Chapitre 9 - Sully
Je serre les dents, encore une fois frustré par le point que je viens de laisser filer sous mon nez. J’ai beau connaître le jeu d’Asher par cœur, il arrive encore à me déstabiliser sur des balles qui sont largement à ma portée.
— Couvre ton terrain ! me crie Terrence depuis le banc.
— Tu crois que j’essaie de faire autre chose ? raillé-je.
Le petit sourire narquois d’Asher me donnerait presque envie de lui envoyer un service en plein visage. Presque. Je ne suis pas sûr que la colloc d’Elsie, qui le regarde avec passion depuis son siège, apprécierait que je l'abîme.
Ellery est assise à quelques mètres de là dans les gradins du court principal, fidèle à son nouveau poste de groupie. Asher ne les ramène pas toutes ici, et je suis surpris de le voir s’investir aussi rapidement et avec autant d’enthousiasme. Il y a quelques temps, une dénommée Katie avait eu sa place de fan attitrée, elle aussi, mais je suis presque certain que leur relation durait depuis plus d’un mois - soit le plus long engagement sentimental d’Asher.
L’odeur de la terre battue mouillée par le coach sur le terrain d’à côté me sort de ma rêverie. Je m’éponge rapidement le front en passant devant ma serviette, et nous changeons de côté. Deux jeux à trois, je peux toujours remonter.
Cet entraînement spécial est de loin celui que je préfère. Après les exercices, la technique et la répétition des gestes que nous travaillons sans relâche, vient ce moment de consécration, celui pour lequel je m'entraîne tant. La mise en application de tous les conseils du coach, de tous nos ressentis. Un match, un vrai, qui ne compte pas vraiment mais qui nous booste autant que le ferait une compétition nationale.
Alors, quand je sers en direction d’Asher, les contours se brouillent, et je ne fais plus qu’un avec ce terrain. Je fusionne avec la terre, avec le grip qui entoure le manche de ma raquette, avec Asher, de l’autre côté du filet. Les sensations qui affluent au rythme de chacun de mes pas, des coups qui s'enchaînent, ça me fait vibrer. Je sens littéralement l’adrénaline courir dans mes veines, et plus que tout, je me sens invincible.
— C’est mieux, Warren. Je mets ça sur le compte des spectatrices ? se moque Terrence en adressant un coup de tête vers les gradins.
Jeu blanc. Asher n’a pas mis un seul point sur mon jeu de service. Je fronce les sourcils. Ellery n’est plus toute seule, et je suis pourtant sûr que c’était le cas avant le début de ce jeu. Elsie vient de la rejoindre, et elle m’adresse un petit signe de la main. Je lève la mienne lentement, hébété, comme si sa présence ici relevait du miracle.
Je tente de ne pas me laisser déstabiliser par son arrivée, et ça s’avère plus compliqué que prévu. Asher me rattrape à nouveau, et finit par remporter le premier set six jeux à quatre.
— Sully ?
L’esprit surchargé de schémas de jeu, il me faut une seconde pour réaliser que quelqu’un est en train de me parler.
— Tu permets ?
Je hoche la tête, confus, quand Elsie ouvre le portillon qui mène au court et vient s'asseoir à côté de moi. Mais qu’est-ce qu’elle vient faire là ?
— Asher connait ton jeu aussi bien que tu connais le sien. Arrête de croiser tous tes revers, tu lui sers les points sur un plateau d’argent, là.
J’écarquille les yeux, mais elle ne s’arrête plus.
— Balance lui des longs de ligne plusieurs fois d’affilée, puis alterne avec tes croisés. Tu verras, il est tellement calé sur le rythme que tu lui donnes, que le temps qu’il réalise ce qu’il se passe, t’auras gagné le deuxième set, chuchote Elsie.
