Chapitre 2

12 minutes de lecture

Mon enfance n'a été qu'un ténébreux nuage, traversé ça et là par de brillants soleils.
-Charles Baudelaire-

Calliope

Flint, Michigan, États-Unis.
1er Novembre.

 - Bonne fin de journée ma p'tite ! Soyez prudente !

Je claquai la portière du taxi après en avoir extirpé ma valise. Gratifiant le chauffeur d'un léger sourire et d'un signe de la main, je le laissai faire demi-tour, ses pneus crissant contre le goudron craquelé de la rue. Je poussai ensuite un long soupir et fermai les yeux tout en profitant du bruit de la pluie sur le sol, ainsi que du vent dans les feuillages des quelques arbres plantés sur les pelouses. J'étais enfin de retour. Je me tenais de nouveau au beau milieu des quartiers de mon enfance. Ça faisait un bien fou, je me sentais déjà plus légère. Je rouvris les yeux et empoignai ma valise avant de marcher tranquillement, observant le paysage qui s'offrait à moi. La plupart des maisons construites ici étaient ravagées par le temps. Le bois, les briques, la pierre... Tout était abîmé. La peinture des façades s'écaillaient, certaines bâtisses arboraient des vitres brisées, des amas de détritus traînaient au pied des marches des perrons. Des chats errants se battaient derrière quelques poubelles renversées sur le trottoir d'en face et j'entendais au loin les aboiements furieux des chiens, enchaînés à un pique au fond de leurs jardins, semblables à des terrains vagues. Nous nous trouvions dans la partie Nord de Flint, celle où la pauvreté et la criminalité explosaient les records. Entre les gens qui vivaient dans la rue, ceux qui s'étaient endettés au point de devoir vendre leurs biens personnels, les junkies et ceux qui intégraient de plus en plus les gangs environnants, le coin était loin d'être très sécurisé. Je savais très bien que c'était à cause de tout ça que mon chauffeur de taxi avait hésité à me déposer ici, sans personne pour venir me chercher. J'étais une femme. Les femmes étaient faibles. Ou du moins, ils s'en étaient tous persuadés.

Je vais leur montrer, moi, si j'ai une gueule de faiblarde...

Mes poings me démangeaient, je les serrai, puis les desserrai afin de détendre les pulsions qui me fourmillaient les bras. Depuis combien de temps n'avais-je pas ressenti l'adrénaline d'une bonne bagarre ? La sensation douloureusement enivrante des coups portés et subis ? Un an ? Peut-être même deux ?

Va falloir te bouger le cul, ma vieille. Imagine la gueule des garçons si tu te pointes devant eux, complètement rouillée ? La honte.

Je soufflai tout en passant une main dans mon épaisse crinière blonde, rejetant quelques mèches trempées en arrière afin de dégager mon visage. Les roulettes de ma valise couinaient derrière moi tandis que je marchais tout droit vers Avondale Cemetery. J'avais l'habitude depuis l'enfance d'aller là-bas et je me souvenais du trajet comme si je m'y étais rendue la veille. Tous les souvenirs de mon passé refaisaient surface, me submergeaient d'un étrange sentiment de nostalgie et de joie. Je souriais. J'avais la sensation d'être enfin libre. Et j'avais si hâte de retrouver mon frère, de retrouver mes amis. Ils allaient tomber sur le cul en me voyant débarquer comme ça, sans prévenir. J'imaginais déjà des retrouvailles émouvantes et j'en frissonnai d'impatience. Le jour de mon départ pour la France, je leur avais fait promettre d'attendre mon retour, de veiller les uns sur les autres jusqu'à ce que je sois suffisamment grande et forte pour leur revenir. Je me demandais ce qu'ils étaient devenus aujourd'hui, comment avait évolué le Black Cards. Ma main se posa instinctivement sur ma poitrine, tandis que mes doigts pressaient la zone sur laquelle je m'étais faite tatouer quelques années plus tôt. Une dame de cœur. Je souris un peu plus en repensant à celui qui m'avait affublée de ce surnom, durant mon adolescence.

Je marchai une bonne vingtaine de minutes, ralentie par le poids de mon bagage qui n'avait de cesse de se coincer dans chaque foutu nid de poule du trottoir. Tout était tellement en mauvais état ici, ça devenait de plus en plus agaçant.

