Le cadeau de Noël

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C’était bien la première fois depuis des années que Nicole était fin prête à recevoir ses invités. Dans quelques heures, ils passeraient la porte les uns après les autres et elle s’imaginait déjà leur émerveillement, leurs sourires et leurs grands yeux pétillants de surprise. Cette année, elle n’avait rien laissé au hasard. Ce serait une immersion totale dans la magie de Noël. Nicole avait tout donné, son temps et son argent, dans la mise en œuvre de cette soirée qu’elle voulait à tout prix inoubliable. La décoration de son hall et de son séjour semblait ouvrir un passage vers un monde fantastique, au cœur du chalet du Père Noël. La chaleur des boiseries et de la lumière tamisée des chandelles ainsi que les arômes d’épices et de clémentine qui embaumaient l’air replongeraient à coup sûr chaque convive dans son enfance. Il n’aurait pas même été étonnant de voir apparaître quelques lutins coquins ou des rennes paître dans son jardin.

Son sapin aussi était un poème à lui seul, digne des plus grands conifères des forêts du nord, fier de sa parure d’aiguilles. Pour l’occasion, le Nordmann était couronné d’une étoile scintillante, mais également drapé de guirlandes colorées qui serpentaient sur ses branches avec grâce comme de l’hermine recouvrait autrefois les épaules des belles jeunes femmes un soir de bal. De l’extrémité de sa plus grande ramure, il soutenait une canne à sucre rayée en vrai gentleman. Et à ses pieds, une cascade de cadeaux finissait de l’embellir.

Toutefois, Nicole était tout aussi satisfaite de sa décoration de table réalisée avec soins. Elle y avait passé des semaines, à surfer sur Internet pour y faire le plein d’idées et chercher sur des sites de vente en ligne le petit plus que personne n’aurait chez soi parce qu’on serait allé simplement dans le magasin au coin de la rue. Le moindre détail était pensé, le moindre pli de nappe était calculé. Tout était en parfaite harmonie.

Alors qu’elle admirait son travail, Louis, du haut de ses cinq ans, descendit les escaliers avec l’excitation d’un petit garçon impatient d’ouvrir ses cadeaux. Derrière lui, sur ses talons, Lucky le suivait comme son ombre. Ce chat de plus de dix ans était son meilleur ami et réalisait avec lui les quatre cents coups du matin au soir. Deux vrais petits brigands.

— Maman, maman, ça y est, je peux ouvrir ?

Nicole lui adressa un sourire contrit. Comment ne pas vexer cette petite bouille d’amour aux taches de rousseur sur le museau ?

— Le Père Noël a bien spécifié que tout le monde doit être réuni avant d’ouvrir. Il faut encore patienter un peu.

Louis répondit par une mine boudeuse et se tourna vers le chat en haussant les épaules. Il soupira :

— Bon, faut encore attendre avant de jouer avec mon Space Man Aventurer.

Il fila dans sa chambre.

Nicole se décomposa sur place. Le Space Man Aventurer. Elle l’avait complètement oublié ! Louis en parlait depuis des mois déjà. Il avait même écrit une lettre au Père Noël. Il attendait tant de cette figurine qui animait ses jours et ses nuits. Il était impensable pour Nicole de ne pas lui acheter ce qu’elle lui avait silencieusement promis. Quelle mère indigne d’avoir oublié la chose la plus importante à ses yeux : faire plaisir à son enfant.

Cette soirée ne serait jamais parfaite sans ce cadeau ultime, quand bien même sa décoration et son repas seraient exceptionnels. Elle avisa rapidement l’heure à sa montre et se mordilla la lèvre inférieure. Les boutiques fermaient plus tôt en ce 24 décembre. Ce serait vraiment très juste d’y parvenir. Pourquoi n’avait-elle pas de pouvoirs magiques ? Ou un lutin ou un renne sous la main ? Elle jura, se détesta elle-même. Sa joie née en prévision de la soirée qui s’annonçait géniale laissa place à une vague de colère contre elle-même. Comment ne pas oublier d’accrocher les derniers petits stickers sur les verres des invités mais oublier le cadeau de Louis ? Nicole n’en revenait toujours pas.

