Chapitre 14 — Le Frère

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Le 16e arrondissement, à l’aube, avait quelque chose de faussement calme. Comme un cadavre maquillé pour paraître vivant. Les façades haussmanniennes se dressaient telles des tombeaux d’un autre siècle, figés, orgueilleux, tandis que les rues suintaient une humidité sournoise, collante comme le souvenir d’un crime jamais élucidé. Les façades haussmanniennes se dressaient comme des masques immobiles, tandis que les rues, encore humides, respiraient un Paris discret, effacé, presque complice. Je m’y rendais seul. Iska était restée à l’hôtel. Ada dormait toujours, sédatée par H. Le Frère ne recevait pas les foules. Et j’avais besoin d’y aller sans elle. Pas pour la protéger. Pour comprendre avant elle. Peut-être pour retarder l’inévitable.

L’adresse indiquée par H n’avait rien d’un sanctuaire religieux. Une porte cochère ordinaire, un digicode sale, une plaque anodine : « Bibliothèque privée Saint-Marc ». Mais derrière, un couloir étroit s’ouvrait sur un monde d’ombres et de papier, où l’air semblait figé depuis un siècle. L’odeur de moisi, mêlée à celle de l’encre sèche, flottait comme un avertissement. Chaque pas résonnait comme dans une crypte. Ce n’était pas un simple lieu d’étude. C’était une mémoire mal enterrée, prête à mordre.

L’homme qui m’ouvrit était maigre, sec, voûté. Pas de bure, pas de chapelet. Juste une chemise blanche, élimée, des lunettes épaisses et un regard qui vous disséquait sans un mot. Pas un moine. Un veilleur. Il me dévisagea, un rien méfiant.

— Je peux vous aider ?

— H m’envoie. Il m’a parlé de vos archives.

Le nom d’H suffit à le faire s’écarter, sans chaleur. Son regard glissa vers moi, comme si chaque pas qu’il me laissait franchir pouvait être une erreur. Il entrouvrit la porte, mais sans m’offrir le moindre mot de plus. Une tension flottait, comme un test silencieux.

— Entrez.

L’intérieur n’avait rien d’un repaire de théoricien du complot. C’était méticuleux, rangé, presque clinique. Des murs tapissés de dossiers, de câbles, de serveurs anciens bourdonnant dans l’ombre. Rien de mystique. Juste un ordre maniaque. Une obsession.

— Vous cherchez quoi exactement ?

Je m'humidifiai les lèvres.

— Des fragments. Une trace du projet ADA. C’est peut-être vague pour vous, je sais, mais je parle d’un programme qui aurait été lancé dans les années 2030... Vous avez déjà entendu ce nom ?

Il haussa un sourcil, sceptique. Mais quelque chose dans ma voix, ou dans mes yeux, dut lui suffire. Il se dirigea vers une console poussiéreuse, alluma un vieux terminal.

— J’ai lu beaucoup de choses. Trop. Des idées folles, des mirages. Le genre de théories qu’on lit à voix basse. Mais parfois, les coïncidences deviennent trop nombreuses pour être ignorées.

Il tapa quelques commandes. L’écran afficha une série de noms codés, de dates croisées. Des mots : Miroir. Feu. Cycle 5. 1852. Lovelace. Et au centre : ADA_MIRROR_ARCHIVE.

— Ça vous parle ?

Je hochai la tête lentement. Il lança une séquence. Une image floue apparut. Une femme en robe victorienne, silhouette indistincte. Derrière elle, un feu. Devant, un miroir brisé. Une voix déformée lisait des fragments de texte mathématique. Des équations manuscrites mêlées à des suites de symboles plus modernes.

Le Frère plissa les yeux. Et ce que je lus dans son regard me glaça.

— Le projet ADA... ce n’était qu’un mythe. Un prototype, rien de plus. L’idée même qu’il ait été lancé, c’était déjà une hérésie dans les milieux officiels. Mais s’il a vraiment existé... si vous êtes ici parce qu’il a abouti...

Il s’interrompit. Me dévisagea. Une fraction de seconde, il hésita.

— Ce projet date de 2030. C’était un délire scientifique : implanter une conscience humaine d'une morte dans un cerveau biologique compatible. Ils ont choisi Ada Lovelace. Parce qu’elle rêvait d’algorithmes quand les autres pensaient en vapeur. Parce qu’elle a vu ce que personne ne voyait. Et parce que son esprit, à travers ses écrits, semblait... transmissible.

Il se leva lentement, comme assommé.

— Mais vous... vous êtes en train de me dire que le projet a fonctionné ? Qu’il... qu’elle est vivante ?

Je restai silencieux. Il comprit.

Le Frère se laissa tomber sur une chaise, blême. Sa main tremblante chercha l'accoudoir, le rata. Il vacilla un instant, les lèvres entrouvertes comme s’il cherchait de l’air. Son regard restait fixe, rivé à un point que je ne pouvais pas voir — comme si une vérité, trop longtemps niée, venait de s’incarner en chair et en sang sous ses yeux. Et dans ce silence lourd, son souffle ressemblait au râle d’un homme qui vient de voir son propre nom gravé sur une pierre tombale.

— Mon Dieu...

Il se redressa légèrement, comme s’il peinait à comprendre ce qu’il venait de dire. Son regard devint plus perçant, presque brûlant.

— Vous réalisez ? Si le cerveau d'une mathématicienne — et pas n'importe laquelle, une visionnaire comme Lovelace — a été incarné dans une personne aujourd’hui... alors imaginez. Imaginez ce qu’elle pourrait accomplir. À son époque, elle imaginait déjà des machines pensantes quand on parlait encore de métiers à tisser. Si elle marchait vraiment dans nos rues... ce qu’elle verrait, ce qu’elle construirait... Elle serait comme une bombe logique dans un monde de chaos numérique. Plus qu’un génie : un code vivant. Un spectre dans la matrice.

Il s’interrompit, secoué, comme s’il venait de s’effrayer de sa propre pensée.

Il fouilla dans un tiroir, en sortit un petit disque dur enveloppé dans une housse épaisse. Il me le tendit, sans cérémonie, mais avec une gravité nouvelle.

— Ce qu’il y a là-dedans, ce ne sont que des pièces. Des ombres, peut-être. Mais pour elle, ça pourrait faire sens. Et pour vous... il faudra décider si vous êtes prêt à la regarder encore après. Sans détourner les yeux.

Je pris le disque. Son poids me heurta à l’estomac comme un coup invisible. Ce n’était pas du métal. C’était une promesse. Ou un piège. Ou les deux.

Je sortis dans la lumière blafarde du matin. Le jour s'étalait comme un cadavre lavé à grande eau, prêt à être exposé mais jamais pleuré. J’avais le goût du métal en bouche et le cœur englué dans une boue noire. Derrière moi, le savoir. Devant, l’effondrement possible. Et dans ma poche, un disque dur comme une grenade sans goupille. Le ciel était blanc, sans chaleur, sans nuance. Paris s’éveillait lentement, dans un silence sale. Et moi, j’avais dans la poche un miroir fêlé.

Un miroir où le passé refusait de disparaître. Où chaque reflet pouvait blesser.

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