Chapitre XX

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Une fois encore, une immense colonne progressait vers le sénat. Mais, cette fois, point d’étrangers ou de manants nus pieds. Les protestations pacifiques avaient été accueillis à coup de plomb ? On allait découvrir comment ces braves arquebusiers réagiraient face à une horde armée et motivée menée par son plus glorieux chef, le Grand amiral Secousse. À ses côtés marchaient l’archevêque du Bleu, dépêché comme caution religieuse au mouvement et Ferdinand, inconnu du grand publique mais ayant manifestement la confiance des deux autres. Réunis, on les appelait les trois manteaux bleus, de par l’indigo, le cyan et l’azur qu’ils portaient respectivement.

Les tambours battaient, imprégnant un rythme martial à la procession, les hallebardiers avançaient en rang et les épéistes ne quittaient pas le palais des yeux, ultime horizon de leur journée. Du bas peuple aux plus grands bourgeois, tous marchaient derrières ces soldats plus ou moins armés et plus ou moins déterminés mais tous enhardis par la démesure de la masse à laquelle ils appartenaient. De mémoire d’homme, on n’avait jamais vu pareil défilé. La grande avenue de la république débordait sur toutes les petites rues adjacentes, dont certaines débordaient elles-mêmes sur leurs affluentes. On aurait cru que tous les Orniens s’étaient réunis ici, à l’exception des sénateurs et de la cinquantaine d’arquebusiers qui les protégeaient encore. Certains buvaient à même le cortège comme s’ils anticipaient l’euphorie à venir. Ou peut-être cherchaient-ils seulement à se donner du courage. Pourtant, de courage il n’y aurait pas besoin. Le général Vivien n’essaya même pas d’arrêter les conjurés. L’aura du sauveur d’Ornemer valait à elle seule mille canon. Le protecteur du sénat s’avança seul et demanda simplement :

— Me promettez-vous que vous agissiez dans l’intérêt du pays ?

Le cul de jatte renifla un grand coup, regarda droit dans les yeux de son interlocuteur, l’éblouit presque de ses grises prunelles et lui répondit sans fioriture :

— Je te le jure. Sur mon honneur de soldat.

Il n’en fallut pas plus.

— Bas les armes ! Vive Ornemer ! Vive le grand amiral !

Soulagés autant de ne pas finir tués ni d’avoir à tuer, les derniers protecteurs du grand palais se joignirent à la foule en répétant ce slogan :

— Vive Ornemer ! Vive le grand amiral !

Ceux-là même qu’ils avaient criblés de balles quelques semaines auparavant les accueillirent sous les hourras. Ornemer, pour la première fois depuis des décennies, se trouvait unie, unie contre la république. Comme Quatre-vingts ans plus tôt, le palais fut pris mais la présence d’Harold et de ses marins évita tout débordement. Révolution ou coup d’état ? Quoi qu’il en fût, le sénat tomba comme une feuille en automne, sans une effusion de sang et sans un regret. Les politiciens s’en allèrent rejoindre les marchands de patrie et les Ariangeois dans les geôles, sous les huées de la foule.

On but à même les dalles du palais, on mangea sur les sièges de ceux dont le ventre n’avait jamais gargouillé et, comme par extension, une joyeuse anarchie s’installa dans toute la ville. Les pauvres goûtaient au luxe des villas abandonnées, aux mets des puissants et, dans quelques rares cas, à leurs femmes. Personne n’osait prendre la défense des loques qui avaient laissé sombrer l’île dont ils avaient la charge. On les méprisait plus qu’on les haïssait. Ils avaient détenu tant de droits sur le peuple et si peu assumé leurs devoirs que ces quelques exactions ne constituaient qu’un juste retour des choses. Et tant pis pour les familles.

De leur côté, Harold, Ferdinand et Jules, le représentant du Bleu, s’installèrent dans une antichambre pour discuter de l’usage à faire du pouvoir nouvellement acquis.

— Laissons perdurer ce foutoir une journée et reprenons les choses en main ! lança l’amiral.

— J’ai réussi à mettre la main sur quelques livres de comptes, la population mange plus que nous le pensions, enchaine monsieur Laffont. À ce rythme, dans un mois, deux maximum, nous serons à nouveau confrontés aux mêmes problèmes qui ont permis notre accession à ce lieu.

— Inutile de nous inquiéter. Dès que le roi sera revenu de son exil et aura été intronisé, le courroux des dieux se dissipera, argua l’archevêque.

Les deux autres le regardèrent quelque peu dubitatifs. Cependant, pour l’instant, ils devaient jouer la comédie. Mais le soldat se refusait à mentir aussi laissa-t-il son acolyte prendre sur lui ce déshonneur. Pour ça, il le respectait presque davantage encore. Accepter de perdre sa fortune sur l’autel de son pays prouvait déjà une grande noblesse de cœur ; mais endosser le manteau de l’infamie pour y officier révélait une totale abnégation. Du moins, le nouveau propriétaire de la villa des pélicans avait-il suffisamment rechigné et tergiversé pour que le monsieur aux bateaux s’en persuade.

— Vous avez raison ! Pouvez-vous d’ailleurs vous charger de son retour. Soyez aussi discret que possible, nous ne voudrions pas alarmer les antimonarchistes. Nous devons préserver l’unité autant que possible. Contactez la famille royale, éclairez-la sur la situation et planifiez son retour. Informez-nous lorsque-vous aurez du nouveau.

