Les Fantômes du Quotidien

2 minutes de lecture

Il y a des époques qu’on ne regrette pas trop, mais qu’on se surprend à évoquer avec une tendresse inattendue. Ces moments suspendus où tout semblait fonctionner de manière différente, où le temps avait une autre texture, une autre densité. Avant, justement. Avant que tout s’accélère, se digitalise, se dématérialise jusqu’à l’abstraction.

Je me souviens du Minitel trônant dans l’entrée, ce terminal gris-beige aux touches molles, au clavier AZERTY qui claquait sous les doigts. On composait le 3615, on attendait la connexion avec une patience qui nous semblerait aujourd’hui insupportable. Les caractères s’affichaient ligne par ligne, à un rythme lent, comme si l’information elle-même prenait le temps de voyager. C’était démodé avant même son apparition, cette technologie française qui refusait obstinément de céder la place à Internet. Mais quelle fierté nationale, tout de même, d’avoir inventé notre propre réseau télématique ! On consultait l’annuaire, on réservait des billets de train, on échangeait des messages avec des inconnus sur les messageries roses, dont tout le monde parlait à voix basse. Le Minitel incarnait un entre-deux technologique, ni tout à fait moderne, ni entièrement obsolète, une transition qui s’éternisait avec une majesté très française.

Et puis il y avait la disquette, cette relique rectangulaire qu’on glissait dans le lecteur avec un geste précautionneux. 1,44 Mo de mémoire ! Une misère qui nous semblait pourtant amplement suffisante. On y stockait nos premiers documents Word, nos parties de Prince of Persia sauvegardées, nos photos numérisées grain par grain. Chaque disquette était précieuse, étiquetée au feutre indélébile, rangée dans des boîtes en plastique translucide. Elles se corrompaient sans prévenir, ces gardiennes fragiles de nos données. Un grain de poussière, un champ magnétique trop proche, et tout disparaissait. On apprenait la précarité numérique, la nécessité des copies de sauvegarde, l’art de ne pas trop s’attacher.

Dans le salon, le tourne-disque occupait une place d’honneur. Pas un objet vintage consciemment choisi pour son esthétique rétro, non : c’était simplement l’appareil qu’on utilisait, celui qu’on avait toujours connu. On posait le vinyle avec délicatesse, on soufflait sur l’aiguille, on ajustait le bras. Le crépitement initial, ces imperfections sonores qu’aucun fichier MP3 ne reproduirait jamais, faisait partie intégrante de l’expérience musicale. La musique avait un corps, un poids, une matérialité. Les pochettes étaient des œuvres d’art qu’on étudiait pendant l’écoute, lisant et relisant les paroles, scrutant chaque détail visuel. Écouter un album était un acte complet, un engagement temporel. On ne zappait pas d’une chanson à l’autre. On laissait l’œuvre se déployer dans l’ordre voulu par l’artiste.

Aujourd’hui, on prétend parfois que c’était mieux avant. Ce n’est pas tout à fait ça. C’était différent. Plus lent, plus limité aussi. Mais peut-être plus incarné, plus tactile, plus patient. On attendait davantage, on savourait peut-être mieux. Chaque innovation était une conquête, chaque nouvelle technologie une révolution domestique.

Ces objets disparus ne reviendront pas, sauf comme curiosités muséales ou modes passagères. Mais ils ont façonné notre rapport au temps, à l’attente, à la matérialité de l’information. Ils nous ont appris qu’avant le tout-numérique, il y avait déjà une forme de magie technologique, plus artisanale, plus fragile, mais non moins fascinante.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Claire Béatrice Montfort ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0