Chapitre II

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Ferdinand se réveilla aux premiers rayons du soleil. La cacophonie ambiante lui laissait deviner que la situation ne s’était toujours pas calmée. Une escarmouche par ici, un beuglement par là, quelques rires, beaucoup de pleurs. L’on avait comme ôté toute forme de régulations aux bas quartiers. Les gardes ne vociféraient plus, nul bandit ne craignait plus de perdre la vie, si ce n’est de la main d’un autre bandit. Le chaos organisé qui régnait jadis venait de perdre son adjectif. Difficile pour autant de déterminer l’état d’avancement des choses. La république s’était-elle effondrée ? Les loyalistes s’organisaient-ils pour reprendre le contrôle de la ville ? Quels slogans hurlait-on avant d’occire son prochain ? Qu’importe, il apprendrait tout ça bien assez vite.

Comme à son habitude, il se rasa consciencieusement puis se lava dans les eaux troubles du petit canal qui courait à deux pas de chez lui, juste en amont du point d’évacuation des canalisations. Ainsi, il n’en subissait que l’odeur. « La ville entière chie là où je vis, se répéta-t-il comme chaque matin. » Cela lui donnait une motivation supplémentaire pour s’en sortir. Après sa toilette, il rentra s’habiller, sans oublier son manteau, qu’il décida de garder sous le bras pour l’instant. Son regard s’arrêta sur la table où l’attendaient deux miches de pain rassis. Il écouta rapidement son ventre puis décida qu’il pourrait jeuner ce matin. Le vieil homme avait davantage besoin de se nourrir.

— Tu pars déjà ? lui lança Albert.

— Le proverbe « l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt » n’a jamais aussi bien sonné à mes oreilles.

— Mouerf… Oublie pas ta pitance.

— Ça va, je respecte encore suffisamment mon estomac pour ne pas ingurgiter cette chose. Je te laisse ma part… Si tes dents arrivent à croquer dedans.

— Pfff… J’me démène pour rapporter d’la bouffe et toi, t’fais la fine bouche. Vaurien va.

— C’est ça, à ce soir. On verra bien qui d’entre nous qui ramène des briques et qui ramène de la nourriture.

Il ne s’attarda pas pour écouter les vociférations du grabataire et s’élança sans attendre à travers rues et chemins. Aucun nuage ne polluait le ciel d’Ornemer et les effluves de la mer lui chatouillaient les narines. Il observait les gens saouls de la veille dormir les uns sur les autres, parfois alors même qu’ils affichaient de graves blessures. De l’alcool, ils n’en manquaient pas. Si on pouvait ne se nourrir que de rhum, la basse ville ne se soulèverait jamais. Toutefois, même pour le chemin de la charité, le nombre de poivrots et de surinés s’avérait anormalement élevé. Ces gens avaient secoué l’arbre, à lui d’en ramasser les fruits. Restait à découvrir lesquels jonchaient désormais le sol et lesquels pendaient suffisamment bas pour qu’il puisse s’en saisir.

Pour le déterminer, il savait où se rendre. Cela faisait des années qu’il ne l’avait pas vu mais, avec les évènements actuels, la soudaine résurrection de monsieur Ferdinand Laffont ne pourrait que plaire au très compromis monsieur Charles Noussillon, banquier de son état. En ces temps où des têtes devaient tomber, son ancien ami saurait reconnaître en lui une certaine valeur. Enfin, si son cou soutenait encore quelque chose.

La perspective de recroiser ce truand, en position de force qui plus est, lui donna des ailes et il se prit à courir, presque guilleret entre les taudis du quartier. Il coupa à travers la ruelle des égorgeurs, qui comataient à son entrée dans la gnôle qu’ils avaient ingurgitée la veille, puis traversa la rue Miranbard menant à la grande avenue de la république qu’il remonta intégralement jusqu’à la place de la monnaie. L’évolution progressive des maisons sur le trajet, passant du stade de simples cabanes à celui de villas, dont la splendeur le disputait à la taille, l’amusait toujours. En une heure à peine, on passait de la misère la plus crasse à l’opulence la plus obscène. Et il savait de quel côté il souhaitait se trouver. Sur tout le trajet, il croisa des hommes, et même des femmes, plus ou moins armés et plus ou moins éméchés. Un lancier titubant ici, une épéiste somnolent par là. Par moment, il apercevait même quelques cadavres. Un garde démembré, un citoyen au crâne enfoncé, un émeutier vidé de son sang et abandonné de tous.

