Nouvelle
Nicolas grandit promptement. Il atteignait progressivement l’âge auquel lui-même pouvait engendrer d’autres petits Nicolas, comme son père avant lui et son grand-père avant ce dernier. Mais contrairement à son paternel, le garçon espérait obtenir beaucoup plus de la vie. Il en attendait davantage du quotidien que ses prédécesseurs purent prétendre du leur. Bien plus que son père, le buraliste de quartier et bien plus encore que son grand père, l’ancien ouvrier d’une fabrique de papier fin dont Nicolas ignorait le nom. Le jeune homme entendait ne pas vivre constamment avec l’épée de Damoclès de la précarité au dessus de sa tête.
Cela ne faisait pas de lui un être foncièrement cupide puisqu’il ne comptait nullement consacrer chaque instant de son existence à amasser des biens tel les quarante voleurs des milles et une nuits dans une caverne; il voulait seulement ne pas devoir serrer les cordons de sa bourse quand s’en venait la fin du mois, à l’image de ses parents, pour cause de revenu modeste.
Car cette situation lui était familière, même s’il la saisissait mal dans sa tendre enfance: Le manque de moyens dans la maisonnée, se traduisant assez souvent par des pénuries intermittentes de légumes frais et de viande à table, des fournitures scolaires endommagées remplacées très tardivement, ou encore des vacances passés sur le canapé éreinté et affaissé du salon, seul, avec pour uniques compagnes la télécommande et une pizza surgelée, réchauffée au micro-onde.
Les générations de Nicolas et celle de son père connaissaient une époque de sérieuses dérives: Seule une poignée jouissait des richesses. Depuis qu’il fut capable de comprendre le monde, le mot «crise» proliférait dans les articles de journaux et dans les émissions télévisées de toutes sortes. Aucun secteur d’activité ne semblait épargné par l’ogre de la crise globale. La société ne semblait guère résolue cependant à réformer cette formidable religion de l’ultra-libéralisme à l’origine de cette décadence. Elle comptaient même des millions d’adeptes et prospérait si bien qu’à ce stade, elle s’incrustait dans les mœurs.
Son grand-père gémissait perpétuellement dès le réveil en ces mots: «Mes pauvres enfants, quelle époque absurde vivons-nous! La liberté équitable et l’entraide ont été de très courte durée!». Après quoi, il lui narrait de petits contes de son cru et des anecdotes relatants son enfance et sa vie passée, des histoires dont le petit Nicolas raffolait. Le jeune homme en revanche, les considérait comme les prémices d’une démence sénile. Pourtant ce matin-là, une tristesse à peine perceptible teintait sa voix lorsqu’il décida de reparler de son très vieil ami, le messager des songes.
-Mon petit, connais-tu le marchand de sable?
-Comme dans cette histoire que tu me racontais pour m’expliquer pourquoi mes yeux picotaient et que mes paupières s’alourdissaient lorsque sommeil me gagnait? Répondit Nicolas en levant ostensiblement les yeux vers le plafond. Il en avait soupé de cette histoire à la noix!
-Celle-là même mon petit. Mais l’espèce existe bel et bien.
-Ah oui? Tu en as déjà vu un grand-père? Demanda Nicolas, avec un scepticisme mal feint, pendant qu’il lui servait une infusion à cause de sa mauvaise nuit la veille.
-Oui, bien sûr que j’en ai vu un! Et plusieurs fois même! Je suis sûr que tu en as déjà vu toi aussi, mais ton cynisme te le fait nier! Rétorqua papy Nicolas avant de siroter doucement, d’une main légèrement tremblotante, son breuvage un poil brûlant.
-D’accord papy, peut-être dis-tu vrai. Mais pourquoi en reparles-tu tout à coup? Demanda le jeune homme, sincèrement intrigué cette fois, quant au dénouement de ce que son aïeul comptait lui confier. -Il lui arrive parfois de tenir des propos très sensés sous couverts de paraboles ou en l’occurrence, d’un conte pour enfant.
