Chapitre XVI

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Tout juste descendu de son navire, le grand amiral reçu les ovations de la foule en ébullition. Certains préféraient même se ruer sur le sauveur d’Ornemer que sur les vivres qu’il ramenait en butin. Aucun mot, aucun compliment, aucun superlatif n’était trop grand pour lui. Les femmes se précipitaient pour l’embrasser, lui ou au moins un de ses valeureux matelots. Hier, elles ne leur auraient pas accordé un regard ; aujourd’hui, elles s’offraient volontiers à quiconque voulait les prendre. Les hommes eux-mêmes n’éprouvaient aucune jalousie tant ils se sentaient redevables envers ces héros. Sur le port, nourriture, vin, musique et amour s’entremêlaient pour donner lieu à la plus belle fête improvisée qu’on ait vu depuis près d’un siècle. Et ni la pluie ni le froid n’y changeait rien. On mangeait plus qu’à sa fin, on buvait bien plus qu’à sa soif et on finissait par se rouler par terre sous le regard bienveillant des gardes qui veillaient à ce que toutes les victuailles ne partent pas en une soirée. Mais il y en avait tellement. Des monceaux de viande, de pain, de poissons et de fromage. Chacun pouvait bien chaparder un petit quelque chose sans mettre en danger le pays. Après les gens de mer, la nourriture était assurément la grande vedette du moment. Et on ne se privait pas pour la célébrer en en ingérant le plus possible. On vomissait presque davantage du trop-plein de mets que d’alcool. On se rêvait à penser que le plus dur était passé et qu’il ne pouvait déboucher que sur le meilleur.

Harold abandonna vite ces réjouissances. Il avait connu suffisamment de triomphes pour commencer à s’en lasser et il avait ses entrées dans quelques établissements qui lui permettaient d’assouvir ses envies autrement que dans la pénombre d’une ruelle ou sur le matelas moisi d’une maison en à peine meilleur état. Son désir présent consistait à attraper les fêlons qui avaient organisé cette mascarade et à traiter le problème à sa manière. Il se dirigea, avec ses hommes de confiance, à travers le quartier portuaire jusqu’à se retrouver devant la fameuse avenue de la république où on rangeait les prisonniers dans un coin et les cadavres dans un autre. Ses yeux parcouraient la multitude en quête d’un certain blondinet qu’il ne trouva hélas pas.

— Mes félicitations, amiral ! se réjouit Ferdinand en se précipitant à sa rencontre, l’air plus joviale que jamais.

— Ah… Te voilà. Merci à vous pour tes informations. Je ne pense pas trop m’avancer en affirmant que tu as sauvé notre île une seconde fois.

— Oh, voyons, c’est bien normal. Ornemer est ma patrie après tout. Osa-t-il sans rougir.

— Bon, est-ce que par hasard tu saurais où se cache cette canaille de Noussillon ?

— Aucune idée mais il n’a pas beaucoup d’endroit où se réfugier, nous le trouverons très vite. Ne prendrions-nous pas plutôt un verre ou deux. Accompagné d’un bon repas. L’heure est aux festins.

Le cul de jatte ne put pas refuser l’invitation de l’homme à qui la nation devait sa survie, quand bien même elle l’ignorait encore. Il intima à ses officiers de rechercher le félon et ses complices puis accompagna l’ancien assureur.

— Fort bien, mais je t’invite !

L’affaire conclue, tous deux se dirigèrent vers la taverne des deux phoques, sur la rue Etienne Fampart, dont plus personne ne connaissait l’histoire. L’établissement était discret mais de bonne facture et l’on y sentait l’effluve marine de ceux qui avaient l’habitude de le fréquenter. L’ambiance s’y révélait bon enfant : on chantait à tue-tête, on trinquait fort, on renversait la moitié de sa choppe, on se précipitait pour boire ce qu’il restait, on riait fort et on recommençait. Partout, putains et matelots se cherchaient et ne manquaient pas de se trouver, d’autant plus que ces derniers profitaient d’une grosse ristourne aux vues de leur exploit du jour.

— Harold ! Tu tombes bien, on vient de me fournir de quoi servir ! La chance, hein ? tonna Jeannette, la tenancière.

Il hocha simplement la tête en réponse. Un de ces hochements qui dénotent d’une longue et profonde amitié. La dame, malingre et à la peau sur les os le regarda s’enfoncer vers le fond de la pièce, comme le navigateur regarde la terre s’éloigner. Les deux comparses s’installèrent sur une petite table excentrée.

