1.2) Volodia

3 minutes de lecture

La nuit qui suivit le retour d’Elin, mes yeux restèrent ouverts à fixer le plafond, mes mains croisées sur mon ventre, mes neurones incapables de dénombrer les moutons qui les piétinaient. Je croulais sous le poids de mon inconsistance, comme si je n’étais rien de plus qu’une nuée de photons, qu’un reflet mutilé dans une glace fissurée. À l’aube, l’anxiété fermentée avait bouilli en une peur furieuse, et je me faufilai en douce dans la planque de Priss pour emprunter une arme : un jouet bricolé, l’un de ces fusils à réservoir avec lesquels on s’arrosait, enfants, à l’occasion des Eaux Célestes – quand la guerre planait déjà sur nos faibles crânes blonds.
Je regagnai mon lit et ôtai mes vêtements. La poussière sur ma couchette enveloppa mon dos mutilé, et je m’enfonçai placidement dans le terreau poisseux de ma sueur poudrée. Marécage mental : comme souvent, j'imaginai la Terre qui avait été, un jour, boisée, irriguée ; ses sols grouillants et fertiles, la terre meuble, l'écorce tendre, les montagnes ruisselantes, le sable imbibé d’eau au bord de la Mer Phtisique. Mon cœur se déchirait, entre la jouissance convulsée et les larmes amères, quand le canon à eau cracha sa « p'tite mort diluée » dans l’alvéole de mes chairs moites. Mes yeux extatiques, aveugles ; je mettais bas des racines qui, abreuvées d’excitation, entamaient de s’étendre au matelas, à la pièce, et je jubilai, gueule moussante, car bientôt l’arbre de mon ivresse dévorerait l’Univers.
— Tu déconnes, mon p’tit cœur ? susurre la voix d’Elin dans l'entrebâillement.
Je ne sais plus quelle heure il est, du matin ou de la nuit, où sont mes yeux, mes pieds, si j’ai des bras ou des branches, si je sue ou si je pleus, si ma collègue qui me toise avec dédain est vraiment en petite tenue, si ce sont des seins ou deux énormes champignons, si elle porte un chapeau d’anniversaire ou si la voile d’un bateau s’est hissée sur la mer de ses cheveux pastels – de qui est-ce l’anniversaire, déjà ? – si elle boit du sous-vin, du sirop ou un smoothie de fœtus.


L’eau froide de la douche qui ruisselait sur ma peau, et la bouche rose bonbon d’Elin qui grognait :
— Gaspiller les réserves pour un bad trip, vraiment ? J’espère que t’as pris ton pied, parce que j’vais t’avoir à l’œil maint’nant, Voli-chou ! Tu mangeras et tu boiras c’que j’te dirai d’manger et boire. Tu vomiras quand j’l’aurais décidé. Tu dormiras là où j’dors et tu te toucheras seul’ment si j’t’en donne la permission !
— Mais…
Sa main occulta ma bouche d’une caresse. Son eau-de-rose embaumait tant que je sentis les pétales écraser mon visage.
— Pas de mais. Fais-toi belle et sois sage. C’est ça, ou tu prends la porte.
Elin avait intégré la Confiserie après moi. Pourtant, elle excellait en tout, et particulièrement là où je ne faisais qu’enchaîner les bavures : l’art d’enrouler le sucre d’une barbe à papa, par exemple. Je l’avais en horreur, car j’avais toujours senti que Priss la préférait à moi. Ce que je jalousais par dessus tout, c’était ses lèvres pulpeuses, luisantes, sucrées. Une vraie gâterie en comparaison des miennes, désespérément sèches.


Trois jours plus tard, je contournais la boutique pour sortir les poubelles en ruminant ma rage – contre la beauté cruelle de ma collègue, contre l’absence de notre protectrice, contre la pléthore de saccharose et mon brutal sevrage, mais contre moi aussi, et mon ineffable crime déguisé en baudruche – quand au milieu de la foule qui battait mécaniquement la chaussée ensablée du Conglomérat, j’aperçus le fant'eaume azuré d’une lycéenne. C’était la première fois que je voyais un fant'eaume, et je la trouvai drôle, avec son chignon pervenche, sa jupette, et le sweat-shirt qu’elle tirait, et tirait, dans l’espoir de dissimuler ses intestins dissous. Elle s’écarta de la cohue de l’artère et, comme elle avançait de mon côté de la palissade, je me dissimulai dans la gueule du vide-ordures, cachée derrière le sac de mes propres déchets. On m’avait déjà parlé des fant'eaumes, bien sûr, ceux qui annonçaient les Eaux Célestes, et je n’avais pas peur ; mais j’étais fascinée par son corps translucide, houspillé par les bulles, sa façon de flotter, en apesanteur, et la discrète évaporation de ses extrémités : les doigts et les pieds dégouttant, et ce chignon surtout, aspiré par le ciel.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Opale Encaust ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0