L’heure n’était plus au regret ni au reproche, mais bel et bien à l’action. Elle enfila son long manteau beige en fourrure synthétique, récupéra son sac à main et les clés de sa voiture posées dans la soucoupe de la console de l’entrée. Elle s’exclama devant la porte close du bureau d’études de son architecte d’époux :

— Quelques courses de dernières minutes, je ne serai pas longue. Tu surveilles Louis en mon absence ?

— Ce sera fait, répondit-il comme à son habitude.

Nicole soupira d’exaspération. Elle détestait cette expression très peu convaincante et qu’il répétait sans cesse, autant à sa famille qu’à ses clients. Il la réitérait tellement qu’elle semblait ne plus vraiment avoir le moindre sens au final. Mais Nicole savait aussi qu’elle pouvait avoir confiance en Greg. C’était un amour de mari et un amour de père.

La jeune femme passa le seuil de sa maison et se raidit face au soudain changement de temps. Le vent s’était levé et de gros flocons dansaient dans l’air. La route se pavait déjà dangereusement de duvet blanc.

« Pas le choix. Je le fais pour Louis. »

Nicole rassembla son courage, serra les poings et s’élança vers sa voiture. Les minutes étaient comptées avant la fermeture du magasin, elle ne devait pas perdre cette idée de vue. Elle monta dans son véhicule et prit la route pour sortir de son quartier et s’engager sur la nationale jusqu’au centre-ville.

Après quelques minutes, un autre détail du 24 décembre la rappela à son bon souvenir. Les bouchons. Tout le monde rentrait du travail, ou revenait des courses, ou partait déjà pour le réveillon. La moitié de la ville semblait sur la route. La voie était obstruée. Lorsqu’elle eut l’idée de faire demi-tour, une voiture arriva derrière elle, la collant comme pas permis. Elle pesta. Son cœur s’accéléra sous l’énervement. Elle n’arriverait jamais à temps pour acheter le cadeau tant désiré.

Elle ne voulait pas s’avouer vaincue, mais que faire ? Déjà, elle voyait le sourire si angélique de Louis disparaître sous des larmes. Il n’était pas question qu’elle fasse subir ça à son fils. Elle serra les dents et tenta le tout pour le tout. Gardant l’image de son garçon à l’esprit comme moteur pour toutes ses futures folles actions, elle braqua son volant à fond et monta sur le trottoir. L’adrénaline grimpa en flèche. Jamais elle n’avait fait ça. Nicole ne se reconnaissait pas. Si un policier débarquait, elle était bonne pour passer sa soirée au poste. Et là, adieu veaux, vaches, cochons. Mais elle devait tenter. Elle devait oser.

Elle dérapa sur le pavage glissant de neige en voulant éviter les piétons qui s’insurgeaient contre ce danger public. Elle faillit rire nerveusement, cette scène était digne d’un film de course-poursuite, mais la situation ne s’y prêtait pas vraiment. Nicole devait garder le cap, le contrôle de son véhicule et ne surtout pas surestimer ses pneus ni son habileté derrière le volant. La buée recouvrait une bonne partie de son pare-brise et malgré les essuie-glaces, la neige voilait sa vision sur moins de trois mètres.

Son espoir s’envola de plus belle lorsqu’en arrivant au carrefour suivant, un barrage pour travaux l’obligea à s’arrêter. Elle ne le vit malheureusement que trop tard. Les pneus crissèrent une nouvelle fois, la voiture chassa sur le côté et faillit rentrer dans les barrières. Nicole se crispa, sa vie défila devant elle et son monde tangua quelques secondes, le temps de reprendre ses esprits et de constater qu’il y avait eu plus de peur que de mal. Au final, elle n’avait gagné que quelques centaines de mètres tout au plus. Elle frappa le volant de frustration. Sa première idée, alors qu’elle y avait presque laissé sa vie aurait pu être de vouloir rentrer chez elle, ce dire que ce cadeau ne valait pas la peine de prendre autant de risques. Pourtant, la frimousse à croquer de Louis et ses rires espiègles ne quittaient pas ses pensées. Au lieu de renoncer, Nicole sortit de la voiture. À sa montre, l’heure ne cessait de la narguer. Il s’égrainait et lui rappelait sans cesse son impardonnable oubli. Elle s’était mise toute seule dans cette situation et irait jusqu’au bout pour en sortir. Coûte que coûte.