— À la santé de l’amiral ! s’exclama un des clients, à l’adresse de ceux qui n’auraient pas remarqué leur chef.

— À la santé de l’amiral ! répondit l’assemblée en cœur.

— Je vous paye ma tournée si vous la fermez, bande de voyous ! lança le concerné, faussement ronchon.

— Hourra !

— Pas question qu’il paye quoi que ce soit aujourd’hui ! C’est la maison qui offre ! tonna la patronne dans un grondement qui jurait avec son petit gabarit.

— Hourra !

La musique et les esclaffements redoublèrent d’intensité.

— On s’amuse bien ici, dis-donc, commenta Ferdinand pour entamer la conversation.

— Oh que oui... Ça me rappelle toujours mes premières années de jeune mousse. Mais, je ne t’ai pas invité pour parler bon vieux temps.

— Ah ?

— Effectivement. Tout d’abord je tiens à te réitérer mes sincères félicitations pour ton aide. J’ai bien fait de te faire confiance. Comment d’ailleurs as-tu appris que ce gredin projetait de vendre notre bonne île ?

— Hmm… Oh ! Je suis tombé sur quelques papiers par hasard. Et vous, comment avez-vous organisé la contre-attaque. Vous ne m’avez pas dit grand-chose depuis que je vous ai révélé l’intrigue.

— Tu ne m’avais pas fourni de preuve. Mais entre ta parole et celle de cette immondice, je savais à laquelle me fier. J’ai simplement amassé plusieurs caches d’armes, mis au courant une poignée d’officiers de ce qui se tramait avec ordre d’armer le peuple lorsque le coquin s’avancerait sur la grande avenue. J’ai même fait détacher quelques canons de mes navires. De ce que j’ai entendu, ça les a bien surpris !

La vieille de tout à l’heure vint leur servir deux grosses chopines pleines à ras bord de bière, avec, pour chacun, un demi poulet du continent.

— Peut-être qu’au millième cadeau j’aurai droit à un merci.

— Merci madame ! s’empressa monsieur Laffont.

— En voilà un qui est poli ! On voit qu’il est pas né dans la crasse. Tu devrais prendre un peu exemple sur lui, Harold.

— Tu nous embêtes Jeanette. Je te remercierai quand tu m’auras sauvé les miches d’une mort certaine, pas de deux gargouillis.

— Ingrat ! éructa-t-elle en lui balançant sa pitance au visage.

Le piteux chef s’essuya le visage et se perdit à observer cette mégère s’éloigner comme l’amante observe le navire de son homme prendre le large.

— Elle vous aime bien, tenta Ferdinand pour sortir son hôte de sa torpeur.

— C’est vrai. Juste bien. Enfin, passons à autre chose veux-tu ? Et tutoie-moi bon sang !

— D’accord. J’essayerai. Donc, comment voyez-vous… comment vois-tu la suite ?

— La suite ? Quelle suite ? La ville est sauve. Lorsque nous aurons débusqué monsieur Noussillon tout sera terminé.

— Penses-tu ? Le coupable sera arrêté mais les responsables ?

— Les responsables ?

— Oui ! Tous ceux qui ont laissé faire ou ont causé plus ou moins malgré eux cette situation. Tous ces élus, ces sages, ces Ilnéens.

Il s’arrêta un petit peu sur ce mot qui provoquait toujours d’amusantes réactions chez le grand amiral. Cette fois-ci, on aurait juré que sa moustache avait frétillé à cette simple évocation.

— Tous ont participé à nos malheurs. Sans toi et moi, Ornemer aurait chuté. Continua-t-il.

— Certes… Sans doute… songea l’autre en en buvant une gorgée de son breuvage.

— Ton devoir, notre devoir à tous est bien de protéger le pays, de veiller à son bonheur, à sa sécurité et à sa prospérité, n’est-ce pas ? Il y a trois ans, la même situation s’est produite et, depuis, rien n’a été fait. Penses-tu qu’ils agiront autrement cette fois-ci ? Penses-tu que ces politiciens se réveilleront ? Je vais te révéler le fond de ma pensée : On reprochait jadis à la monarchie de ne servir que les dieux, aujourd’hui, je reproche à la république de ne servir que les riches. Les sénateurs leurs doivent leur élection après tout. J’ai observé tout ça d’assez près.

