Chapitre XIV

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Comme il y a un mois, et malgré les vents, la pluie et la tempête, le peuple entier s’était réuni autour de rade en attente des navires d’Ariange. Combien parviendraient jusqu’ici ? Vingt, dix, aucun ? Chacun tremblait, davantage de crainte que de froid. Cela faisait presque une semaine qu’ils se réunissaient quotidiennement en espérant voir accoster les navires emplis de victuaille. L’orage qui se déchainait au loin ne rassurait personne mais on leur avait annoncé qu’une centaine de bateaux était partie. Un tiers suffirait à régler leurs problèmes pour des mois. Mais était-ce raisonnable de penser qu’une trentaine de galions réussiraient là où la Baleine avait échoué ?

Cette fois-ci, Ferdinand se tenait beaucoup plus en arrière. Directement sur le promontoire du Rouge, avec Albert et le prêtre du lieu surpris de le revoir.

— La dernière fois, vous aviez attendu la catastrophe pour venir ici. La pressentez-vous ? Mon dieu recevra-t-il encore plus d’offrande qu’il n’en demande ?

— Contemplez et vous verrez, répondit l’intéressé, le regard porté sur l’horizon.

— Moi non plus, il a rien voulu m’dire ! pesta le vieux. Z’êtes un cureton, non ? Apprenez-lui à respecter les personnes âgées !

Soudain, un hourra ébranla la foule en contrebas. Un premier mat jaillit du cataclysme au loin. Suivi d’un second, puis d’un troisième, quoique à moitié arraché pour celui-ci. Bientôt, deux dizaines de rafiots plus ou moins amochés s’échappèrent de l’ouragan pour se ruer vers les ports d’Ornemer.

— Vingt-deux, lança Ferdinand.

— J’sais compter, p’tit impertinent !

— Vous avez manqué votre pari, me semble-t-il. La cité va recevoir de quoi manger. Vous auriez pu chaparder un peu de la cargaison si vous aviez attendu sur le port.

— Contemplez, je vous dis. Vous vous en voudrez de manquer ce qui va suivre, rétorqua nonchalamment monsieur Laffont, plus impatient que jamais.

Ses tremblements et ses yeux obnubilés par ce qui allait se dérouler convainquirent le clerc et Albert de se concentrer, comme au théâtre, sur l’action à venir. La foule agglutinée commençait à se déchainer, on se marchait dessus pour accéder aux quais. Les premiers malheureux tombaient déjà à la mer. « Quelle bêtise de se mettre au premier rang », s’amusa l’homme au manteau bleu. Il triturait sa médaille, un rictus en coin, accoudé à la rambarde et complétement imperméable à tout évènement extérieur. Seul comptait cette scène. Plus les vivres se rapprochaient, plus la cohue s’intensifiait. Au milieu des bicoques en bois, des poissonneries vides et des rares gardes qui s’étaient déplacés, le décor prenait place. En premier plan, le peuple, sa pitance, et la bousculade. Plus en retrait, les dignitaires de la ville, généraux, banquiers et sénateurs, escortés par une véritable petite armée privée. En coulisse, quelques acteurs attendaient encore leur tour. Tout était en place. La pièce pouvait commencer.

Les immenses coques de bois s’approchaient de la terre ferme et, avec eux, des espoirs et des rêves. Pour le peuple. Pour monsieur Noussillon. Pour Ferdinand. Des bagarres éclatèrent tandis que la première cargaison se trouvait sur le point d’accoster. On entendait les hurlements de ceux qui piétinaient, on entendait les hurlements de ceux qui se faisaient piétiner. Les affamés puisaient dans leur corps rachitique leurs ultimes restes d’énergie pour bousculer leurs voisins. Ceux qui craignaient de finir comme eux en déployait deux fois plus. On voyait à quel point on avait maigri et on voyait ce qu’on pourrait devenir si on ne jouait pas, ici et maintenant, des coudes pour arracher une bonne pitance. Pour cela, il ne fallait pas hésiter à la dérober de la bouche de ceux qui en avait plus besoin mais qui disposaient de moins de force pour la défendre.

— P’tain, Ferdi, on d’vrait s’trouver en bas pour chopper d’la bouffe ! Qu’est c’qu’on branle ici ? s’énerva le vieillard en tapant de sa canne contre le sol.

— Observe ! intima l’invectivé, un tantinet agacé.

Il se montrait rarement aussi cassant d’habitude. Il devait avoir une bonne raison. Albert s’essora la moustache et inspecta lourdement la scène. Un détail lui avait peut-être échappé. Si on prenait en compte le contexte, tout paraissait normal. Des gens s’entretuaient pour une bouchée de pain. Rien ne sortait du triste ordinaire auquel ces derniers jours l’avaient habitué.

« PAN ! » San crier gare, un coup de canon tonna. Puis deux, puis trois. L’attroupement qui se pressait vers l’avant se précipita vers l’arrière. Les premiers rangs cessèrent d’être poussés et poussèrent à leur tour. Le navire du vieux royaume éructait fumée et boulets dans un vacarme assourdissant. La toiture d’une maison s’affaissa sous l’impacte du projectile et recouvra de ses débris les malchanceux en dessous. Les docks dégagés, le navire accosta et tout un bataillon de piquiers se rua à terre, faisant déguerpir les derniers retardataires. Leurs uniformes rouges et jaunes, l’étendard au chêne embrasé et l’accent caractéristique de ces hommes ne laissait planer aucun doute : Ariange attaquait !