Elle s’engagea à pied, à contre-courant de la foule, à contre-courant de la tempête de neige qui se levait plus impétueuse que jamais. Elle rabattit le col de son manteau sur ses joues, courba l’échine et affronta le monde à la veille de Noël. Beaucoup de passants étaient pressés. Certains la bousculaient sans s’excuser mais peu lui importait à cet instant précis. Son objectif premier obnubilait toutes ses pensées. Elle slalomait, elle dérapait, elle accélérait.

Après dix bonnes minutes de marche intensive dans ce froid glacial, le magasin de jouets fut en vue. Cela lui donna le regain d’énergie nécessaire et elle esquissa un sourire de triomphe. Cette fois, rien ni personne ne pourrait l’empêcher d’atteindre son but. Nicole ne fut pourtant soulagée et rassurée qu’une fois les pieds sur la tendre moquette bleue de la boutique et enveloppée de la douce chaleur intérieure venue la délester de son stress.

Elle croisa un homme qui se pressa vers la sortie sans un regard et elle sourit à l’idée que lui aussi était probablement une tête de linotte en oubliant le cadeau ultime pour son enfant. Cela la rassura quelque part de savoir qu’elle n’était pas seule dans ce cas.

Une vendeuse la vit entrer d’un mauvais œil et ne tarda pas à la rejoindre :

— Je suis désolé madame mais nous fermons.

— Je ne viens qu’en coup de vent. Je récupère un Space Man Aventurer pour mon fils et je file.

— Je vois. Je suis navrée mais nous venons de vendre le dernier à l’homme qui vient juste de partir.

Le sang de Nicole ne fit qu’un tour.

— C’est impossible, voyons. Il doit bien vous en rester un dans votre stock.

— Plus aucun, j’en ai bien peur.

Hors de question pour Nicole de rentrer sans ce jouet ni même de lui offrir une figurine de substitution. Sans crier gare, elle se rua vers la sortie. Pas le temps de remercier la vendeuse ou de lui souhaiter de bonnes fêtes !

Dans le blizzard, difficile d’y voir loin mais la chance était avec elle. L’homme en question s’était arrêté devant une devanture à quelques pas pour chiner ses derniers achats avant de rentrer. Nicole l’accosta, essoufflée.

— Excusez-moi, c’est vous qui venez d’acheter le dernier Space Man Aventurer ?

L’homme fronça ses épais sourcils poivre et sel et l’observa d’un air méfiant.

— Et qu’en est-il si c’est le cas ?

— Je vous le rachète.

— Désolé ma p’tite dame, ce n’est pas négociable.

— Bien sûr que si, tout est négociable.

Nicole paniquait. Son cerveau marchait à cent à l’heure, tous les rouages tournaient à plein régime. Il ne fallait pas le laisser partir. Il fallait trouver une astuce pour qu’il accepte un échange, n’importe lequel.

— Je vous en offre le double de son prix.

L’inconnu la toisa, surpris.

— Vraiment ?

— Vous n’imaginez pas à quel point c’est important pour mon fils. Je le lui ai promis depuis longtemps.

— Dans ce cas, il fallait vous y prendre plus tôt.

Nicole se prit la remarque de plein fouet. Il n’avait pas tort et elle se l’était déjà dit elle–même une bonne centaine de fois. Elle perdait patience. Après tout ce chemin, et les embûches, ce n’était pas cet homme qui allait l’empêcher d’avoir ce jouet. Elle pensa même un instant à le lui voler et partir en courant dans la nuit. Mais alors que cette idée faisait son petit bonhomme de chemin dans ses neurones, il la dévisagea et lança :

— Mais… attendez, vous n’êtes pas Madame Fontaine ?