- Putain ! jurai-je en tirant pour la énième fois sur la poignée abîmée de ma valise.

J'étais d'autant plus irritable car l'impatience et la nervosité comprimaient de plus en plus mon cœur. Je me déplaçais si vite que j'en avais un point de côté.

Génial. Tu vas débarquer en ressemblant à une vache asthmatique. On repassera pour ce qui est de l'entrée potable.

- La ferme... Putain de voix parasite.

Un couple de sexagénaires se retourna en m'entendant. Je n'avais rien d'aimable, avec mes cheveux en pétard, mes joues rouges et mes épais vêtements sombres. J'avais la dégaine typique des voyous de quartier.

C'est un peu ce que t'es...

Je pris une grande inspiration afin de me retenir d'insulter à voix haute ma conscience. Le temps que je réussisse à me détendre un peu, les deux vieillards avaient déjà pris la poudre d'escampette. Forcément. Qu'y avait-il de rassurant à entendre quelqu'un parler tout seul dans la rue, dans les coins les plus dangereux de la ville ? Rien du tout. Je soupirai et enfonçai un peu plus ma tête dans la capuche de mon sweat noir sur lequel était imprimé en rouge vif un immense dragon chinois. Les semelles de mes vieilles bottes Buffalo claquèrent sur le sol humide tandis que je me remettais en chemin.

Il me fallut bien quinze minutes de marche avant d'apercevoir l'espèce de minuscule terrain vague laissé à l'abandon, perdu entre Dayton Park et Avondale Cemetery. Je n'avais plus qu'à crapahuter dans les hautes herbes, ma valise traînant derrière moi pour me rendre là où le Black Cards avait l'habitude de se retrouver depuis sa création. Seuls ses membres en connaissait l'emplacement.

Black Cards.

Ce nom résonnait en boucle dans mon esprit, comme le titre d'une mélodie nostalgique. Cette petite bande que mon frère, nos amis et moi-même avions formée neuf ans auparavant, dans le but de nous faire remarquer, d'être autre chose que de pauvres gamins des bas quartiers sans aucune autre chance d'un avenir plus prestigieux. D'autres adolescents, plus jeunes, plus âgés nous avaient rejoint et lors de mon départ, nous étions déjà une bonne quinzaine de membres. Je me demandais jusqu'où l'autorité du B.C s'était étendue depuis le temps. J'allais en avoir le cœur net d'ici quelques instants, de toute façon. Agacée lorsque ma valise se coinça dans les ronces, je donnai un brusque coup de pied dedans, la faisant s'étaler par terre. Une chance qu'elle soit tout de même solide malgré son grand âge.

Pense à ton ordinateur, Calliope. Ton ordinateur.

- T'as qu'à rester là, puisque t'es si déterminée à me ralentir... grognai-je.

Je jetai un regard furibond à mon bagage et décidai de le laisser là pour le moment. J'allais m'encombrer inutilement. Et puis c'était pas comme si les gens se bousculaient pour passer par ici. Personne ne me piquerait quoi que ce soit, je pouvais largement m'absenter durant une heure ou deux sans que rien n'ait bougé de sa place. Alors autant en profiter. Je ne tardai pas à me retrouver face au vieux mur en ruines qui séparait le terrain vague des hautes herbes qui longeaient Chavez Drive. La plupart des pierres étaient tombées, il y avait quelques brèches par-ci, par-là, mais pour accéder au terrain vague, il fallait escalader bien trois mètres et se réceptionner correctement sur ses pieds pour ne pas se fouler une cheville. Ou pire.

La pluie continuelle rendait les accroches plus glissantes, j'allais devoir faire attention. Je remontai mes manches sur mes avants-bras et relevai la tête pour aviser la hauteur. Mon cœur battait un peu plus vite qu'habituellement. Mélange d'adrénaline et d'anxiété. Orion et les autres étaient peut-être déjà de l'autre côté de ce mur. J'allais enfin les retrouver.

- Allez... Retour aux bonnes vieilles habitudes, Calli...

