur le champ, te transformer en un tas de chair sanguinolent ou te vaporiser séance tenante. Toutefois, ma fille chérie tient à te voir endurer mille morts. De la sorte, tu paieras pour le meurtre de mon brave Hildisvini. Tu dis que je te méjuge ? Tu tombes dans les mêmes travers. Ne sous-estime pas la colère d'une déesse ! Je vais te voir mourir et je vais y prendre du plaisir. Une fois débarrassée de toi, je pourrai savourer ma victoire sur Odin et le retour de mon collier. »

Le nom du Père des dieux avait été prononcé. Il fallait que Valgard en sache davantage.

« De quoi parles-tu ? En quoi Odin est-il lié à la bataille des hiadningar ?

— En rien. La guerre que se livrent en ce moment Hedin et Hogni n'est que le fruit de ma volonté ! C'est moi qui les ai dressés l'un contre l'autre ! C'est moi qui ai exacerbé la haine qu'ils se vouaient ! C'est mon œuvre, et celle de personne d'autre !

— Pourquoi ? Pourquoi avoir emprisonné leur âme à l'intérieur de leur corps pourrissant ? Qu'aviez-vous à y gagner, vous, les dieux ? Les meilleurs des combattants mortels ne viennent-ils pas grossir les rangs de vos armées ? Pourquoi vous priver de ceux-ci ? »

La brusquerie de ces questions laissa la fille de Niord interdite, l'espace d'un instant. Puis, amusée, elle se dit que la mise à mort de ce gêneur n'avait rien de pressant. Cet importun était curieux, soit, mais la curiosité avait d'ordinaire les bonnes grâces de Vanadis. Enfin, son narcissisme la poussait à parler d'elle. Et un condamné à la peine capitale, parce qu'il chercherait toujours à prolonger ses derniers instants, pouvait constituer un excellent auditoire.

« J'imagine que là d'où tu viens, commença la Vane, tes semblables t'ont parlé de cette prophétie qui révéla à Odin que la progéniture de Loki, son frère de cœur, mettrait fin au règne des asgardiens… »

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