Pourtant, la vie l’emportait largement sur la mort à en croire l’attroupement et l’agitation qui régnait devant la banque Noussillon. L’immense bâtisse au toit vouté, à la mosaïque présentant deux marchands s’échanger une poignée de pièces et à la devanture bleu, jaune et rouge était assiégée par une horde de ventres vides hurlant qu’on leur offre de quoi manger. L’établissement paraissait relativement épargné par les affrontements de la veille et les mercenaires qui en gardaient l’entrée ne montraient aucun signe d’inquiétude particulier.

« Il s’en est encore tiré à bon compte, celui-là, grinça Ferdinand entre ses dents. »

Toutefois, il comptait justement sur sa prodigieuse habilité à retourner sa veste ainsi que sur son sens aigu des affaires pour se rabibocher avec lui. À vrai dire, il l’estimait autant qu’il le détestait. Le fil de ses pensées fut interrompu par le soudain crissement des portes qui s’ouvraient. Les deux commerçants dessinés sur l’entrée se séparèrent alors, comme s’ils venaient tous deux de conclure une bonne affaire. Aussitôt, la foule se rua à l’intérieur, manquant au passage de piétiner quelques-uns de ses membres.

Ce soudain empressement interloqua Ferdinand. Que pouvait bien offrir une banque à l’époque où l’or valait moins que le blé ? Le doux fumet qui émana de l’édifice et excita son ventre autant que son nez lui apporta la réponse. Le gredin avait anticipé la crise et avait préalablement convertit ses sesterces en céréales, la nouvelle devise en vigueur. Tiraillé par la faim, le jeune homme s’avança, évitant autant que possible la cohue et les bagarres qui éclataient pour départager les concurrents au titre de propriété de tel ou tel grain de riz. Il n’en croyait pas ses yeux. L’établissement s’était métamorphosé, transformé en véritable bourse de la nourriture. D’un côté, l’on troquait saucissons ou poissons séchés contre bijoux et soieries, de l’autre, on échangeait des bons en victuailles pour s’assurer sa pitance à venir contre des monceaux d’or. Riches et pauvres se bousculaient pour apaiser leurs estomacs gargouillant.

Pourtant, une chose surprit celui qui venait d’entrer dans le grand hall. Une chose qu’il n’aurait jamais imaginé apercevoir dans ce genre d’enseigne, encore moins dans celle aux couleurs des Noussillon. Un délit, un crime, un parjure, un sacrilège se déroulait sous ses yeux : On distribuait des repas gratuitement. Gratuitement ! Des générations de banquiers devaient se retourner dans leur tombe. Les ancêtres du tenancier le maudissaient probablement depuis le royaume du Noir et nul doute qu’ils le rosseraient dès son arrivée. Certes, on n’offrait au plus miséreux qu’une soupe grisâtre et fort peu ragoutante, mais on l’offrait. Quelle idée ! Quelle folie ! Quelle aberration ! Ferdinand soupçonna un court instant qu’elle fut empoisonnée mais, même empoisonnée, Charles l’aurait faite payer.

Un gargouillis lui remonta alors les entrailles. Réfléchir le ventre vide ne mènerait à rien et, de toute façon, si tout se passait comme prévu, il pourrait sous peu discuter avec son vieil ami. Il enfila son beau manteau bleu, puis se dirigea vers le comptoir où l’on pouvait retirer son eau croupie du jour. Dans la file, il se retrouva à côté d’un manchot nu pieds, affamé, suintant de crasse et aux yeux fous.

— Hé… Hmmm… euh… J’te file… euh… ça pour tes fringues, lui proposa l’humble personnage en lui tendant un rat mort.