Je soufflai un bon coup et pris appui sur mon pied droit avant de commencer mon escalade périlleuse. Les pierres étaient rugueuses sous mes doigts fins. Je n'avais pas fait ça depuis des années et pourtant, c'était comme si mon corps avait imprimé chacun des gestes que je faisais par le passé. Si bien que je ne mis pas bien longtemps avant d'enjamber le mur, me retrouvant assise à califourchon sur les pierres trempées et froides. Je rejetai ma seconde jambe de l'autre côté et regardai le sol pour calculer mon coup.

OK. Là, ça passe ou ça casse. Te foire pas, Calliope. T'auras l'air d'une conne. Ça va le faire, tu l'as fait des centaines de fois...

Je pris appui sur mes deux mains et me laissai tomber dans le vide. Mon souffle se coupa l'espace d'une seconde tandis que l'impact de mes pieds sur le sol graveleux remontait jusque dans mes cuisses. Je grimaçai, retenant un juron de s'échapper d'entre mes lèvres. La douleur disparut aussi vite qu'elle était apparut, à mon plus grand soulagement. Au moins, j'avais toujours mes deux jambes intactes. J'époussetai mon cargo avant de finalement relever la tête et balayer l'endroit de mes yeux sombres. J'arquai un sourcil. Vide. Il n'y avait pas un chat.

- Bizarre

J'enfonçai mes mains dans les poches de mon sweat tout en avançant. Ça n'avait pas tant changé que ça. Toujours les mêmes cagettes en bois empilées contre la vieille cabane, les mêmes restes des feux de camps que nous allumions. Les bidons, les carcasses de caddies, de motos. Je m'arrêtai devant la bâtisse en bois, à moitié détruite. Les planches se décrochaient pour la plupart, étaient rongées par je ne sais quelle saloperie. Les vitres étaient brisées et il n'y avait même plus de porte, nous l'avions décrochée pour servir de combustible lors de nos premières soirées sur ce terrain abandonné. Sur la façade gauche, il y avait un tag, que je connaissais sur le bout des doigts. C'était le symbole des Black Cards. Quatre As, Pique, Carreau, Cœur et Trèfle, chacun transpercé par le tir d'une balle. Je m'approchai pour frôler le vieux graffiti, comme une caresse, comme si je craignais que tout ne s'effondre, ne se réduise à l'état de poussière.

Alors que je m'étais de nouveau perdue dans mes pensées, quelque chose empoigna ma capuche et me tira en arrière. Je n'eus même pas le temps de réaliser ce qui était en train de m'arriver que je fus violemment plaquée contre le mur que j'avais escaladé quelques minutes plus tôt. Mon crâne claqua contre les pierres glacées, m'arrachant un grondement douloureux. Quelqu'un me tenait par le col, je sentis la surface lisse d'une lame se placer juste sous ma mâchoire. Mon souffle se coupa sous l'effet de la surprise.

Putain ! C'est quoi ce merdier ?

J'ouvris les yeux lorsque le choc et la surprise furent passés et les relevai sur le visage d'un type à peine plus âgé que moi. Je fronçai les sourcils, avisant son air menaçant.

- Qu'est-ce que tu fous ici ? Tu t'es cru dans un parc d'attractions ? Tu sais où t'es là ? me cracha-t-il tout en collant presque son visage au mien.

- C'est pas pour me la raconter... Mais ça n'a pas trop la gueule d'un parc d'attraction...

J'avais du mal à articuler alors que l'avant-bras de ce connard m'étouffait presque. Ça devait être un gars de la bande, sauf que lui, je n'avais aucune foutue idée de qui il était. Il avait dû arriver après que je sois partie. Le couteau se plaqua un peu plus à ma gorge, comme pour me dissuader de tenter quoi que ce soit.

- Joue pas à ce jeu-là avec moi.

Je ne pus m'empêcher de minauder.

- Quel jeu ?

Le caïd ouvrit la bouche pour m'adresser un énième avertissement. J'étais une fille. A ses yeux, je ne devais pas être une menace bien grande. Grossière erreur de sa part. Je relevai le genou, l'écrasant sur son entrejambe et profitai de son moment de faiblesse pour agripper ses poignets et me dégager de sa prise. D'une torsion habile et maîtrisée, je lui fis lâcher son arme et je jetai ma tête en avant, mon front lui fracassa littéralement le nez.

- Putain !

