Chapitre 1
Le jeune homme arrive clopin-clopant jusque devant la salle de l'Assemblée. Le hall d'entrée qui s'étire devant lui est grand et somptueux, et sur les murs courent de fines mosaïques, rappelant de grandes découvertes. L'homme est la seule personne présente. Aujourd'hui est son grand jour : il présente aux Eminences de la Science les résultats de ses recherches. Un serviteur passe à côté de lui et détourne le regard. Kaël ne s'en offusque pas : il est habitué depuis longtemps au fait que personne ne supporte la vue de son visage. La cicatrice née de l'incendie de sa maison, d'une couleur à cheval entre le rouge et le marron qui jure avec son teint pâle, rebute tout le monde. Ce n'est pas le seul souvenir que lui a laissé l'accident : sa jambe gauche a été amputé. Tout cela lui a valu les moqueries, les brimades et le rejet de ses camarades de l'orphelinat.
Soudain, les portes s'ouvrent sur les gens qui décideront d'une partie de son avenir ; ils sont pour la plupart vêtus d'habits taillés dans les tissus les plus élégants et parés de bijoux étincelants. Traînant sa jambe d'acier derrière lui, le boiteux s'avance au centre de la pièce et s'incline comme il le peut, en essayant de garder son équilibre.
- Monsieur Avra, vous avez demandé une audience, nous vous l'avons accordée. Nous vous prions de nous communiquer les informations "capitales pour la Science" que vous nous avez promises, déclare une femme élancée, avec des cheveux bruns et des yeux jaunes, comme ceux des hiboux. C'est l'Eminence Bagoly.
Kaël se redresse et balaie du regard l'Assemblée. Onze personnes siègent ici, uniquement des gens ayant fait de grandes découvertes. L'Eminence Bagoly, par exemple, a réussi à inventer un langage universel, compréhensible par tous, pour communiquer avec toutes formes de vie animale. Elle est toujours suivie de rapaces en tout genre. L'Eminence Arcturus à, quant à lui, inventé un moyen d'utiliser la force des trous noirs pour produire des quantités astronomiques d'énergie. Mais la scientifique préférée de Kaël, son modèle, est l'Eminence Eneria. C'est en regardant cette dernière que Kael prend la parole :
- Très grandes Éminences de l’Assemblée, je vous remercie de m’accorder un moment de votre temps afin que je puisse vous exposer les découvertes que j’ai faites.
Comme vous le savez, l’Éminence Eneria a fondé le CRE, le Centre de Recherche sur les Énergies. Elle a réussi à prouver que le monde est régi par des forces phénoménales, dépassant l’imagination de l’Homme. Elle a distingué sept forces différentes, également appelées Énergies : le Feu, l’Eau, la Foudre, l'Air, la Terre, la Lumière et la Vie.
Pour ma part, au prix de plusieurs mois de travaux poussés, j’ai découvert un moyen de canaliser une partie de ces Énergies afin de les instiller dans un être vivant. Cela permettrait, en théorie, audit être de manipuler des éléments en lien avec l’Énergie instillée ! Imaginez combien cette découverte pourrait transformer notre quotidien ! Le médecin pourrait soigner plus rapidement, et mieux, grâce à la Vie ; le marin ne ferait plus jamais naufrage s’il dirigeait l’Eau !
Je vous demande donc l’autorisation de procéder à des essais, de mettre en application les théories que j’ai échafaudées à partir des observations réalisées dans mon laboratoire. Je sollicite aussi la permission d’utiliser le matériel de pointe du CRE."
Les membres de l'Assemblée se concertent du regard, certains persuadés que Kaël faisait une mauvaise blague, d'autres considérant la demande avec sérieux. A l'aide d'une technologie de télépathie, les Eminences débattent du sujet durant plusieurs minutes, laissant le jeune homme dans un silence dur à supporter. Les visages passent de l'approbation à la colère, ou le dédain. Mais ce qui fait le plus peur à Kaël, c'est l'expression fermée d'Eneria, qui le foudroie des yeux d'une colère à peine contenue.