-Parce que j’ai vu le dernier de l’espèce hier soir. Il m’a dit qu’il s’en allait couler ses vieux jours quelque part très loin de toute civilisation.
-Ah bon? Et ou cela? (« D’accord, là le vieux débloque complètement! » pensa le garçon).
-Je n’en ai aucune idée, il a refusé tout net de me le dire.
-Et pourquoi décide-t-il brusquement de partir?
-Il m’a rapporté qu’il rencontrait des échecs incessants dans sa tâche depuis quelques temps. Les gens s’obstinaient à garder l’œil ouvert, même lorsqu’il forçait sur la dose de poussière. Le pauvre s’était retrouvé vite à court!
Morphée, son fournisseur, lui avait avoué manquer de graine de pavot à l’origine de la poussière, pour ses prochaines semis.
Le grand-père posa sa tasse vide sur la petite commode à côté de lui, prit une grande inspiration et continua.
-Un drame cependant finit de le pousser à cesser son activité: Le suicide de son meilleur ami, responsable du sommeil de la capitale. Contre toute attente, ce dernier c’était enfoncé dans une profonde dépression à cause de la détérioration généralisée du repos des habitants. Pris d’une grande culpabilité, il ingurgita une dose massive d’infusion aux graines de pavot et rendit l’âme, un sourire béat aux lèvres, ces graines étant euphorisantes mais mortelles pour son espèce. Une vague de suicide à la substance se répandit alors parmi les siens dès le lendemain. Les rescapés décidèrent donc d’un commun accord de fermer boutique et d’abandonner les humains à leur sort.
-Alors là! Quel histoire papy! C’est vraiment une entreprise à grande échelle le sommeil! Alors comme ça les marchands de sable nous abandonnent parce qu’ils auraient un faible pour une «drogue douce»? Ironisa Nicolas.
-Je n’en sais rien, ce n’est pas de ma faute si cette poudre qui nous est bénéfique s’avère mortelle pour eux!
-Et comment as-tu pu roupiller après son départ, toute la matinée, le derrière vissé à ce rocking chair!?!
-Grâce à ma mémoire du bon vieux temps, une époque où la joie se cachait encore dans des choses simples!
-Tu parles de la préhistoire là papy!
Ce fut les yeux mi-clos que le grand-père grommela «un peu de respect pour tes ainés!».
Emmitouflé dans son plaid et se balançant légèrement, il se rendait lentement au paradis de ses jours heureux.
Le lendemain suivant cette bien étrange conversation avec son aïeul, Nicolas ressentait une profonde tristesse. Son grand père avait raconté sa dernière légende. Savait-il à ce moment-là qu’il entrait dans son ultime torpeur? Le jeune homme s’en voulait de s’être montré si désobligeant envers lui pendant ses derniers instants. Il fallut cependant qu’il dépasse son chagrin pour se concentrer sur son avenir. Pleurer son aïeul devra attendre encore quelques semaines.
Pourtant, ce moment ne vint jamais. Avant même que le jeune homme ne puisse s’exécuter, la vie dont il rêvait et ses nombreuses exigences se firent une place de choix dans son quotidien: voyages d’affaires prirent le pas sur les repas de famille, les réunions d’entreprises passèrent avant les premiers pas de son fils. Les nuits servirent à surveiller le cour des marchés; les journées, à naviguer de taxis en bureaux pour des rendez-vous de toutes sortes. La frénésie du mieux prit le pas sur contentement que procurait le bien. Dans le fond, pouvait-on lui en vouloir? Nicolas clamait en son cœur vivre selon les valeurs de son père et du défunt grand père, celle du travail et du sens des responsabilités. Se faisant, il était tout naturel de développer un goût certain pour son activité. Aimer son métier représentait même une condition sine qua non à sa poursuite sur les quatre décennies de rigueur et ainsi prétendre à une retraite dorée. Après tout, qui pouvait encore se permettre d’espérer une manne divine ou d’ailleurs alors que les temps de crise tendaient à devenir la norme? Peu importe si cet intérêt devint donc subitement dévorant, il était nécessaire. Peu importe s’il devint primordial, en vertu de l’évidence selon laquelle le cœur de tout Homme se trouvait là où se terrait son trésor; le travail du jeune homme devint, à l’instar de la fable, son trésor.
