3.14) Volodia

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Un beau jour, Ourson nous conduisit, Sakineh, gonflée à bloc – c’était un soir, en fait – et moi, au bord du bras d’eau. Les oiseaux l’avaient déserté. Nous étions seuls : trois silhouettes difformes sous les étoiles brisées.

Mon mentor pointa du doigt l’aval du fleuve stagnant et il nous raconta qu’au-delà d’Ekö, par-delà les falaises, et plus loin encore que toutes les cités littorales, se déployait l’estuaire et davantage, une baie. Puis il nous instruisit du Pacte. Celui que les littoraux avaient conclu avec les Sirènes autrefois. Le pacte par lequel tous pouvaient se repaître et encore s’abreuver, même sans les Eaux Célestes.

Après qu’Altruisme, Pitié et Privation eurent dérobé le tapis de la mer, après l’intervention des francs Scaphrandriers, les cinq villes de la côte étaient entrées en guerre, chacune tentant de mettre la main sur les ressources des autres. Leurs populations diminuées et les combattants à bout de forces, les chefs littoraux avaient conclu une trêve. Ensemble, ils avaient réclamé une audience aux Sirènes et, à force d’insister, ils l’avaient obtenue.

— Que leur ont-ils demandé ? interrogeai-je Ourson.

Le doigt toujours pointé vers la lointaine baie, le regard rivé sur l’horizon brumeux, mon mentor esquissa un sourire.

— Les voilà qui arrivent.

Je plissais alors les yeux pour distinguer les silhouettes rampantes qui, dans l’obscurité, fendaient la vase acide. Là, dans les eaux mortelles, des corps gras et flasques se traînaient, gigotants, jusqu’aux rives d’Ekö. Dans le halo lunaire, parurent sitôt sur les remparts, entre les ailes grinçantes des moulins, des rangées de patrouilleurs brandissant leurs arcs d’os aux cordes toutes de muscles et aux lances puissantes sculptées à même les côtes d’une immense créature — d’aucune que je connusse des livres de Mireille ou des fossiles d’Alma.

— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je.

— Des sangsibles. Un fléau envoyé par les Sirènes pour nous abreuver.

Tandis qu’il parlait, une pluie de lances s’abattit sur les énormes limaces, les pointes transpercèrent leur gelée et, alors que les corps mous commençaient à s’évanouir dans le limon, liquifiés, une seconde escouade fit irruption au bord du fleuve, nous bouscula et entama de harponner ces loches gorgées de fluides. Sur les murs, des treuils grinçants tirèrent les sangsibles abattues jusqu’à nous, les bras musculeux des cart’os aidés par la fureur du vent qui battait les moulins. Puis d’autres trainèrent les prises vers les extracteurs qui en tireraient le jus, dans les mêmes cahutes que celle où l’on avait filtré mes humeurs.

— Une autre vague viendra demain, m’annonça Ourson. Puis une autre peut-être, si L’Altruisme s’applique.

— Ceux sont vos Eaux Célestes ? hasardai-je.

— Si on peut dire, marmonna-t-il en scrutant ma compagne ballonnée. Nous autres, sur la Côte, ne payons pas le tribut des fant’eaumes. Jamais nous ne nous entretuons. Mais cette paix-là a un prix. Tu comprends, Indolore ? Les sangsibles qui nous abreuvent pourraient tout aussi bien nous décimer. Cela ne dépend que de nos efforts collectifs.

L’épaule caoutchouteuse de Sakineh se pressa contre la mienne. Le cou gorgé, un typhon dans la gorge sous le noeud qui tremblait, ma belle embullée toisa notre hôte de son visage absent. Et celui-ci d’acquiescer comme s’il avait lu derrière son silence.

— Absolument. Ici, nous n’attendons pas après les Eaux Céleste. Ce que vous faites, toutes les deux, n’a rien de criminel.

— Crime ou pas, ce que je crois, c’est qu’on fait votre affaire.

— Tu as raison, Indolore. Les désespérés qui bouillonnent de passion, ça ne court pas Soltræk. Je ne laisserai pas Néon vous gaspiller. Je ne laisserai pas les nôtres lutter indéfiniment sans l’espoir d’un après. Tu as commis la plus grande hérésie parmi les tiens, traversé le désert, profané la sépulture d’un de vos héros antiques ; tu t’es ouvert le ventre pour prouver ta ferveur. Pas envers nous, j’en ai conscience. Mais tes motivations ne nous intéressent pas. Tout ce qu’il nous faut, c’est ta détermination sans faille. C’est pourquoi nous t’aidons. C’est pourquoi, demain, tu risqueras ta vie avec nous.

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