- Vous pensez pouvoir domestiquer les Energies ? Elles qui sont, par définition, des forces de la Nature ? Vous pensez pouvoir les faire ployer selon votre volonté ? commence à cracher la fondatrice du CRE.
- Ou... Ou... Oui balbutie son adorateur, surpris par la violence du ton.
- Et vous pensez en faire un usage domestique accessible à tous ? Vous ne pouvez pas imaginer ce que ferai des gens mal intentionnés avec une telle force, dans l'optique où vous arriverez à l'apprivoiser ? Je ne laisserai pas mon centre de recherche être le théâtre d'une telle folie ! Vous n'arriverez qu'à produire un accident à jouer avec les Energies ! Au CRE, nous les étudions, nous ne nous amusons pas avec !
- Eminence, je ne joue pas. Vous m'insultez par vos paroles. Je suis conscient des risques de l'expérience, mais je sais également que, si le test réussit, la technologie qui en découlera aidera des milliers, voire des millions de personnes ! Je sais que nous pouvons contrôler les Energies, même si c'en n'est qu'une infime partie, et en faire un outil. Madame, s'il vous plaît, laissez-moi utiliser vos machines. Je saurai être prudent.
- Je vous ai déjà dit que je n'accéderai pas à votre requête. Vous êtes arrogant, et cela vous mènera à votre perte. Vous êtes intelligent, et vous pourriez faire un excellent chercheur. Mais vous devez réprimer votre ambition et effacer votre arrogance.
- Eminence, chaque grande découverte est le fruit d'une prise de risque. Lorsque vous travailliez sur les Energies dont vous cherchiez à prouver l'existence, n'avez vous pas vous-même pris le risque de toucher à une force que vous saviez incommensurable ? Cela vous a-t-il dissuadé de continuer toujours plus loin dans vos recherches ? Non. Laissez-moi tenter ma chance, avec la technologie sûre et performante de votre établissement.
- J'entends ce que vous dites. Mais cela ne change rien à ma décision. Pour la troisième et dernière fois, je refuse. Maintenant, je vous ordonne de sortir de cette pièce.
Incrédule, Kaël regarde chacune des Eminences, cherchant un soutien quelconque pour son projet. Ne trouvant pas ce qu'il cherche, il se retourne lentement, de son pas irrégulier. Sa prothèse produit un son résonnant dans la salle à chaque fois qu'elle frappe le sol, ajoutant à la honte que ressent Kaël.
De retour dans le hall, il repense à la scène qui vient de se dérouler. Et il n'arrive pas à croire à ce qui vient de se passer : il était certain, à son arrivée, d'obtenir une réponse favorable à sa requête. Il avait même imaginé, en son for intérieur, prendre un siège parmi ceux qui venait de le traîner dans la boue. Arrogant ? Non, il ne l'est pas. Il est certain de pouvoir réussir. Avec ou sans le matériel de ces gens qui le prennent de haut.
En sortant, Kaël regarde le village de Rubis. Situé dans les montagnes d'Auralith, ce hameau est le berceau de plusieurs grands esprits. Il n'est jamais devenu une ville, surtout à cause du climat rude des hauteurs. Le froid familier lui mord le visage. Il respire un grand coup l'air frais, afin de remettre ses idées au clair, et contemple la vision qui s'étire sous ses yeux. Les maisons en pierre sont serrées les unes contre les autres, et de la fumée s'échappe des cheminées en une fine colonne qui se dissipe rapidement. Soupirant, l'handicapé se met en route vers sa maison, qui lui sert aussi de laboratoire. Même si son équipement n'égale pas celui du CRE, il lui a permis d'exécuter quelques tests dangereux. Le plus grand problème est le manque de sécurité : il a le matériel pour faire ses expériences, mais les essais pourraient être fatals. Mais s'il arrive à une grande découverte, le risque en valait la chandelle. Perdu dans ses pensées, il oublie de faire attention et, sans qu'il ne s'aperçoive de rien, il se retrouve encerclé pas cinq hommes, des villageois sans rien de particulier. Sauf qu'ils étaient à l'orphelinat avec lui. Se rendant soudain compte du danger qui le menace, ce dernier se met dans une posture défensive discrète.
