4.4) Volodia
Cette nuit-là, dans le train, où je me levai en sursaut, prête à riposter à l'attaque d'un gobessoûl, je ne trouvais que Sakineh étendue près de moi, notre wagon sur l'île déserte et l'eau noire silencieuse à perte de vue. Elle s'étira, alertée par mon agitation, et demanda dans un bâillement ce qui m'effrayait à ce point. Sans raison précise, au lieu de lui parler du gobessoûl, je me mis à faire les cent pas. Je lui racontai ainsi :
« Avant d'être confisière, tu sais, j'ai voulu devenir archéologue, bibliothécaire et même croque-mort. C'est peut-être ça, aussi, qui m'a enfin décidée… Quand elle m'a surprise à voler dans sa boutique, Priss aurait pu me tuer et vendre tout mon sucre ; c'était même ce que la logique aurait dû lui imposer, à ce moment précis, sauf que la logique de Priss n'a jamais rien eu d'humain. Je l'ai compris à l'instant où elle m'a regardée : cette femme était comme le monstre sous mon lit d'enfant, qui grogne dans l'ombre nuit après nuit, laisse planer sa menace, se nourrit de nos peurs sans daigner nous dévorer. Il n'y a jamais rien eu au monde de plus effrayant que Priss… Tout ce qui émanait d'elle était inexplicable, innommable, d'une hostilité brute, et pourtant si maternel. Coutumière et détestable, comme ce monstre sous mon lit qui, pour aucune raison, passait son temps à m'épargner. Priss était l'altruisme en personne. »
Je sentis à ses yeux égarés que, d’une certaine façon, Sakineh méprisait l’idée d’altruisme et, pour la première fois peut-être, ou du moins avouée, je songeai que, moi non plus, je ne l’avais jamais envisagé comme une vertu suprême. Ce n’était d’ailleurs pas par altruisme que j’avais affronté le Désert, combattu les sangsibles et que je pataugeais depuis trop d’insomnies à la recherche des soi-disant Reliques de Lune. Non, tout cela n’advenait que par égoïsme, par désir, par perversion, comme adviennent toutes les grandes choses en ce bas monde.
Comme les yeux-bulles de Sakineh me réclamaient la suite, je poursuivis mon récit :
« Quand elle m’a trouvée, Priss a décidé de faire de moi son apprentie. Je lui suis devenue éternellement reconnaissante puisque, sans elle, j’aurais fini en sucette et, qui sait, peut-être que j’aurais atterri dans la bouche d’une instruite… dans la tienne… Vaut-il mieux être décédée ou redevable ? Toutes mes insomnies n’ont pas suffi à trouver la réponse. Priss avait littéralement droit de vie et de mort sur moi. Elle décidait quand je respirais, quand je pissais, ce que je mangeais et en quelle quantité. Et puis il y avait Elin, l’autre apprentie. Elin était plus… Elle était meilleure en tout. J’ai vite compris qu’une seule de nous deux succéderait à Priss et, s’il fallait me casser en deux comme un sucre pour y parvenir, Elin n’hésiterait pas. »
Sans un mot, je devinai sa question. Elle avait vécu des semaines dans l’arrière-boutique sans jamais voir trace de Priss.
« Priss n’était déjà plus de ce monde quand je t’ai rencontrée. Je n’ai pas eu le choix. J’étais tombée sur l’un des secrets les mieux gardés de Néon, et elle m’aurait fondue pour moins que ça. »
La vérité me blessait la trachée, chaque syllabe débitée avait le tranchant d’une épine.
« Sais-tu, Sakineh, ce qui faisait des confiseries de Priss les plus prisées de la Dune-45 ? Elle n’avaient pas l’arrière-goût rance des cadavres macérés dans le cul des ruelles. Non, elles étaient douces et suaves, de vrais trésors pour les papilles. Tu as compris… Priss avait un accord avec le cadavrier. Il lui livrait des vivants. Des instruits, délicieusement pleins de sucre. Ça aurait pu être toi, Sakineh, alors c’est peut-être justice si j’ai fini par te donner sa peau de caoutchouc… Comment je l’ai découvert ? En chapardant des guimauves. Encore. Les bonbons de la vieille Priss, taillés dans la chair des vivants, ils étaient si addictifs… J’étais cachée comme une voleuse quand je l’ai vu le dépecer. Je n’ai pas pu laisser faire. Je n’ai pas pu laisser souffrir. Les faibles comme moi meurent à Néon. Sans toi, je serais morte. »
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