L'effet de surprise était un réel avantage, surtout maintenant. Mon poing rencontra l'os de sa mâchoire et je serrai les dents pour ignorer la douleur qui fusa dans mes phalanges tandis que le pauvre garçon s'étalait dans les graviers, l'air complètement sonné et ahuri. Il releva sur moi un regard mêlant fureur et incompréhension, une main essuya le sang qui dégoulinait de ses narines.

- Espèce de...

Je me plantai devant lui, les bras croisés sous ma poitrine, mon pied appuyant sur son thorax afin de le garder cloué au sol.

- Quoi ? C'est tout ce que tu sais faire ?

Un sourire mesquin releva le coin de mes lèvres et je me penchai sur l'inconnu. J'empoignai son col.

- Tu dis plus rien ? T'avais meilleure allure y'a encore quelques secondes, c'est bizarre...

Mon sourire disparut face au mutisme du garçon et je resserrai ma prise sur son sweat.

- Bien... Maintenant sois gentil et réponds à ma question. Où est Orion ?

Mon frère était la première personne à laquelle je pensais chaque matin depuis mon départ. C'était lui que je réclamais. Je ne savais pas où lui et les autres se trouvaient et si ce gars était un membre du gang, il saurait me le dire. Mon approche était loin d'être délicate, il m'avait attaqué le premier, je me défendais, un point c'est tout. L'adolescent fronça les sourcils, me repoussa d'une tape sur la cheville, puis se redressa tout en maintenant une certaine distance entre nous deux.

- Putain, mais t'es qui au juste ? Tu bosses pour ces enfoirés de Quin's, c'est ça ?!

Je levai les yeux au ciel, puis soupirai d'un air exaspéré.

- J'ai l'air de bosser pour quelqu'un ? Je veux voir mon frère. Je me suis pas tapé quinze heures de vol pour me coltiner les conneries d'un nouveau !

- Ton frère ?

Face à son air complètement largué, je marmonnai. Bordel, mais il était encore plus long à la détente que je le pensais. Il n'avait même pas l'air de me croire.

C'est pas comme si on se ressemblait en plus de ça.

Le gars en face de moi ne semblait pas du tout convaincu par mon histoire, il était méfiant. Je le sentais qui me jaugeait de ses yeux d'un bleu aussi pâle qu'un ciel d'été, comme s'il était capable de lire mes pensées. Excédée, je tirai ma carte d'identité de la poche de mon cargo et la lui tendis.

- Vérifie par toi-même, gros nigaud.

- Alors toi... commença-t-il, agacé de m'entendre l'insulter.

Ses sourcils se froncèrent et il rapprocha le nez de la carte, comme si ça allait lui permettre de mieux voir.

Merde, mais il est myope ou quoi ?

Il leva les yeux sur moi, puis les abaissa de nouveau sur la photo d'identité. Sur moi. Sur la carte. Et il réitéra son action bien quatre ou cinq fois avant que son visage n'affiche une expression confuse et mal à l'aise. Il se racla la gorge, puis passa une main nerveuse dans ses locks rouges. Je le fixais, les bras croisés sur ma poitrine. Il avait l'air d'avoir fait le rapprochement. Quelle honte. Je devais prouver mon identité alors même que j'étais l'un des Fondateurs du Black Cards. Si j'étais tombée sur un des membres les plus anciens, ça serait allé beaucoup plus vite. Enfin, je ne pouvais pas non plus demander la Lune.

- Désolé, fini-t-il par murmurer, je pensais que...

- C'est bon, le coupai-je. C'est quoi ton nom ?

- Red. On m'appelle Red.

Je hochai la tête. Ici, on offrait aux nouveaux l'opportunité de prendre un nouveau départ dans leur vie, de laisser leur passé derrière eux en se créant une nouvelle identité. Je n'étais donc pas étonnée de comprendre que c'était aussi son cas.

- Ok, alors dis moi Red. Quand est-ce que Orion et les autres arrivent ?

Le jeune homme jeta un rapide coup d'œil à son téléphone qu'il tira de sa poche arrière.

- Ils ne devraient plus tarder. D'ici dix minutes, je pense.

Un sourire satisfait étira mes lèvres tandis qu'une lueur de joie s'allumait dans mes yeux.

- Parfait...

Plus que dix minutes. Et je pourrais enfin les serrer dans mes bras.


Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Pandore ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0