Épilogue

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À la faveur de la nuit, une pluie épaisse tombait des nuages entourant Alfaheim. Les lourdes gouttes, pareilles à de minuscules couteaux, éclataient leur lame entre les pierres, inondaient les étendues d'herbe et transformaient les petites allées des jardins d'Asgard en rapides ruisseaux. Si des éclairs zébraient l'immensité de la voûte céleste, aucun coup de tonnerre, en revanche, ne frappait le gigantesque et invisible gong de la foudre. Personne n'ignorait qu'assis sur son trône magique, dans la plus haute tour de Valaskialf, l'irascible Odin était entré dans une vibrante colère ; devant le courroux du Père des dieux, même les éléments s'inclinaient.

Dans le palais, les serviteurs avaient reçu l'ordre d'éteindre les torches et de se terrer dans les caves. Les rares imprudents à avoir transgressé les ordres avaient été changés en rats ou en cafards : la simple vue de leur enveloppe spectrale insultait leur maître vénéré. Cela faisait des lunes que le borgne ne tolérait plus que la présence de ses semblables. Dans ses quartiers, se succédaient, terrifiés, les autres Ases. Les uns après les autres, ils sortaient de la salle d'audience en plaignant le iotun qui avait arraché au huitième monde l'une de ses somptueuses halles divines. De mémoire d'asgardien, on n'avait encore jamais vu le fils de Bor dans un tel état. Sa contre-attaque serait sans appel, son châtiment exemplaire.

Depuis les lucarnes, des rais de lumière pâle s'enfonçaient dans la cage de ténèbres qu'Odin avait choisie pour retraite. Avec grâce, ils détouraient le visage sévère du seigneur des lieux. Des fragments de clarté empoignaient des masses d'ombre en une bataille désespérée, et dépeçaient les silhouettes furtives qui croisaient leur chaotique parcours comme on arrache la peau meurtrie d'un gibier mort.

Bien qu'ils n'aient rien à se reprocher, les deux corbeaux n'osaient ni lever la tête ni soutenir le regard de leur roi. De peur de voir leurs tripes fondre, ils se faisaient violence pour masquer les tremblements de leurs membres inquiets. Les plumes noires, sur leur chair calleuse, peinaient à retenir les perles de sueur qui leur frigorifiaient les os. Même les arcades familières des voûtes du plafond ainsi que les flammes crépitantes qui s'échappaient du grand brasero disposé devant eux oppressaient les deux volatiles. Pour la première fois de leur existence, les oiseaux en vinrent à regretter de servir sous la bannière d'Odin. Si leur chef continuait à s'enfermer dans cette prison de fureur, nul doute qu'il leur ferait subir un sort affreux.

« Folkvang, disparu… Freyia, morte… répétait le dieu, les dents serrées. Asgard, blessé… Mon autorité, contestée… »

Les sourcils froncés, il faisait claquer sa langue à l'intérieur de ses mâchoires carrées. Ses mains puissantes agrippaient les accotoirs de son siège tandis qu'une grosse veine lui barrait le front. Sur ses genoux, majestueuse et irrésistible, la légendaire Gungnir bouillait d'une hargne silencieuse. À ses pieds, deux loups au pelage gris cendre et à l'allure inquiétante étaient couchés tranquillement.

« Et lui, toujours en liberté, à arpenter la terre que j'ai créée. Il faut que je lui coupe les ailes. Il ne doit plus poser un pied ici… Cependant, son épée le rend trop dangereux. Qui sait ce qu'il pourrait nous faire s'il croisait à nouveau notre route ? Et il n'est pas seul… Grimnir n'a pas reparu… »

En entendant le nom du Dévoreur, Hugin et Munin se courbèrent davantage, si bien que leur bec de charbon toucha le parterre de dalles glacées. Plus que le mystérieux champion des damnés, meurtrier de Vanadis, c'était l'évocation du sinistre monstre masqué qui les saisissait d'effroi. Si cet indomptable tueur avait choisi de déserter Asgard, cela ne laissait présager rien de bon. Mieux valait compter ce genre de bête parmi ses alliés plutôt que parmi ses ennemis.

« En dépit des apparences, Grimnir n'est pas fou, reprit Odin. Il sait qu'il a besoin de nous pour survivre. La véritable menace vient du fils de Hel. Il faut se débarrasser de lui, écarter d'un revers de la main la lame qu'il brandit au-dessus de nos têtes. »

Le Père des dieux changea soudain d'expression. Ses traits durs se détendirent, et, d'une simple pensée, il fit se rallumer les flambeaux accrochés aux murs. Un sourire s'esquissa sur ses lèvres humectées par le vin.

« Il faut agir avec prudence, ou nous rendrons gorge, nous aussi. L'attaquer de front est inutile. Il n'y a qu'en se jouant de lui que nous pourrons l'atteindre... Lui faire perdre ses repères pour mieux diminuer sa vigilance, puis lui porter un coup fatal. Oui, je sais à qui m'adresser, maintenant… »

Au dehors, un vent glacial se mit à souffler. Comme frappée d'horreur, les gouttes de pluie retournèrent se loger dans les cotonneuses nuées de vapeur qui leur avait donné naissance. À leur place, apparut une fine pellicule de givre, recouvrant la moindre parcelle de matière. Les fleurs moururent et la sève des arbres se figea. Les jardins du huitième monde se transformèrent en cimetière. Dans leurs lumineuses demeures, les Ases comprirent alors que l'heure de la vengeance avait sonné. Odin venait d'avoir une idée ; le roulement de sa voix ardente se répercuta dans l'éther :

« Eux seuls pourront s'occuper de son cas. De tous mes guerriers, ce sont les plus implacables et les plus audacieux. Rien ne peut leur résister. Allez, oiseaux de malheur, convoquez immédiatement mes fidèles berserkir ! »

À ces mots, les serviteurs revêtirent leur forme animale et s'envolèrent. Douze assassins se réuniraient bientôt pour affronter le plus grand péril que l'empire ase ait jamais connu au cours de ses deux cent quarante siècles d'existence. Sous son tapis de neige blanche, la terre frissonnait. Les battements de son cœur s'espaçaient ; ce n'était plus qu'une question de jours avant qu'ils ne se figent pour de bon, qu'ils laissent la place au tout dernier hiver. Épuisés, les neuf mondes savaient leur heure venue. Ils vivaient là leurs dernières chroniques.

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