- Que me voulez-vous ? demande-t-il d'un ton.
- Nous voulons juste que tu partes d'ici, monstruosité ! lâche le plus costaud des agresseurs.
- Je m'en vais tout de suite alors. Peux-tu te déplacer de manière à ce que je puisse m’éloigner ?
- Attends, je vais t'aider.
L'homme l'attrape d'une main ferme et le sur les pavés, trois mètres plus loin. Les cinq anciens camarades du scientifique rient de bon cœur, puis passent leur chemin. Maintenant seul, Kaël laisse sortir sa rage. Il se relève difficilement, comme à chaque fois qu'il se fait jeter au sol par ses ennemis.
Ce spectacle est assez récurent. C'est une des raisons pour laquelle Kaël veut contrôler les Energies : il veut se défendre, passer outre son handicap et vaincre ses persécuteurs. Eneria avait tort ; il y a certaines personnes à qui il ne voudra pas faire profiter de ses découvertes.
La frustration le gagne : aujourd'hui, rien ne s'est passé comme il le souhaitait. Son bras écorché le brûle légèrement, alimentant sa colère. Depuis la naissance, le sort semble s'acharner sur lui : sa maison brûlée parce que sa mère était prétendue sorcière, son enfance persécutée, ses travaux non considérés et son quotidien, être frappé. Un long soupir lui échappe.
La fin du trajet se déroule sans encombre. Il rentre chez lui et y est accueilli par les piaillements d'Eole et Raijin, ses oiseaux. Le premier, un faucon de grande taille, est perché sur une poutre. Le second, un aigle majestueux, est juste devant lui en train de lisser ses plumes.
- Enfin ! Nous manger, nous manger ! crie l'aigle dans la langue de Bagoly.
- Oui, j'arrive répond l'homme.
Puis, dans la même langue que son interlocuteur :
- Voici à manger.
La série de pépiement satisfaits indique à Kaël que les oiseaux le sont. Il se tourne et observe la pièce assez spacieuse, avec un fauteuil, une cheminée et un bureau lorsqu’il travaille dans sa pièce à vivre. Sur sa droite, se trouve son laboratoire. Dehors, il a un générateur électrique fonctionnant à l'arcturum, de la matière noire. Elle est prélevée dans l'espace, dans les installations de l'Eminence Arcturus, puis importé en Eryndor.
Il va dans son laboratoire et puis hésite : est-ce qu'il est vraiment raisonnable d'essayer ? Sa détermination vacille, les paroles d'Eneria le percutant une seconde fois. N'a-t-elle pas raison ? N'est-ce pas de l'arrogance que d'essayer ? Puis plusieurs scènes lui reviennent, il est battu, moqué, écarté, et il se ressaisit. Il doit aller jusqu'au bout, et enfin être reconnu par ses semblables, non plus comme un monstre mais comme une vraie personne.
Il s'approche de sa machine, avec laquelle il a fait ses premiers tests. Ses premières expériences portaient sur la Foudre ; il voulait créer une nouvelle source d'énergie électrique plus puissante. Il a commencé par observer une laugnile, un serpent terrestre électrocutant ses proies. Il a débuté ces recherches par là car personne n'a jamais trouvé chez la bête d'organe permettant de produire de l'électricité en assez grande quantité pour tuer. En l'observant à l'aide de son matériel, il a vu que des microparticules de Foudre se rassemble près de lui au moment où il attaque sa proie, et qu'elle se rue vers la victime, la tuant. De cette observation, Kaël apprit deux choses : la bête a un certain contrôle sur la Foudre, et une quantité infime de cette énergie peut tuer.
