Chapitre XI

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— Répète ! J’ai mal entendu ! T’veux qu’j’aille déranger l’Épingle pour tes beaux yeux ? T’es complétement givré, Ferdi !

— Au risque de me répéter, toi, lui et moi, on finira plus riches voir même plus puissants que dans nos rêves les plus fous. Il faut juste que tu m’écoutes.

— C’est tout écouté ! T’veux qu’on s’introduise chez l’richou et qu’on lui vole des papelards. Même pas de l’argent, des papelards !

Ferdinand se tapota la tempe avec l’index. Il s’agissait d’un signe entre les deux lascars pour signifier qu’il fallait un peu réfléchir. En d’autres termes, que l’un devait la fermer pendant que l’autre expliquait. D’ailleurs, jamais Albert n’avait employé ce signe. Plus de soixante ans à vivoter dans les bas quartiers l’avaient immunisé contre la tentation des grands coups. Ce n’est pas à cet âge qu’on se faisait voleur de rois. De toute façon, les voleurs de rois n’atteignaient que rarement cet âge.

L’Épingle constituait la glorieuse exception à cette règle. Elle était aux marauds et aux malandrins ce que Secousse était aux nantis et aux bourgeois. À ceci près que nul n’avait jamais vu son visage, ce qui amplifiait encore son aura. Impossible de déterminer ou s’arrêtait la vérité et où commençait le conte. On racontait que c’était elle qui avait dérobé le saphir manquant sur le trône du quatrième sage. On racontait que c’était elle qui avait subtilisé le joyau de la famille Tourton. On racontait même, pour plaisanter, qu’elle avait chapardé une des deux jambes du grand amiral. Chacun conjecturait sur sa réelle identité. Combien de bagarres de tavernes avaient éclaté comme ça ? Les riches l’imaginaient comme un gentilshommes cambrioleur, le dernier noble d’Ornemer, volant aux roturiers ce que ceux-ci avaient jadis volé au roi. Les pauvres l’imaginaient en vengeur des vauriens, en chapardeur des grands chapardeurs. Enfin certains, des femmes surtout, s’imaginaient même qu’il s’agissait d’une dame se fondant parfaitement dans la masse, épiant sa proie sans provoquer aucune méfiance le jour, avant de lui fondre dessus et de ramasser son butin la nuit tombée.

Deux choses seulement relevaient du certain à son sujet. On l’appelait l’Épingle car elle avait coutume d’abandonner celles avec lesquelles elle crochetait les serrures et elle volait toujours quelque chose de plus grande importance que la foi précédente. Cependant, certains initiés détenaient une troisième information à son sujet. Il fallait avoir beaucoup trainé dans les milieux mal famés, avoir trempé dans nombre de mauvais coups et, pour ne pas se mentir, avoir une certaine chance. En effet, un bruit courait dans un cercle restreint de gens bien informés. Une rumeur qui, dit-on, ne s’était jamais démentie. La plus fiable de toutes les légendes, le plus improbable des faits. Il paraissait qu’un moyen existait d’entrer en contact avec ce mythe vivant et qu’Albert faisait partie des quelques élus le connaissant.

Étrangement, il ne s’en était jamais vanté. Ce n’est qu’après deux années à avoir vadrouillé avec lui que, au détour d’une beuverie sacrément corsée, Albert avait fini par révéler ce fait à Ferdinand. Et encore, n’avait-il craché le morceau que pour lui soutirer quelques sesterces en vue d’une divine passe avec une fille non moins divine. Le lendemain il avait aussitôt regretté, avait fait mine d’avoir oublié, puis d’avoir menti mais son compère le connaissait alors trop bien. Il savait qu’il lui avait dit la vérité. Aujourd’hui, de nouveau, Le vieillard ronchon ressentait les mêmes scrupules et la même peur à évoquer ce sujet. La simple évocation de l’Épingle provoquait chez lui des sueurs froides. Mais qu’importe. Ferdinand avait besoin d’elle et donc de lui, et il saurait le convaincre.

— Assieds-toi, reprends ton souffle, tends bien l’oreille et mobilise ton esprit. Ce que je vais lui proposer là dépassera de loin tous les coups qu’elle a pu commettre jusqu’ici. Je ne lui propose pas de voler une émeraude, un rubis ou un diamant mais de voler le pouvoir des griffes de monsieur Noussillon. Ce gredin détient des secrets des plus compromettants et, pourvu que j’en ai la preuve, il tombera et la cité nous appartiendra !

Il enjolivait quelque peu le tableau. Il soupçonnait grandement son vieil ami de tremper dans des affaires louches et pas franchement légales. On ne pouvait pas devenir aussi riche ni aussi puissant sans ça. Et il comptait bien mettre la main sur quelques dossiers compromettants. Ensuite, il suffirait de les transmettre au grand amiral pour qu’il l’arrête et, par la même occasion, fasse grimper le parangon de vertu qui avait dénoncé la corruption du banquier. À partir de là, Ferdinand détiendrait suffisamment d’influence pour payer l’Épingle comme il se devrait. Pourquoi pas en lui conférant un poste important, si cela pouvait l’intéresser ? Après tout, si on effectue des larcins, c’est bien parce qu’on peine à s’enrichir de manière conventionnelle. Il pourrait s’agir là de l’ultime exploit du plus grand voleur de tous les temps. La concrétisation de toute une carrière. Après cela, il pourrait continuer à voler, mais au grand jour. Comme le marchand qu’il s’apprêtait à renverser. Au fond, Charles ne valait pas mieux que les filous des bas-fonds. À ceci près qu’eux, au moins, accordent une certaine valeur à l’amitié et font preuve d’un minimum de solidarité entre eux.

