Chapitre 15.2

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Épuisé, Valgard frôla la dépouille livide de Freyia. Le teint de la belle déesse avait viré au bleu, sa bouche sensuelle s'était parée de mauve. Tandis que ses magnifiques boucles blondes s’étaient agglutinées les unes aux autres en de grosses mèches trempées de sang, des meurtrissures dessinaient des cernes de couleur parme sous ses longs cils bruns. Sa robe de lin, cousue de fils d'or, avait abandonné son éclat lustré pour se moucheter de virgules rouges et noires.

Le fils de Hel se précipita vers Elma, toujours inconsciente. Avec délicatesse, il la souleva. Elle avait l'air plongée dans un songe dont les tableaux ne la ménageaient pas. Des larmes séchées avaient marqué ses joues pâles. Des acteurs de cette représentation sordide, elle était sûrement celle qui avait le plus souffert. La mort n'était pas venue la prendre ; si elle survivait à l'effondrement de Folkvang, il lui faudrait se reconstruire sans sombrer dans la peine, loin des êtres chers qui lui avaient été si injustement arrachés.

Gitz ne tarda pas à les rejoindre. Inquiet, il toupina dans l'espoir de trouver une issue. La porte principale était obstruée par les débris d'une statue à l'effigie de Mardoll ; les tunnels par lesquels avaient jailli les chats ailés s'étaient affaissés sous leur propre poids ; les trois compagnons étaient condamnés.

« Je crois que nos chemins se séparent ici », dit Grimnir, sorti de son silence.

Sa tête s'inclina de quarante-cinq degrés pendant qu'il plongeait ses yeux sans vie dans ceux du fils de Hel.

«Il me faut te fausser compagnie, reprit-il. À compter de cet instant, rien ne sera plus pareil. Désormais, ton existence n'est plus un secret pour personne. Les neuf mondes vont résonner de l'écho de tes exploits. Tu t'es dressé contre les dieux, ils seront nombreux à vouloir t'abattre. Tu devras rester sur tes gardes et ne relâcher ton attention sous aucun prétexte. Mais rappelle-toi surtout que de tous les périls qui te guettent, je serai toujours le plus grand. Toi et moi sommes liés, Valgard. C'est Orlög, le grand Créateur, qui a choisi de nous mettre en compétition. Et c'est un défi que je me ferai une joie de relever... »

À l'aide de Hungrad, il invoqua une masse d'ombre ondoyante qui paraissait lutter pour conserver un semblant de forme cohérente. L'obscure tâche mouvante s'étendit sous ses pieds, lui avala les jambes, la taille, le tronc enfin.

Le masque de l'assassin disparu dans le sol, le demi-dieu et ses deux amis se retrouvèrent seuls au cœur de cet édifice de pierre qui prenait des allures de château de cartes. Les dalles se soulevaient. Leur collision, les unes contre les autres, faisaient pleuvoir dans l'air une pluie de cailloux tranchants.

« Si tu as une idée, Valgard, ne te gêne pas ! » cria Gitz qui peinait à garder l'équilibre.

Le héros ne répondit pas. À l’évidence, il ne voyait pas non plus comment s'échapper. Ses étonnants pouvoirs ne lui étaient d'aucun secours dans cette épineuse situation. À lui, il n'était pas possible de se s'évaporer comme un mirage...

Soudain, le nixe eut un trait de génie. Prenant son courage à deux mains, il courut jusqu'au grimoire qu’une crevasse menaçait d’engloutir. Il s’en saisit in extremis et lança en hâte :

« Hinrik ! Il faut que tu nous sortes de là ! »

Le visage doré jaillit de la vieille couverture. Le rituel l'exigeait : il n'apparaissait que lorsqu'on l'appelait par son nom.

« Merci, s'écria le livre de sa voix chargée d'emphase. J'ai cru que j'allais finir au fond de l'un de ces horribles précipices. Je te dois une fière chandelle, ami des bois.

— Dans ce cas, c'est l'heure de me rendre la pareille ! Sors-nous d'ici, et sur le champ !

— Voyons, c'est impossible. Ma magie dépend de celle de mon maître. Plus celui-ci est puissant, plus je le suis aussi. Hnoss partie, je crains de me trouver dans l'incapacité totale d'user de sortilèges.

Voilà qui était fâcheux. Les méninges en ébullition, Gitz chercha une solution. Une petite lueur d'espoir vint alors aviver ses grosses prunelles humides.