— Non merci, j’en possède déjà un, répondit nonchalamment l’autre parti, en prenant soin d’éviter tout conflit.

À en juger par la taille de la queue et la vitesse à laquelle elle avançait, l’attente ne devrait pas excéder un quart d’heures, se rassura Ferdinand. Remarque, si tout se passait comme prévu, on devrait venir le chercher avant que ses lèvres ne trempent dans ce liquide infâme duquel n’importe quel poisson sain d’esprit s’échapperait sans hésiter. S’il n’avait pas changé ses habitudes, le maître des lieux observait la salle en ce moment même depuis une fenêtre au premier étage. La soudaine apparition d’une tunique indigo au milieu des clochards et des vagabonds ne manquerait pas d’attirer son regard. Il reconnaitrait alors monsieur Laffont et comprendrait aussitôt le profit qu’il pourrait tirer d’un prompt rabibochage. Ce coquin pourrait embrasser une lépreuse pour engranger trois sous, il acceptera sans sourciller de serrer la main qu’il avait jadis lâchée. À peine cette pensée s’effaçait-elle de son esprit qu’un garde vint lui taper sur l’épaule.

— Monsieur, on vous demande.

L’avantage avec les gens rationnels, c’est qu’ils sont excessivement prévisibles, songea l’interpelé.

— Je vous suis.

S’échapper de l’océan de saleté dans lequel il avait plongé lui procura une joie intense, presque aussi grande qu’à la sortie des bons bains dont il gardait le souvenir. Il dépoussiéra sa veste, souffla dessus, le réajusta et emboita le pas de l’employé, qui jouait du bâton pour se frayer un chemin à travers tous les affamés, faisant même rendre à l’un d’entre eux le repas qu’il venait d’ingurgiter.

Après ces quelques turbulences, le duo arriva au pas d’un étroit escalier en colimaçon. L’entrée de service, évidemment. Manifestement, on avait également repéré, sous le manteau, les haillons. Avec cet accoutrement de demi bourgeois, on ne pouvait le faire monter que par porte de derrière. Celle des serviteurs, des sicaires et des invitées dont on ne se vante pas.

Un sourire s’afficha sur le visage de Ferdinand au fur et à mesure qu’il gravissait les marches. Pas un sourire sournois, fourbe ou même narquois, non, un sourire des plus benêts. Il se souvenait de ce que lui avait expliqué Albert lorsqu’il l’avait rencontré, les maladresses de langage en moins :

« Ferdinand, ta plus grande force, c’est ta tête de gentil. Ta plus grande faiblesse, c’est qu’elle renferme le tempérament qui va avec. »

À l’époque, il le trouva cynique. Depuis, il avait durement intégré la leçon mais ça, son hôte l’ignorait. Il s’attendait à recevoir un imbécile, pas même rancunier de s’être fait dépouiller. Il ne le décevrait pas. Il lui jouerait les expressions et le discours du parfait nigaud. Sa bouille d’enfant joufflu, malgré la disette, ses yeux pétillant d’innocence et son sourire ignare lui serviraient enfin à autre chose qu’à attirer les truands en quête d’une bonne poire. Ou plutôt, ils découvriraient que la poire était devenue houx. Au travers des couloirs et des salons, Ferdinand laissa s’exprimer toute sa naïveté. Il prit un air béat, contempla chaque bibelot comme s’il venait de découvrir un trésor et resta pantois d’admiration deux bonnes minutes face à une table vaguement sculptée qui ne valait pas un clou. Il n’eut pas à forcer le trait. Il laissait juste ressortir son tempérament naturel, volontiers enjoué et curieux. Il méprisait son lui passé qui s’extasiait sincèrement devant la moindre nouveauté et qui ne réalisait alors pas que toutes ces manifestations d’enthousiasme représentaient autant d’aveux de faiblesse et d’idiotie pour les faucons qui lui tournaient autour. Aujourd’hui, il ressortait ces mimiques à dessein et il comptait bien sur l’homme de main pour les rapporter à son employeur.

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