Une centaine de soldats débarqué du premier navire, puis autant du deuxième, du troisième, ça n’en finissait pas. Hallebardiers, arbalétriers, épéistes et mêmes quelques arquebusiers se frayaient un chemin dans la cité, couverts par les canons de leurs navires. Le peuple, effrayé, éberlué et complétement ébranlé n’opposait aucune résistance, si ce n’est celle de sa propre masse qui peinait à s’écouler par les étroites rues menant au port. Derrière eux, les troupes les pressaient de déguerpir et tiraient davantage pour effrayer que pour tuer. On hurlait, on tirait en l’air, on menaçait mais, pour l’instant, on ne frappait pas. Pas avec le tranchant des lames en tout cas.

Les envahisseurs remontaient l’allée des poissonniers au rythme de l’écoulement des fuyards. De l’autre côté du quartier, non loin de la grande avenue de la république, les mercenaires de monsieur Noussillon les aidaient à s’échapper. Bientôt, les assaillants se retrouveraient nez à nez avec les troupes locales. Le nombre de victime s’avéra relativement faible au vu du déluge de feu. Deux bâtiments s’étaient effondrés sur quelques malheureux, et l’on remarquait quelques corps demeurés sur le pavé, probablement bousculés et renversés par leurs compagnons d’infortune.

Un cavalier menait les Ariangeois. Lorsqu’il déboucha enfin de la rue des palefreniers, il rencontra, sur l’avenue des bateliers, les sicaires qui lui barraient la route. Il s’avança à leur rencontre et à celle de leur employeur. Tous ces hommes d’arme gardaient la main sur le pommeau prêts à en découdre, tandis que leurs chefs parlementaient. Quoi qu’il advienne, ils ne s’étriperaient pas eux-mêmes. Ils payaient plus ou moins grassement quelques badauds pour qu’ils se chargent de ce genre de besogne à leur place. Qu’importe. On ne s’engageait pas dans ce genre de corps sans un certaine attirance pour la violence et la castagne. On aimait frapper, suer et, parfois, tuer. Simplement, pour pouvoir vivre de cette passion sans trop de tracas et tout en gardant une bonne image de soi, il fallait prendre le risque d’être soi-même frappé, blessé voire tué. La perspective de l’un mêlée à celle de l’autre créait cette crainte empreinte d’excitation dans le cœur des soldats. On le redoutait autant qu’on le souhaitait : le combat.

Les tractations duraient. La pression montait dans le cœur des hommes. Ils apercevaient, à moins de vingt mètres, les yeux de celui qu’ils devraient embrocher si on leur en donnait l’ordre. Probablement des bons gars. Juste pas du bon côté. Ce genre d’erreur, ça se paye. L’attente s’éternisa quelques secondes, puis quelques minutes. Jusqu’à ce que l’incrédulité finisse par remplacer la hargne. Les premiers rangs s’observaient et, par le simple jeu du regard, une certaine complicité commençait à naître. Un haussement de sourcil signifiait l’incompréhension vis-à-vis de l’attitude de leurs capitaines. Un roulement d’yeux manifestaient l’absurdité de la situation. Un tapotement du pied exprimait l’ennui qu’on ressentait. Un brusque tirage de langue d’un des gardes de Charles arracha même un rire dans la ligne d’en face. Derrière, on se bousculait pour savoir ce qu’il se passait. Pourquoi est-ce qu’on n’avançait plus ? Pourquoi on se marrait devant ?

Soudain, monsieur Noussillon et son interlocuteur se serrèrent la main et tout deux rejoignirent leurs troupes. L’incompréhension régna un court instant. Mais les ordres étaient les ordres. L’instant d’avant, tous ces jeunes gens s’apprêtaient à s’entre tuer, désormais ils marchaient côte à côte en riant. Ils remontaient gaiement la grande avenue de la république. Personne ne voulait l’admettre mais tout le monde était plus que rassurés d’avoir évité un bain de sang. Surtout au premier rang. On n’en réchappe que rarement. La colonne rouge et jaune se mêla à la brune et se dirigea d’un bas déterminé vers le sénat. Toute la suite de Charles l’accompagnait sans discuter. Sans poser de question. Quelques bourgeois risquèrent leur tête hors de leur fenêtre pour observer cet ubuesque spectacle de deux armées se dirigeant de concert vers le palais d’Ornemer. L’absence combat et de confusion muselait toute contestation. On avait donné à l’extraordinaire des aires de banalité. Personne ne s’oppose à la banalité. Aucun débordement, aucune réaction. Tout le monde laissait faire. L’invasion la moins sanglante de l’histoire se déroulait sous les yeux incrédules de milliers de citoyens. On s’entreregardait, interloqué, sans savoir comment agir, comment réagir. Quelques-uns criaient à leur voisin :

— Tu sais ce qui se passe ?

— Aucune idée, répondaient les autres.

Au milieu de ces villas, le banquier guidait ses régiments qui marchaient comme à la parade. En moins d’un quart d’heure, ces étrangers étaient devenus presque amis. La certitude d’avoir échappé de peu à la mort créait, entre ces hommes qui étaient prêts à se la donner sans retenue, une fraternité inimaginable pour le commun des mortels. Une fraternité que seuls les gens d’arme peuvent ressentir. Ils se fichaient du pourquoi du comment, ils vivaient. Ils vivaient, ils seraient payés et ils n’avaient point failli. S’ils avaient dû y aller, ils l’auraient fait. Cela suffisait à leur fierté et à leur bonheur. Ils se retrouvaient dans cette virilité guerrière.

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