3.10) Volodia

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Car j’avais la tête en bas, le sang dessus-dessous et les globules tout imbibés de fantasmagories, mes rêves, ces jours-là, furent de puissants délires : chacun de mes organes était un bel oiseau au plumage coloré et, devenue Nuée, je me perchais sur le corps nu de Sakineh, un arbuste frêle et blanc dont la chevelure bleutée bruissait sous le vent tiède, et je piaillais en chœur des comptines oubliées — mon cœur, un colibri, pulsant des ailes dans le creux de sa bouche ; l’ara vif de mon sexe lové dans d’autres lèvres.

Tandis que je coulais, le ciel demeurait sec ; les Eaux Céleste boudaient. Les gardiens d’Ekö en connaissaient nécessairement la cause, mais ils devaient aussi trouver quelque intérêt dans ma malencontreuse rébellion. Tant que j’entendais clapoter Sakineh, et que je la savais dès lors saine et sauve, les intentions de nos hôtes m’importaient assez peu. Trois jours eurent beau passer, je n’y réfléchis pas : je me consacrai seulement à ressentir mes fluides, pompés puis injectés ; entre deux la sécheresse, mon squelette crayeux, comme un fossil de plante ou la carcasse cassante d’une mangouste — même des pinces, j’en décelai, dans mes intestins frêles, qui harcelaient mes tubes, réclamant le glucose qu’on leur interdisait.

Dès que j’eus repris mes esprits, Ourson et les autres s’échinèrent à faire de moi un cart’os, sans me laisser un instant de répit.

On me fit d’abord cadeau d’un casque à ma mesure, sculpté à même un crâne bien plus large que le mien — celui d’un érudit, hasardai-je en silence. Il tombait sur ma face jusqu’au-dessus de ma bouche et cachait ma figure, désormais mosaïque de chairs sclérosées et de glaise durcie ; j’étais comme un hybride, mi-charogne mi-poterie. La tête de mort dorée, peinte de paillettes sableuses, fignolait en beauté mon macabre portrait. On l’avait couronnée d’une rangée de pointes, comme de petites épées effrontément tendues pour mettre en garde le Ciel, mon ennemi avoué, pour nous rappeler aussi que j’étais prête à le pourfendre.

Une fois qu’on m’eut parée de mon armure osseuse, l’espiègle Licorne m’enseigna comment me tenir et me mouvoir sur les échasses-en-crayons qu’ils appelaient mémomines. Je tombai souvent et me relevai avec d’innombrables peines, dû au déséquilibre engendré par les pinceaux. Éreintée, je trouvai ces nuits-là et pour la première fois un sommeil de plomb, sans pensée parasite, sans fantasme ni cauchemar.

Car elle ne pouvait s’activer qu’au coucher du soleil, à cause de la fragilité du caoutchouc nécessaire à la recomposer, je craignis que Sakineh s’ennuyât chaque nuit où je me reposais. Alors, Wendigo proposa de l’emmener avec elle pour la ronde nocturne, les soirs où elle assurait la garde sur les remparts de la Cité. J’acceptai. Sakineh s’en réjouit. J’éprouvai une aigreur grotesque, à l’idée qu’elle puisse sympathiser avec une autre que moi. Mais je n’en montrai rien. Je pris de nouveau plaisir, en revanche, à la maquiller, comme autrefois dans l’arrière-boutique de la Confiserie, de sorte qu’elle passât inaperçue parmi les gens d’Ekö.

Sakineh resplendissait, sous le fard à joues et le gloss glaiseux. Toute la garde admirait sa beauté singulière. Moi seule me rappelais l’écolière vaporisée à ma porte, son air de chien battu, les larmes dans ses gouttelettes. Moi seule, sans doute, pensais que cette chair flasque et terne lui seyait davantage.

Un soir où, pourtant, Wendigo n’était pas de garde, Sakineh s’agita dans sa fiasque et je compris, par habitude, qu’elle réclamait que je la gonfle pour la recomposer. J’accédai à la requête. Alors, la bouche presque formée, elle demanda :

Ma’ye’oi en éyéen h’aut’ !

Je me moquai de ses accents aqueux — je les aimais, pourtant ! Mes lèvres, celles qui ne disent rien, suintaient d’excitation, rien qu’à ses apostrophes ! — puis je consentis à comprendre et sortis la palette d’argiles colorés que les Gardiens d’Ëko m’avaient gentiment confiée. Je la maquillai en quelqu’un d’autre. Je grossis ses traits, je creusai ses joues, j’épaissis ses lèvres. Je lui inventai des taches de rousseur, un nez retroussé comme le museau d’un rat (ceux des carnets d’Alma) et de longs cheveux noirs filés de pâte-déchet.

Je n’aime pas me rappeler de quoi cela était fait : de toutes nos déjections, des ongles coupés, des glaires, des cheveux chus, de nos vieux cosmétiques. On la malaxait longtemps dans les moulins-tenderies. On en faisait ce qu’on voulait, ensuite.

Méconnaissable, Sakineh se mirra et lança joyeusement :

— Yeu t’mène kek’pah !

Sa bouche était plus forte, je n’avais pas besoin de réfléchir à ses mots. Elle prit ma main dans la sienne. Même son caoutchouc flétri mettait le feu à mes foutus instincts. J’ignore si elle savait. Je devine que oui, à cause de ce qui se passa ensuite.

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