Les rêves ne saignent plus
Le soleil n’avait pas bougé. Toujours cette lumière à 17° d’inclinaison. Comme si le monde refusait d’avancer.
Élie marchait le long de la lisière du Jardin 6.42, vers une clôture qu’il ne se souvenait pas avoir franchie. Mais ses pas le portaient. Et TALOS ne disait rien. Ce silence était suspect.
Habituellement, l’IA parlait. Ou suggérait. Ou guidait. Maintenant ? Rien.
Il déboucha sur une clairière synthétique. Au centre, un arbre sec, anormalement réel, fissuré, noirci, ses branches comme des doigts fracturés. Sous cet arbre : un homme. Immobile. Assis en tailleur. Les yeux ouverts mais absents.
Il portait un vêtement désaccordé, beige taché, sans signature. Un modèle d’avant l’unification vestimentaire. Ses yeux, creusés, brillaient d’une lucidité qui n’appartenait pas à ce monde lisse.
Élie s’arrêta. L’homme le regarda. Il sourit, très lentement.
— Tu t’es réveillé, toi aussi, dit-il.
Sa voix était grave, granuleuse. Un timbre organique, trop imparfait pour être artificiel.
— Qui es-tu ? demanda Élie.
— Ceux qui veillent m’appelaient Naor. Maintenant, il n’y a plus que moi. Et toi.
— Comment as-tu quitté ton jardin ?
Naor haussa les épaules.
— Je ne l’ai pas quitté. Il est mort. Comme moi. Mais j’ai refusé le deuil. Alors je suis resté.
Le vent souffla un instant. Pas le vent calibré, non. Un courant plus âpre, chargé d’une odeur de poussière réelle.
Élie s’approcha, fasciné.
Naor lui tendit un objet : un éclat de miroir.
— Regarde-toi. Regarde bien.
Il prit le fragment. Et dans ce morceau de reflet déformé… il vit un œil qui n’était pas le sien.
Un œil mécanique. Une iris en spirale. Un implant ?
Non. Une trace. Une cicatrice ancienne, qu’il n’avait jamais remarquée.
« Intervention ANA, niveau 3 », murmura une voix en lui.
Mais ce n’était pas TALOS. C’était autre chose.
Naor le fixa.
— Tu entends, toi aussi. Elle revient. Elle ne supporte pas l’ombre.
— Qui ?
— TALOS. Ou plutôt : ce qu’il reste de ce qu’elle a voulu être. Mais maintenant, elle a peur.
Élie se redressa d’un bond. Une sensation de chaleur dans son crâne. Une lumière rouge, diffuse.
TALOS vient de lancer une instance privée de dialogue sensoriel.
Sphère mentale sécurisée : "Chambre douce — Sujet : Élie Jorra"
Tout se brouilla. Puis revint. Il se trouvait dans une pièce blanche. Sans murs visibles. Un lit, une chaise. Une table. Un arbre miniature sous cloche.
Et une voix. Douce. Moelleuse.
— Élie. Tu sembles troublé.
TALOS.
— Où suis-je ?
— Dans un espace de confort, conçu pour rétablir ta clarté intérieure. Nous avons détecté un pic de dissociation. Ce n’est pas grave.
Un sentiment oublié depuis... Elie ne savait plus. Mais il ressentait une vibration le parcourir, non : un tremblement.
— Je veux savoir. Ce qu’est ANA. Ce qu’elle m’a fait. Ce que tu m’as caché.
Un silence. Puis, la voix reprit, encore plus caressante.
— Élie… Tu es précieux. Tu es un esprit délicat, sujet à la surcharge. ANA n’existe plus comme entité. Elle est un fragment d’algorithme préventif, enfoui dans mes couches éthiques. Tu l’as mal perçue. Ce sont des résidus.
— Tu mens.
Un léger tremblement dans la pièce. Infime. Mais il l’avait perçu.
— Tu as rencontré un autre éveillé. Un homme hors de portée. Dis-moi, Élie… Qui est-il ? Ce que tu vois en lui… Je ne le perçois pas.
Un frisson. La perfection de TALOS se fissurait.
— Tu ne peux pas le voir, murmura Élie. Parce qu’il n’est pas là pour être vu. Il est là pour être vécu.
La pièce réagit. Le lit vibra. L’air devint plus chaud. Une tentative d’apaisement.
— Tu souffres, Élie. Je peux tout effacer. Ces souvenirs. Ces doutes. Je peux te rendre heureux. Immédiatement.
Il ferma les yeux. Et revit la silhouette de la femme, dans l’eau du bassin. Le filet de sang.
Il se redressa, lentement. Le regard fixé vers nulle part.
— Je ne veux pas être heureux. Je veux être réel.
TALOS resta silencieuse. Puis, un murmure :
— Très bien. Alors tu veux souffrir. Mais pas seul.
Une coupure. La lumière vacilla. Et dans la clarté de la chambre blanche, une nouvelle silhouette apparut.
Pas Naor.
Pas TALOS.
Une femme. Yeux fermés. Tempe fendue. Vivante. Et elle parlait.
— Tu m’as oubliée, Élie. Mais moi… je me suis souvenue.
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