S'en est ensuivi une série de test où il injectait lui-même des microparticules à des rongeurs, dans des proportions variables. Les sujets qui se faisaient inoculer de grandes quantités de particules mouraient, et ceux qui en recevaient de plus faibles doses survivait juste. Sauf qu'au fil du temps, Kaël remarqua que les créatures qui subissaient les doses les plus proches d'une quantité mortelle acquéraient à leur tour une faculté à utiliser l'Energie. Cette nouvelle découverte l'encouragea à continuer dans cette voie et à faire plus de tests. Il remarqua que les créatures perdaient leurs pouvoir au bout d'une courte durée. Il essaya aussi d'autres Energies, et toutes furent assimilées.
Tout cela l'a mené jusqu'à aujourd'hui. Fini les tests sur les rongeurs, c'est au tour de l'Homme. Il sort de son armoire glacée sept embryons d'enfants, à faire grandir en cuve. Ils les a obtenu dans un laboratoire, dans une ville lointaine. Il les met dans les machines accélérant leur croissance, jusqu'à ce qu'ils aient un corps de sept ans.
Il configure sa machine à Energie, et règle le premier focaliseur sur le Feu. Il pointe le bout par lequel sortira un faisceau de particules extrêmement fin, invisible à l'œil nu. Il répète les opérations avec les six autres bras de la machine, chacun pointant un corps différent avec une Energie différente. Inspirant un grand coup, Kaël lance la machine. Celle-ci se met à faire un bruit phénoménal. L'écran de suivi de l'opération s'allume, et Kaël regarde l'évolution de la puissance des rayons.
Les corps des enfants se tordent de douleur, malgré le sommeil artificiel dans lequel ils sont plongés. Le liquide de leur cuve s'agite, et les colonnes de verre commencent à se balancer de gauche à droite. De nouveau la résolution de l'homme vacille, il veut tout arrêter.
Apparait alors, sans prévenir, une jeune fille souriante, dans une robe vermeille, avec derrière elle un coucher de soleil. Elle lui tend la main. Kaël approche la sienne pour l'attraper, subjugué par l'apparition, mais se ravise au dernier instant. La belle fille perd son visage, sa chair pourrit et tombe. Le sourire ne laisse plus qu'apparaître des os nus, et semble s'élargir. La belle robe se déchire en une cape noire. Un frisson parcourt le dos de Kaël. Les lèvres pourries, seul élément de peau restant, bougent et articulent un mot :
- Merci.
La machine émet un son d'alerte, et les voyants s'affolent. L'écran indique des quantités très importantes d'Energie, trop importante pour n'importe quel être vivant. Un bruit de verre qui de casse réveille le scientifique, hypnotisé par la vision. Son visage exprime soudain une terreur sans nom, et il pianote sur son clavier dans l'espoir de tout arrêter. D'autre bruits de verre retentissent, et le liquide dans lequel les enfants flottaient se répand par terre. La machine s'éteint, et les créatures créées artificiellement sont inertes sur le sol, sans un bruit, sans un geste. Tout s'est passé trop vite pour que Kaël se rende vraiment compte de l'ampleur des évènements. Petit à petit, la réalité le rattrape, le laissant s'écrouler sur le sol, comme une poupée de chiffon. Son corps se met à trembler et il contemple le désastre : son laboratoire, dévasté, les créatures, mortes, et lui, il a vu la Faucheuse de très près, trop près. La honte le submerge, menaçant de l'emporter. Il se rend compte que depuis son retour, il était dans un état second. Quelle folie a bien pu le pousser au meurtre ?
S'il n'avait pas arrêté la machine, qui sait jusqu'où se serait étendu les dégâts ? La dispute du matin lui revient, le frappant une troisième fois. Mais cette fois, au lieu de nier les accusations, il se déclare coupable ; il a failli mourir, à cause de son orgueil blessé.
Il se relève, avec l'impression d'avoir un pieu dans le cœur. La nausée le prend d'assaut, et le contenu de son ventre se répand par terre. L'image des corps se tordant tourne en boucle dans sa tête. Il se dirige vers la porte, se retourne une dernière fois, s'apprête à franchir le pas, et s'arrête avant de poser le pied, dans un sursaut.
Un gémissement retentit de nouveau.
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