— Que faut-il faire pour devenir ton maître ?

— Oh, c'est ma foi fort simple : il suffit d'en formuler le désir.

— Dans ce cas, je te commande de m'obéir !

Hinrik réfléchit longuement. Il ignorait à quel point le temps qu'il perdait pouvait être précieux.

— Hum, soit, finit-il par convenir. Rien ne m'interdit de prendre pour chef une autre créature magique. C'est entendu, je suis prêt à te servir. Tu verras, je suis extrêmement utile !

— Parfait ! Mais trêve de bavardages ! Je t'ordonne de nous conduire tous les quatre loin de cet endroit maudit ! Et que ça ne traîne pas ! »

Pour se préparer aux effets désagréables du sort, Gitz ferma les yeux et fronça les sourcils. Néanmoins, rien ne se passa. Lorsqu'il ouvrit les paupières, il était toujours enfermé dans la grande salle du trône de Freyia.

« Quoi, encore ? voulut-il savoir, mécontent.

— Il y a un léger problème, répondit Hinrik d'un ton très calme. En vérité, je dirais qu'il y en a deux. Le premier, c'est qu'en dépit de ton ascendance magique, ton önd est trop insuffisant pour me permettre de téléporter quatre corps simultanément. Le second, c'est que mes pouvoirs obéissent à des règles très strictes : le produit de mes formules ne peut affecter ni mon utilisateur ni ma personne.

— Quoi ? Qu'est-ce que ça signifie ?

— Ce que je veux dire, c'est que je ne peux sauver que l'Ase dissident et l'humaine. Ni toi ni moi ne pourrons partir. » 

Pour le petit être bleu, cette affreuse nouvelle eut l'effet d'un tison brûlant, qui marqua sa chair de l'empreinte du désespoir. Même s'il ne pouvait mourir, qu'allait-il devenir, enfermé dans les décombres de cette prison ? Était-ce la fin que la Grande Toile du Destin lui avait réservée, à lui qui n'y avait pourtant jamais fait de vagues ? Bien qu'il s'agisse d'un obscur dénouement pour ces folles aventures, la tristesse déserta vite son cœur, remplacée par un intense sentiment de fierté : Valgard et Elma auraient la vie sauve. Son sacrifice vaudrait le plus long des discours pour la fille de Hiarrandl. Existait-il plus beau geste d'amour ?

« Tu entends, Valgard ? dit-il, se retournant vers le demi-dieu. Je crains que notre association ne doive prendre fin. C'est fou ce que le temps passe vite, n'est-ce pas ? J'ai appris plus lors de notre petite équipée que pendant un siècle passé dans mon vieux marais. Toi et Elma m'avez enseigné le sens véritable des mots "amitié", "bravoure" et "sincérité". Quelles que soient les épreuves qui m'attendent, pour sûr, elles ne sauront vous chasser de ma mémoire !

Le fils de Hel frémit du ton décidé et mélancolique de son petit compagnon.

— Ne dis pas de bêtises ! lui cria-t-il. Il doit y avoir une autre solution !

— Tu sais qu'il n'y en a pas. Je vais rester ici avec Hinrik. Prends soin d'Elma… Et si un jour tu rencontres le Maître-Esprit de ma forêt, dis-lui de confier ma mare à un autre nixe. Je doute de pouvoir la regagner un jour. »

Bientôt, le vacarme créé par les éboulements et les multiples secousses se fit si puissant qu'il rendit impossible toute conversation. En vérité, Folkvang n'était pas le seul à s'écrouler : le grand et infrangible Asgard, à l'endroit exact où se situait le palais mourant, se décomposait à vue d'œil. De mémoire de divinité, on n'avait jamais été témoin d’une chose pareille ; les seigneurs Ases présents dans le huitième monde accoururent au dehors afin de voir de leurs yeux cette halle céleste que l'on arrachait aux leurs. Rapidement, ce qui constituait le domaine de leur pair se sépara du colossal disque de pierre en suspension pour se désagréger dans sa dangereuse chute vers Midgard. Dans le ventre affamé de la mer, perdus au milieu d'un orage de pierres, de roc, de terre et de végétation, disparurent les milliers de beaux champions choisis par Freyia pour se protéger lors du Ragnarok. C'était comme si, d'un large coup de gomme, on avait effacé des millénaires d'histoire, laissant ainsi apparaître le blanc du papier qui servirait à coucher les grandes lignes d'une toute nouvelle époque.

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