Oliver Major

6 minutes de lecture

Coosada , Alabama

Samedi 20 juin 1998


L’atmosphère autour de moi me paraissait de plus en plus lourde. J’éprouvais une sensation inconnue de malaise irrationnel. Je n’avais objectivement pas de raisons de m’inquiéter. Ces garçons étaient certes odieux et profondément imbus d’eux-mêmes, assurés de la supériorité sociale de leurs familles, mais ce n’était pas une découverte pour moi. Je n’étais pas naïve au point de penser que le Civil Rights Act, promulgué trente-cinq ans plus tôt, une génération seulement, allait effacer d’un trait de plume le fossé culturel et économique engendré par la couleur de peau.

Pourquoi ne pouvais-je donc pas me résoudre à profiter des plaisirs offerts, boire, fumer, danser, flirter comme toutes les autres filles ? Je me dis que l’éducation religieuse rigoriste de ma grand-mère m’avait amenée à associer ces plaisirs aux péchés capitaux. Envie, gourmandise, luxure relevaient de l’interdit familial et social.

Je regardai le garçon à mes côtés. Son physique n’était pas pour me faire commettre le péché de chair. Sa silhouette était déjà alourdie par la sédentarité et l’excès de calories. Son visage portait encore de nombreuses traces d’acné et ses lunettes lui faisaient un regard de hibou. Ses cheveux mi-longs n’étaient pas vraiment coiffés, ou alors juste avec les doigts et le col de sa chemise avait connu des jours meilleurs. J’avais pourtant envie de prolonger la conversation avec lui. J’appréciais sa lucidité et son cynisme assumé.

— Tu as peut-être raison, finis-je par répondre.

— Raison sur quoi ? me répondit le garçon qui s’était retourné pour demander un autre verre. J’ai souvent raison, pour mon malheur.

— À propos de moi, de ma présence ce soir.

— Tu sais, j’ai dit ça comme ça.

— Non, je ne crois pas. Tu as compris comment ces garçons fonctionnent. Je suis sûrement un divertissement pour eux ou une façon de se donner bonne conscience. Le père de Betty lui a peut-être suggéré d’inviter une amie noire pour conforter son image progressiste.

— Je t’arrête, ne crois pas que cette mentalité soit l’apanage des mecs. Les filles sont peut-être encore pires.

— Betty ne s’est jamais montrée méprisante avec moi au lycée.

— Tu la connais vraiment bien ? Vous êtes déjà sorties ensemble avant ce soir ?

— Euh, non, pas vraiment. On n’a pas beaucoup de cours en commun et elle ne participe pas trop aux clubs de Carver.

— De toute façon, nous n’y changerons rien toi et moi, en tout cas pas ce soir. Profitons plutôt de ce qui nous est offert gratuitement. J’ai repéré une bouteille d’Elijah Craig. On n’en boit pas tous les jours. Tu devrais m’accompagner.

— Je ne bois pas, je te l’ai déjà dit.

— Pourquoi ? Tu es Quaker ?

— Pourquoi pas descendante de l’Oncle Tom pendant que tu y es ? protestai-je.

— Ne monte pas sur tes grands chevaux, tu l’as remarqué, je ne respecte rien. Il ne faut rien prendre au premier degré avec moi. Il est excellent, quel dommage de se priver de ce plaisir.

Je ne sais pas pourquoi, mais j’eus soudain l’envie de goûter à ce fruit défendu. De transgresser un principe capital dans ma famille. Même mon père, qui n’était pas un modèle de vertu, ne buvait jamais d’alcool, même pas une bière au bar avec des copains le vendredi soir.

— Juste pour goûter alors. Une goutte seulement.

Oliver me tendit son verre à peine commencé.

— Tu veux connaître mes pensées ? Elles en valent la peine.

— Non merci, dis-je en riant. Je préfère un autre verre.

— Un petit verre pour mon amie, demanda Oliver à un serveur noir.

Ce dernier me regarda avec réprobation. Je ne compris pas si c’était à cause de l’alcool ou de nos places respectives, de part et d’autre du buffet.

— Ne bois pas tout de suite, m’avertis mon nouvel ami. Prends le temps de t’imprégner de l’arome qui se dégage.

Il porta son verre sous ses narines et inspira profondément.

— Comme ça !

Je l’imitai. Il me regarda en riant.

— Si tu voyais ta tête… Allez, trempe juste le bout des lèvres, pas d’avantage.

J’absorbai une bonne rasade. Je me mis à tousser en ressentant une sensation de brulure sur la langue et dans la gorge.