— Lorsque j’aurai en ma possessions ces parchemins, je prouverai à la cité la compromission du personnage, on me récompensera grassement et je payerai notre homme de main comme il se devra. Et toi, tu seras riche !

— C’n’est pas un homme de main comme… riche ?

Cet ultime argument trotta dans la tête d’Albert comme un destrier fou qui renversait tout sur son passage. Les risques ? Balayés d’un revers de sabot. Les implications ? Piétinées sans vergogne. Les chances de succès ? Passées par-dessus selle par une rue soudaine. Il pouvait devenir riche ! Enfin ! Et puis, si un problème surgissait, il n’en payerait pas les pots cassés. Ferdinand trinquerait et non lui. Dommage, il l’aimait bien ce gamin. Mais il s’était déjà trop longtemps imaginé riche pour rejeter une si belle occasion. Il l’attendait depuis si longtemps. Depuis que, minot déjà, il avait découvert appartenir au clan des démunis et que, tout en les détestant, il avait rêvé de rejoindre ceux d’en face.

— Mouerf… ça marche… T’sais… J’pense pas qu’l’Épingle bougera pour ça. Mais on sait jamais… Je lui laisserai le message. Le reste dépendra d’elle. Servira à rien d’venir me voir, j’en saura pas plus qu’toi.

— Excellent ! Et n’oublie pas ! Cette fois, il ne s’agit pas d’un trésor d’or ou d’argent que je lui propose, mais de la cité tout entière !

— T’en fais pas, j’oublierai pas ! Trinquons ! À la dernière piquette de notre existence !

Tous deux levèrent leur choppe, si on pouvait appeler cette espèce de bol de bois pourri ainsi, et burent l’infâme liquide noirâtre qui s’y trouvait. L’alcool était bien la chose la moins néfaste de ce breuvage infecte. De toute façon, à la taverne des trois couteaux, on ne trouvait pas grand-chose ni grand monde qui ne soit pas néfaste pour autrui.

Ferdinand rentra ensuite chez monsieur Noussillon qui, selon ses calculs, lui accorderait l’hospitalité pendant encore une semaine, peut-être moins, avant de trouver un prétexte pour le jeter comme un malpropre. Il espérait que l’Épingle se manifesterait d’ici là sans quoi il devrait se résoudre à accomplir ce cambriolage avec des associés bien moins compétents. Il les contacterait dans trois jours. Les chances de succès s’en verraient amaigries mais il refusait de ne rien tenter. Enfin, d’ici là, il comptait bien que la légende lui réponde. Albert savait se montrer extrêmement persuasif lorsqu’il décelait un gain potentiel.

Confiant, Ferdinand se dirigea vers l’avenue de la république, en prenant soin de contourner la ruelle des égorgeurs, qui avaient fait parler d’eux récemment. Il se pressa sous la pluie diluvienne, emprunta la rue de la marre, qui débordait abondamment, pataugea dans la boue de la passe des deux chiots avant de tourner vers le chemin des pierres qui menait à la grande artère de la cité. Trempé et grelottant, le valet des Noussillon se permit même de le mépriser du regard lorsqu’il franchit le pas de la villa. Sa disgrâce était prochaine. Les sept jours qu’il espérait pouvoir tenir ici se réduisirent à quatre, voire trois. Et la première nuit resta vierge de tout mouvement.

Petit à petit, alors que l’idée avait été émise depuis moins d’un jour, le cliquetis du temps commença à raisonner aux oreilles du conspirateur. Tel un vieillard sur son lit de mort, il redoutait les secondes qui s’écoulaient. L’épuisement de chacune d’entre elles raisonnait comme l’affaissement d’un mur qui le protégeait contre son renvoie prochain. Les rares courtoisies qu’il échangeait avec Charles se refroidissaient d’heure en heure et aucune nouvelle ne lui parvenait. L’après-midi s’avéra encore plus insupportable que la matinée. Il l’avait passée affalée au bord d’une fenêtre à fixer la rue en espérant y déceler un messager, une silhouette u peu singulière ou au moins un signe. L’absence de tout mouvement l’inquiétait au plus haut point. Il aurait dû préciser à Albert qu’il ne fallait pas trainer. Qu’on devait se dépêcher si l’on souhaitait tirer un maximum de fruits de cette entreprise. Sous les nuages, on distinguait le soleil commencer à tomber et toujours rien ne venait. Il envisagea même de se rabattre sans délai sur les petites frappes auxquelles il avait pensé si l’Épingle ne répondait pas. Sous ses apparences calmes de flâneur au rebord du balcon, un torrent de peur et de doutes se déchainait. Sa placidité n’était que torpeur et sa contemplation cachait une frayeur mal contenue. Si rien n’advenait, il risquait d’avoir aidé Charles pour rien et de retomber dans la misère dont il s’était, un court instant, échappé.

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