Nicole fut prise de court. Elle ne s’était pas attendue à ce revirement de situation.

— Heu… effectivement. Pardon mais, est-ce qu’on se connaît ?

Le quinquagénaire se mit alors à rire aux éclats ce qui cloua le bec de Nicole qui vit rouge. Se moquait-il d’elle maintenant ?

— Si ça ce n’est pas une coïncidence.

— Vous êtes ? interrogea-t-elle sèchement pour avoir le fin mot de l’histoire.

— Je suis Julien Fontaine, le grand-oncle de votre mari.

Nicole crut être emportée par une mer d’incompréhension, seule sur un radeau, incapable de savoir si le phare qu’elle voyait était pour lui signaler un rivage sûr ou un gouffre donnant vers la fin du monde connu. Elle balbutia et il reprit pour lui expliquer :

— Greg m’a appelé il y a quelques semaines pour prendre de mes nouvelles.

— Oui, je m’en souviens, effectivement.

— Il m’a proposé de venir à la maison pour le réveillon. Je pensais qu’il vous en avait parlé.

— Il est resté très vague. Je pensais qu’il attendait confirmation de votre part mais sans nouvelles je pensais que c’était annulé.

— Hé bien, non. Je suis là. Mon avion a eu un peu de retard et j’ai voulu me dépêcher pour quelques cadeaux de dernières minutes. D’après ce que je comprends, j’ai fait mouche.

Nicole se sentit soulagée à un point qu’elle ne crut possible. Julien lui tendit son sachet :

— Tenez, j’ai pris d’autres jouets avec celui-ci alors vous pourrez le lui donner sans problème.

— Non, non, ça me gêne terriblement.

Il insista jusqu’à lui mettre le paquet dans les bras.

— En échange, vous me faites le taxi jusqu’à chez vous.

Nicole rougit en se souvenant d’avoir laissé sa voiture en travers du trottoir au niveau des travaux. Quelle idée allait-il se faire d’elle ? En fin de compte, peu importait, tout était rentré dans l’ordre. Elle le conduisit jusqu’au carrefour toujours encombré par la circulation et constata très vite que son véhicule avait disparu.

— Manquait plus que ça, on m’a embarqué ma voiture !

— Si vous l’aviez laissé ici, il y avait un risque c’est certain, fit Julien avec une pointe de sarcasme.

Nicole était épuisée, physiquement et psychologiquement. Elle envoya balader ce désagrément d’un revers de main, cela faisait bien trop de choses à gérer pour la soirée. Elle était saturée.

— Venez, je vous paie le taxi, dit-elle, je m’occuperai de la réclamer après les fêtes.

Louis accueillit son « nouveau papy » les bras grands ouverts. Lucky, par précaution, préféra ne pas suivre son ami et garda ses distances avec cet étranger, miaulant sa réticence. Greg sortit de son bureau pour le saluer à son tour et Nicole sauta sur l’occasion.

— Tu ne m’avais pas prévenu que Julien serait des nôtres ce soir.

— Et toi ? Tu n’étais pas partie en voiture tout à l’heure ?

— Je t’expliquerai plus tard…

— Avec mon boulot, cela m’était complètement sorti de la tête. Pardonne-moi. Mais je sais que tu fais toujours un festin et qu’il y en aura assez pour tout le monde.

Nicole ne releva pas. Elle avait assez eu d’émotions pour la soirée. Elle se contenta de déposer les derniers cadeaux sous le majestueux sapin et de débarrasser Julien de ses affaires.

Une minute plus tard, les convives étaient arrivés, s’émerveillant de ce spectacle incroyable que leur offrait leur hôte.

— Tout est parfait, dit une amie de Nicole. Avec toi, on est sûr que tu n’oublies pas le moindre détail.

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