— Je t’avais avertie, mais je crois que tu ne m’écoutes pas. Tu es une fille intéressante Chelsea, tu as du caractère, mais ça te jouera parfois des tours.

J’essayai d’exprimer ma désapprobation, mais je n’arrivais pas à articuler les mots.

— Prends un peu d’eau, ça va passer.

Je bus un grand verre pour apaiser la sensation qui faisait maintenant monter la sueur à mes tempes.

— Si on allait s’asseoir à une de ces tables ? me proposa Oliver.

J’acceptai la proposition avec l’envie de mieux connaître ce curieux garçon.

— Tu m’as déjà dit pourquoi on t’avait invité, mais pourquoi as-tu toi aussi accepté de passer la soirée ici, à part pour le whisky.

— Je ne sais pas trop moi-même, ce n’est pas la première fois, contrairement à toi. Ils m’invitent régulièrement et j’accepte à chaque fois. Je suis au lycée avec plusieurs d’entre eux, Will entre autres et je fais un peu partie de leur bande. Sans doute parce que je leur refile les devoirs de maths et de physique. Tu as l’air de me prendre pour un gars bien, mais je ne le suis pas tant que ça. Je peux aussi être un parfait connard dans certaines circonstances. Il y a toutefois une grosse différence entre eux et moi. Ils ne pensent qu’à marcher dans les pas de leurs pères et reprendre leurs affaires le moment venu. Moi, je veux me tirer d’ici et vivre ma vie dans un coin plus sympa, en Californie par exemple. Il y a encore la possibilité de créer de nouvelles entreprises dans le domaine de l’informatique et de se faire un paquet de dollars. Tu as entendu parler de Netscape ?

— Non, dis-je, ça ne me dit rien.

— La boîte a été créée il y a quatre ans par deux génies. Ils ont démarré avec une mise de cinq millions de dollars, aujourd’hui la boîte vaut deux milliards. Ces gars là ont compris que les machines, c’est devenu secondaire. Si on veut gagner de l’argent, il ne faut pas aller chez Intel ou chez Hewlett-Packard. Il faut développer du software.

— Du quoi ? demandai-je complètement dépassée.

— Les programmes qui font tourner les ordinateurs et même ça, ce sera bientôt dépassé. Il faudra fournir du contenu.

Je devais avoir l’air ahurie, alors il précisa à mon attention.

— Les informations que l’on trouve aujourd’hui dans les livres, à la bibliothèque, les journaux, les émissions de télé, tout ça sera accessible depuis un simple ordinateur. Bill Gates a parfaitement décrit ça dans son livre, « Les routes du Futur ». Tu as entendu parler de Bill Gates ?

— Non.

— Tu as un ordinateur ?

— On en a au lycée, oui.

— Tu utilises Windows, Word et Excel ? C’est lui qui a créé tout ça, avec sa boîte Microsoft. Depuis deux ans, c’est l’homme le plus riche du monde.

— Et toi tu penses que tu peux faire comme lui ?

— Peut-être pas devenir aussi riche que lui, mais qui sait ?

— Que vas-tu faire l’an prochain ?

— Je n’ai pas réussi à obtenir Berkeley, mais je vais aller à UCSB, à Santa Barbara. C’est moins prestigieux, mais plus cool. Après, j’essaierai de rentrer dans une boîte dans la Valley.

— La vallée ?

— La Silicon Valley. C’est la région où sont concentrées les plus grandes boîtes de technologie et où se créent toutes les nouvelles entreprises. C’est dans la région de San Francisco. Pour moi c’est l’Eldorado. Et toi, tu as déjà des projets ?

— J’ai encore un peu de temps pour y penser, j’aimerais bien la médecine, mais je ne pourrai pas payer une grande université. J’aimerais aller à Atlanta, pour faire une licence de sciences. Après on verra bien.

— Pourquoi Atlanta ? Depuis le Jeux Olympiques, il ne s’y passe plus rien. Ils n’ont même pas une équipe de foot digne de ce nom.

— C’est pas trop loin de Montgomery. Je pourrai rentrer voir ma famille. Ma mère n’a plus que moi.

— C’est bien de penser à sa famille, mais il faut surtout penser à soi et à ce que l’on veut devenir. La Californie, il n’y a que ça ou alors New York, mais le climat est vraiment trop pourri.

J’entendis une voix qui m’interpelait.

— Chelsea, qu’est-ce que tu fous avec cet ivrogne ? Il ne pense qu’à mettre à sac la cave de mon père. Viens nous rejoindre, je vais te faire visiter la maison.

— Vas-y, me conseilla Oliver, tu es là pour ça de toute façon. On se reparlera plus tard j’espère.

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