la chambre des regrets
Louise venait de s’installer dans l’appartement de ses rêves.
Sixième étage d’un immeuble chic. Vue dégagée. Silence rare.
Elle avait tout conquis seule. Directrice de la section publicité d’une grande agence parisienne, célibataire, fière de l’être. Pas d’enfants, pas d’animaux, pas de lien.
« Laisser croire, c’est un luxe pour les faibles. Moi, je sais. »
Le jour de l’emménagement, une voisine du dessous l’aborda.
— Vous avez pris l’appartement de la vieille folle.
— Pourquoi « folle » ?
— Elle disait que l’appartement bougeait la nuit. Qu’elle voyait des visages dans les vitres. Elle est en EHPAD, maintenant. Il paraît que ça va mieux.
— Tant mieux pour elle, sourit Louise.
Et tant mieux pour moi : ce logement est parfait.
Le premier soir, en fermant les rideaux, Louise s’arrêta.
Un chemin de terre traversait le terrain vague en contrebas.
— Curieux… je ne l’avais pas vu plus tôt.
Elle haussa les épaules.
À minuit, un bruit la réveilla. Des sanglots. Une voix étouffée de femme.
Elle se leva d’un bond, fit le tour. Rien. Silence.
— J’ai rêvé. C’est tout.
Mais en retournant au lit, elle sentit un courant d’air froid, alors que toutes les fenêtres étaient fermées.
Le lendemain, le chemin était toujours là. Mieux tracé. Il rejoignait maintenant une voie rapide.
— Comment ai-je pu rater ça ?
En sortant, elle croisa la voisine du cinquième.
— Il y a un accès derrière l’immeuble ? Un chemin ?
— Quel chemin ?
— Celui qu’on voit de ma chambre. Un sentier dans la prairie.
Silence.
— C’est une ancienne décharge. Toxique. Aucun accès. On ne peut pas y aller.
Pause. Puis :
— On voit ce qu’on veut voir, mademoiselle.
Ce soir-là, le terrain vague était devenu un jardin bordé de fleurs. Et un banc en bois venait d’apparaître au bout du sentier.
Louise fouilla dans ses affaires, retrouva son vieil appareil photo à pellicule. Il restait trois poses.
Clic. Elle immortalisa la scène.
Mais dans la vitre de sa chambre, un reflet l’arrêta.
Ce n’était pas elle.
Une femme belle. Douce. Inconnue. Et dans ses mains, une pancarte : CHANGE.
Cette nuit-là, elle ne dormit presque pas.
Encore des sanglots. Et une voix :
« J’aurais dû choisir l’amour… au lieu d’obéir à mes principes. »
Elle se leva, ausculta les murs. Rien.
— Encore un rêve…
Le matin, la voisine du cinquième avait disparu.
— Dommage… elle aurait pu entendre.
Et dans sa tête, une idée :
Ce soir, je reprendrai une photo. La dernière.
Le soir, l’homme apparut.
Assis sur le banc, un bouquet à la main. Il attendait.
Clic. Dernière photo.
Louise plaça les trois clichés dans une enveloppe et descendit.
Elle sonna à l’étage du dessous. Longtemps. Rien.
Une femme ouvrit depuis le quatrième.
— Que se passe-t-il ? Pourquoi sonnez-vous chez… ma mère ?
— Je voulais lui montrer… les photos. Derrière mon immeuble, le paysage change.
Silence. Puis les larmes.
— Maman est morte. Il y a deux mois.
Louise vacilla.
— Mais… je lui ai parlé. Avant-hier.
— Vous êtes au sixième, n’est-ce pas ?
— Oui.
— C’était son atelier. Elle peignait là-haut. Jusqu’au bout.
L’appartement du cinquième était silencieux. Figé.
Des prospectus s’entassaient. Une toile reposait près d’un chevalet.
Le visage de la femme de la vitre.
— C’est ma mère, dit la fille. À vingt ans.
Puis elle prit le dernier tableau peint avant sa mort.
Une prairie. Un chemin bordé de fleurs. Un banc. Et l’homme au bouquet, assis comme en attente.
Louise ouvrit son enveloppe. Trois clichés en noir et blanc.
Au début, un terrain vague.
Mais sous leurs yeux, lentement, les images changèrent.
Les fleurs apparurent. Le banc. L’homme.
La peinture. Devenue réalité.
Louise comprit.
Ce n’était pas sa folie. Ce n’était pas un rêve.
C’était un passage.
Une artiste avait peint un regret. Une vie possible.
Et elle, sans le savoir, l’avait regardée vivre.
Peut-être fallait-il une autre femme, pour finir ce que l’amour avait laissé en suspens.
Elle ne regardait plus la vitre.
Mais elle allait en avant, pour trouver ce qui lui manquait le plus.
C’était devenu une évidence : l’amour.
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