1.4) Volodia

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Je poussai un carton de la réserve pour m’en servir de chaise et pris place face au fant'eaume qui roulait des yeux, la tête posée sur les cuisses. Les fant'eaumes annonçaient les Eaux Célestes donc, pour la confiserie, un chiffre d’affaires certain, mais, aussi loin que remontait ma mémoire, jamais je n’avais entendu parler d’un spectre d’eau qui aurait demandé de l’aide. Moi-même, je me demandai si je n’avais pas commis l’irréparable en accédant à sa supplique. Qu’en serait-il si, par ma faute, la pluie ne tombait pas ?
Le fille d’eau contenue dans mes ballons semblait s’impatienter, quant à moi je jubilais de savoir de quel cadavre elle avait revêtu le cuir. Qu’allais-je pouvoir faire d’elle ? Il était évidemment impensable de la garder à la boutique : sitôt qu’Elin aurait vent de mon exploit, elle ne manquerait pas de nous châtier toutes deux. Bien sûr, il était encore temps de camper les ballons, de la presser pour la forcer à s’écouler de force, mais je ne pouvais sciemment me résoudre à porter atteinte une seconde fois à la même peau.
— Il va bien falloir que je te cache… Si ma collègue te trouve…
Je me creusai les méninges, quand j’aperçus sur l’établi le pistolet à eau qu’on m’avait confisqué tantôt ; alors l’idée la plus sournoisement tordue germa dans mon esprit, et j’entrepris d’ôter le bas de mes froufrous de travail.


Un peu plus tard, le même jour, des clients me trouvèrent l’air maladif parce que, derrière le comptoir, j’étirais compulsivement mon sourire crispé par le besoin d’imploser, des spasmes fourmillants me saccadaient les mains quand je pesais les gros sacs de bonbons des accrocs aux gueules gangrenées de caries, aux rictus plombés. Alors qu’Elin me dévisageait d’un air accusateur, je rêvassais, paisible, à la poche d’eau brûlante qui flottait dans mon bas-ventre, à l’abri des regards.
— T’es toute rouge, Voli-chou, me gronda ma collègue. T’as pas fait de connerie, j’espère ?
Et moi de protester niaisement :
— Mais non, enfin. Ce sont les frites acidulées, là, ça me flanque toujours la migraine.
En vérité, des mouches à miel papillonnaient, me butinaient les entrailles. Je me demandais ce que le fant'eaume voyait là-dedans – si elle voyait, d’ailleurs – et rougissais seulement d’y prendre tant de plaisir.


Les semaines qui suivirent, le fant'eaume se plia sans broncher à mes exigences. Elle se laissait glisser dans mon bas-ventre au matin et demeurait en moi tandis que je travaillais à la Confiserie. Je n’osais pas lui dire ce que cela me faisait. Le soir, je l’expulsais dans la combinaison de caoutchouc et nous tâchions alors de lui rendre forme humaine.
Je ne sortis qu’à de rares occasions, ces jours-là. Le monde se faisait plus aride dehors, sec et fébrile, comme sur le point de craquer : les météorologues tardaient à annoncer les Eaux Célestes, et les nerfs se raidissaient.
Depuis l’arrière-boutique, nous entendions quotidiennement les affrontements dans la ruelle – l'insatiable lutte de territoire que se livraient les chiens du désert, toujours à se mordre au cou. Chaque jour, le cadavrier faisait tinter notre clochette et déboulait dans la boutique avec son diable grinçant, chargé d’une montagne de corps. Jamais nous n’avions produit tant de ballons. Elin anticipait joyeusement les félicitations de Priss, à son retour : trois petites tapes sur le crâne, « gentil toutou » ; quant à moi, je m’affairais chaque jour à parfaire le réceptacle d’hélium du fant'eaume.
À travers le caoutchouc rose, le fant'eaume ressemblait à une fille de gélatine, et je dois reconnaître que cette idée m’excitait. Les jours passant, elle s’habituait à sa nouvelle enveloppe et commençait à piétiner maladroitement ; moi à ses mots hachés et je décelais progressivement le sens de ses phrases. Jamais nous ne discutions de ce qui se passait la journée, toutefois j’appris deux ou trois choses à son propos : elle s’appelait Sakineh, elle aimait les fleurs et je lui en confectionnai quelques unes en baudruche mais, surtout, elle s’ennuyait profondément, et cette morosité ne semblait pas le fait de son seul état liquide.

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