Je baisse les yeux vers le sol. Est-ce qu’elle est en train de se foutre de moi ? Le ton de sa voix me fait penser le contraire, alors je décide de suivre mon instinct. Je tends la main vers elle, incapable de lui répondre quoi que ce soit. Elle me check rapidement puis trottine à nouveau vers sa place, et je bloque toutes les questions qui me viennent à son sujet. Pas maintenant.
Je décide de suivre les conseils d’Elsie, et me concentre sur ce match comme si ma vie en dépendait. Comme elle l’avait prédit, Asher a un temps de retard sur presque tous mes longs de ligne, alors je remonte rapidement le score, et remporte le deuxième set ainsi que le super tie break en moins d’une heure. Derrière moi, j’entends Elsie me féliciter discrètement, et je ne peux m’empêcher d’esquisser un sourire en me retournant vers elle, qui me répond par un clin d’œil complice.
— Mec, t’as rarement aussi bien joué que sur ce deuxième set. Par contre, prends pas trop la confiance. Jeudi prochain, c’est pour moi, me taquine Asher en tapant dans ma main.
Je me laisse tomber sur mon banc, descends un litre d’eau pour apaiser ma gorge asséchée, puis me lève précipitamment, laissant toutes mes affaires sur le court. Je dois avoir l’air ridicule, mais il est hors de question que je laisse filer Elsie avant d’avoir eu réponse à mes questions.
— Els !
Elle me rejoint en bas des gradins, et s’approche du court. Je distingue très nettement le léger sourire qui flotte sur ses lèvres, et je m’incline devant elle, mimant une révérence.
— Je retire ce que j’ai dit. Je te laisse m’aider. Pour les filles, et pour le tennis, aussi. Pour tout ce que tu veux, en fait.
— Bon à savoir, Warren. Tout ce que je veux ? Je te prends au mot, ironise-t-elle d’un ton faussement hautain.
Je la fixe un instant, de ses mèches brunes aux reflets de la fin de soirée dans ses yeux noisette, à la teinte rosée de ses joues, de ses lèvres. Son short rose fluo met en valeur ses jambes bronzées, et, de ce que j’observe, franchement musclées.
— Miss Silver n’a donc pas joué au tennis depuis qu’elle a quitté le lycée, hein ? tenté-je.
Même Terrence n’a pas pensé à me parler du rythme de mes coups, de l’effet de surprise que je me devais absolument d’user contre Asher. Elle peut bien me raconter le contraire, Elsie n’a pas sorti ça de nulle part.
— T’as parlé à Ava ? rétorque-t-elle en ignorant ma question, les bras croisés contre sa poitrine.
Je ferme les yeux un instant en haussant les sourcils. Quelle audace.
— Heu, ouais. Non, grimacé-je, j’ai pas…
— Le courage ? se moque Elsie.
Je lui lance un regard noir, avant qu’une idée ne me vienne.
— Tu sais quoi ? J’y vais demain, dans l’après-midi. Je m’en occupe.
— Et ben voilà, il suffisait de se…
— Et si j’y arrive, tu réserves ta soirée, l’interrompé-je. On se retrouve demain soir, ici, à sept heures.
Son sourire tombe à mes pieds, et elle commence à bafouiller quelques excuses.
— Je… Ellery voulait qu’on aille à cette expo, heu, sur le campus…
— T’as tout le weekend pour y faire un tour, lui dis-je d’un ton cynique. Demain, sept heures, ici. Tu me fais confiance, j’espère ? Je ne vais pas te laisser gagner, mais je serai doux, c’est promis.
Tout à coup, c’est elle qui me fusille du regard, et je crois que ma pique a atteint sa cible.
— Deal. A demain, Sully. Oh, à une seule condition. Je veux une preuve, ricane-t-elle en s’éloignant à nouveau vers les gradins.
Une preuve ? Un mouchoir imbibé des larmes d’Ava avec test ADN à l’appui ? J’ai comme l’impression de m’être fait avoir à mon propre jeu.

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