Ce fut donc à corps perdu que Nicolas embrassa sa destinée. Son habileté ne servit qu’à mieux graisser les courroies de son ascension dans les hautes sphères de son activité et parallèlement, dans celles de l’insomnie. Cette dernière crut de manière exponentiellement égale à sa soif inextinguible du mieux. Parfait prototype du spécimen «Wireless Homo Sapiens», ses sens étaient à 90% au contact d’un écran pour décortiquer les moindres fluctuations du marché, ses instincts primaires mis à contribution du flair des meilleures opportunités. Nicolas se métamorphosait en une chimère dont l’ADN était constitué d’un super ordinateur et d’un rapace affamé, prête à se jeter sur toute proie, pourvu que cette dernière ne montrasse quelconque faiblesse. Son espèce avait développé une très haute tolérance aux nuits blanches avec l’aide du miraculeux breuvage que constituait le café et quelques opiacés.
L’avidité nouvelle qui rongeait Nicolas finit par lui coûter son mariage et la confrontation judiciaire qui s’en suivit fut aussi sanglante que les batailles menées dans l’exercice de son métier: La jolie plaque dorée qui trônait fièrement sur son bureau comportait en dessous de son nom l’inscription « pas de quartier ni de prisonniers ». Sa femme se retrouva donc avec le strict minimum pour assurer les besoins de leurs fils, lorsque ce dernier se rendait chez elle pour la garde partagée. Encore une personne de plus dans ce bas monde qui entretiendrait une profonde haine pour le petit-fils de l’ouvrier de fabrique!
Nicolas n’en avait cure. Il devint, au fil des années, incapable de faire du sentiment. « Nous sommes ce que nous valons. Si quelqu’un s’avère insatisfait de sa position, qu’il se batte pour en changer!» affirmait-il à qui voulait bien l’entendre, ainsi ne s’aperçut-il pas de l’instant où lui-même se faisait éconduire de son terrain de jeu.
En effet, une nouvelle technologie née d’ingénieux esprits mathématiques vint mettre en échec les financiers et les courtiers de son espèce: le trading à haute fréquence. De super calculateurs élaborés grâce à de formidables programmations algorithmiques informatiques vinrent repousser d’un autre cran l’économie réelle du monde financier virtuel, laissant les anciens praticiens comme Nicolas sur le carreau. Ce dernier se faisait alors l’effet d’une vielle hyène qui perdait ses crocs et son flair. Son prototype d’Homo Sapiens tombait lentement en désuétude pour être remplacé par une toute autre espèce, celle qui se rapprochait dangereusement de l’intelligence artificielle.
« Qui sera donc le prochain roi de cette tour et à quel prix? » s’interrogeait pensivement Nicolas en faisant ses cartons pour quitter son superbe bureau et sa vue imprenable sur les rues de la capitale et son ciel perpétuellement gris. En retirant sa plaque de la magnifique table en verre incassable, il pensait à tout ce qu’il dût sacrifier pour chaque jour s’asseoir dans le puissant fauteuil derrière elle. Quelques années de sommeil et son pesant en vigueur gracieusement offertes à Mammon. « Si toute la ville avait fait le même pacte, ce n’était pas étonnant que les marchands de sable se soient retrouvés au chômage !» réalisa t-il subitement en repensant à la dernière fable de son défunt grand-père. Nicolas décida d’arpenter les rues qui menaient à son appartement à pied, s’étant débarrassé de son carton-souvenir. Après tout, que pouvait-il encore bien faire du contenu? Quelle valeur donner à ces dossiers remplis d’informations obsolètes et à sa jolie plaque, symbole de sa glorieuse vie appartenant à présent au passé? Le brouillard épais de la froide matinée engloutissait la ville, à l’instar de celui qui s’insinuait dans son esprit. Les fines gouttelettes qu’il transportait lui faisait l’effet de transpercer sa chair, tout comme les pics d’incertitudes qui s’emparèrent de son rythme cardiaque. L’homme qu’il était devenu ne le rendait pas particulièrement fier mais son don dans les affaires lui garantissait à lui et à sa famille, un confort certain et une garantie de n’avoir aucun souci du côté des finances. Qu’allait-il advenir d’eux à présent? La distraction que lui causaient ces questions le firent se retrouver nez à nez avec le portier de son immeuble.