— Et que proposes-tu ?

— Prends le pouvoir ! Tu es plus populaire que personne, nul ne mettra en doute ta fidélité envers la patrie. Renverse ce système corrompu !

— Tu voudrais que je devienne roi ?

Ferdinand s’arrêta un instant. Il devait la jouer finement. Il prit à son tour une lampée, entama sa viande tout en guettant le regard d’Harold puis, voyant que rien ne venait, il reprit :

— Le problème d’un dirigeant unique, c’est que personne ne le contredit et qu’il peut facilement s’enfoncer dans ses propres erreurs. Entre le peuple entier, trop facilement influençable, et un seul homme qui ne l’est pas assez, il faudrait trouver un juste milieu.

Décidément, cet amiral ne se servait de sa tête que sur son bateau. La subtilité ne marcherait pas avec lui. Tant pis, il pouvait bien lui servir la réponse qu’il attendait.

— Que…

— Tu voudrais codiriger avec moi ?

Mieux valait tard que jamais. Le cul de jatte s’enfonça dans son siège, toujours son breuvage à la main. Il observa son invité, commença par dévisager cette figure enfantine, descendit, se perdit un peu dans l’azur de sa veste, s’arrêta sur sa décoration, puis se redressa, attendant que son interlocuteur achève de le convaincre.

— Je pense que cela pourrait s’avérer nécessaire, souffla Ferdinand contrit, presque navré. Je conserve de nombreux contactes dans les milieux d’affaire. Que je me présente avec suffisamment d’autorité, et je saurai les persuader de servir le bien commun. Il en sera fini de leurs trop nombreux abus. Le sabre règle bien des problèmes, mais on ne peut en placer un sous la gorge de chacun pour les contraindre à nous obéir.

Le soldat éprouvait un grand respect envers monsieur Laffont. En réalité, et bien qu’il refusât de se l’admettre à lui-même, il se sentait plus léger depuis que l’idée d’un coup d’état avait été émise par ce parangon de vertu. Cela légitimait une envie qui lui trottait dans la tête depuis au moins la dernière session sénatoriale. Ferdinand adoucirait son tempérament guerrier. Il lui éviterait de sombrer dans la tyrannie. Il disposait d’encore suffisamment de lucidité sur lui-même pour reconnaître qu’une telle éventualité relevait du possible, voire du probable. Cet homme réfléchit et honnête contrebalancerait sa violence et lui, au contraire, raffermirait le tempérament trop naïf de son associé.

— Tu as sans doute raison. Il faudra agir vite. Attendons trop longtemps et le sénat se ressaisira des rênes du pouvoir. Le peuple est en arme, je dispose d’un large crédit, nous n’aurons pas meilleure occasion. Je peux mettre au parfum les officiers qui ont mené nos concitoyens aux combats. Eux aussi ont certainement acquis une certaine légitimité.

— Effectivement. De mon côté, je m’en vais parlementer avec mes amis bourgeois. Il faudrait également que nous rallions l’Église à notre cause. Lorsque la république se retrouvera seule face au reste de la société, elle n’aura d’autre choix qu’abdiquer. Moins il y aura de violence, plus le nouveau pouvoir se verra légitimé.

— Bien, donnons-nous trois jours. Après, j’ordonnerai la marche sur le palais.

— Parfait ! Au futur d’Ornemer !

— Au futur d’Ornemer !

Un des épéistes de la flotte entra soudain dans la taverne, scruta la salle, trouva son chef et vint lui chuchoter quelques mots à l’oreille.

— Par le Bleu ! On a capturé cette ordure de banquier !

Ferdinand se leva en même temps qu’Harold.

— Mène-nous jusqu’à ce fumier ! intima-t-il à son subordonné.

Le pouvoir, les opportunités et même la perspective d’à jamais préserver l’îles des dangers à venir s’effaçaient devant le plaisir de toiser cette pourriture. De tous les crimes, aucun n’était plus abjectes aux yeux de l’amiral que la trahison. Il aurait volontiers gracié cent assassins et autant de violeurs pour assurer la condamnation d’un seul félon. Si le Noir se révélait aussi juste qu’il le prétendait, il les oublierait au plus profond de ses ténèbres pour qu’ils s’y perdent à jamais.

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