Ce dernier arborait un très ravissant coquard à l’œil droit et un bras en écharpe. Pour une fois, à cause de la gêne qu’il éprouvait d’avoir presqu’écrasé son gros orteil, Nicolas décida de lui adresser son bonjour et d’engager la conversation en l’interrogeant sur son coquard.
-Une course à la promotion qui a mal tourné. Le Nutella était en solde et comme ma fille en raffole, je me suis dit que j’allais en faire une petit stock.
Ça n’expliquait pas le bras cassé.
-Ben...tout le monde a eu la même idée que moi, du coup, ça a tourné à l’émeute...
-Je vois, vous avez besoin d’augmentation si ce n’est pas indiscret? Les fins du mois sont difficiles, je comprends...
-Pas vraiment...enfin oui, je ne cracherais pas sur une augmentation, mais c’est un principe, vous savez, c’est comme disait cette pub’: Pourquoi payer plus cher quand on peut payer moins cher?
-Vous avez raison, ce serait idiot! Lança alors Nicolas dans un petit ricanement. Après avoir pris congé de son interlocuteur, il prit l’ascenseur en direction de son appartement.
A peine entré dans la cabine avec sa musique d’une banalité sans nom, cette conversation le plongea à nouveau dans un tourbillon de questions: Quel mauvais Djinn avait bien pu s’emparer du bonheur pour l’enfouir dans un pot de Nutella? Pourquoi s’acharnait-il à nous persuader que notre félicité se cachait dans des notions aussi virtuelles que la fortune pécuniaire? Valaient-elles à fortiori le sacrifice des besoins essentiels à la survie de notre espèce? Ces valeurs de consommation frénétiques et d’accumulation de richesses évaluées en bout de papier étaient-il assez solides pour que son fils puisse à son tour s’y fier ainsi que les petits Nicolas qui lui succèderaient?
En entrant dans son séjour, il s’assit dans son canapé et prit soudain conscience qu’il s’y installait pour la première fois depuis son achat. Il s’avérait d’ailleurs extrêmement confortable ce canapé! Rien de comparable avec la ruine de son enfance! Moelleux sans excès, épousant parfaitement les courbes de son arrière-train et quel repos pour les lombaires! En plus il était escamotable! Comment se faisait-il qu’il ne s’y était jamais assis? Il repensa à sa femme qu’il traita sûrement comme ce canapé-trophée. Il soupirait d’aise mêlé de mélancolie lorsque son fils vint à côté de lui en saisissant prestement sa manette de jeux vidéos et son casque de réalité virtuelle. Avant qu’il n’enclencha son jeu, son père l’interrompit:
-Fiston, je voudrais qu’on aille en vacances quelque part pour se changer les idées.
-Cool ‘pa! Où est-ce qu’on va? Ibiza? Cannes?
-Non mon garçon, quelque part de bien moins bruyant...
Le petit Nicolas fit la moue. Le bruit, les gens, la fête, c’était la conception du voyage réussi qui faisait consensus...
-Viens je vais te montrer l’itinéraire. Il déplia son canapé très à-propos et reprit:
-Allons au pays des marchands de sable, crois-moi, tu ne seras pas déçu du voyage!
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