— Je m’en charge !

Le prêtre s’en alla aussi heureux qu’un enfant à qui on aurait donné la responsabilité de préparer une tartine et qui en attendrait félicitations et récompenses. Un sourire niais et béat transparaissait à travers son capuchon.

« La religion attendrit les cœurs et les esprits, songea l’homme à la médaille. Voilà son but ultime, retransformer des adultes en bambins… et des bambins pas très malins par-dessus le marché. Enfin, les dieux, le paradis et l’enfer impressionnent plus que la fée des mignardises, je suppose. Ça fait plus sérieux. »

— Merci Ferdinand. Excuse-moi encore de t’imposer ça.

— Pas de problème, réagit l’intéressé faussement contrit.

— Bon, tu disais qu’on risque de manquer de nourriture dans les prochains mois.

— Effectivement mais je pense qu’on peut éviter la catastrophe. Nous détenons plusieurs milliers d’Ariangeois. Nous pouvons les échanger contre des rations supplémentaires. Attendons quelques semaines, voir si le temps se calme, et prenons bouche avec le vieux royaume. Ils accepteront sans doute de payer pour sauver les leurs ou leurs nobles a minima.

— Tu as sans doute raison… Et pour le retour du roi.

— Eh bien… Un accident en mer est si vite arrivé. Personne ne plongera pour examiner une épave.

Le sous-entendu énerva Harold. Pourquoi la route du bien commun se trouvait-elle pavée de tant d’ignominie ?

— Nous verrons tout cela le temps venu, éluda-t-il.

— En tout cas, nous ne pouvons pas laisser prospérer un tel chaos. Accordons un jour de plus à la plèbe puis rétablissons l’ordre. Il faut que la vie reprenne un cours normal au plus vite. Nous devons remobiliser la garde, vos troupes ne suffiront jamais à contrôler toute la cité.

— J’en fais mon affaire. De soldat à soldat, on se comprend mieux.

— Parfait. S’ils veulent voir leur solde augmenter, je connais quelques bourgeois qui seront ravis de financer le retour au calme sur leurs deniers sesterces.

— Faisons ainsi. Retrouvons-nous ici tous les deux jours pour nous mettre d’accord sur les futures mesures.

— Cela me convient.

— Ah ! Et, une dernière chose, je prends sur moi l’organisation de l’exécution de ce salaud de monsieur Noussillon. Et des sénateurs.

— D’accord mais contentons-nous du banquier pour l’instant. Si vous y tenez vraiment, accompagnez-le des sages. Conservons les autres sous surveillance. Évitons de trop grands bains de sang pour l’instant.

— Tsss… Va ! Sont trop tendre, ces marchands, de toute façon, lança-t-il sur le ton de la plaisanterie.

Sur ces sages paroles, monsieur Laffont s’en alla retrouver sa demeure enfin récupérée après tant d’année. Qu’est-ce qu’il en avait rêvé. Et puis, il appréciait la compagnie d’Albert. Il l’avait bien logé ces trois dernières années et il refusait de sombrer dans les mêmes travers que Charles. Il tenait à voir l’amitié, même intéressée, récompensée. Et puis, ce vieux clochard ne lui coûterait pas bien cher. Le trésor d’Ornemer parviendrait sans mal à soutenir son train de vie. Il longea la baie des seiches, jusqu’au promontoire du grand large, sur lequel trônait la villa des pélicans, sobre, élégante, jadis bleue mais repassée en jaune il y a trois ans. Quelques sesterces et ce tort serait réparé.

« Enfin de retour à la maison », s’exclama-t-il sans que personne ne l’entende. Avant de franchir le pas de la porte, il s’imprégna de l’air marin, du chant des oiseaux et contempla à nouveau le tableau qui s’offrirait à lui pour les prochaines décennies. Même couvert d’orages et de tempêtes, il trouvait son horizon éclatant.

— T’es rentré f’nalement ? l’accueillit Albert. J’m’y f’sais bien à ton absence, moi.

Effectivement, l’aïeul avait pris ses aises. Une vieille tunique crasseuse jonchait le canapé, des traces de terre, du moins Ferdinand l’espérait-il, maculait le salon un peu partout et il décelait des restes de nourriture jusqu’au sommet des étagères. Il ménageait davantage sa propre bicoque. Au moins, la bibliothèque se trouvait-elle épargnée.

— Heureux de voir que tu t’es vite habitué à la vie de richou.

— Pas de ça avec moi. J’serai jamais comme vous. Bon, m’sieur le maître de la cité, les affaires vont bien ?

— On ne peut mieux, affirma-t-il complétement absorbé par l’étendue des dégâts. Je ne te demande pas pourquoi les pièces de mon jeu d’échecs ont été remplacées par de la viande séchée.

— J’ai ramené quelques copains. J’suis pas comme vous moi, hein ! J’oublie pas mes vieux frères !

— Pas au point de les faire dormir ici, manifestement.

À peine sortie de la poisse qu’il étalait sa réussite au grand jour et en faisait profiter chacune de ses connaissances pour qu’elle le jalouse. En moins de quarante-huit heures, sans le réaliser, Albert était devenu l’homme le plus mondain des mondains. Un nanti d’un nouveau genre qui se distinguait de ses semblables par des manières rustres, par une exagération de ses habitudes de pouilleux et par le refus absolu d’admettre appartenir à la classe qu’il avait toujours enviée sous couvert de la haïr.

— Et du coup, comment on passe le temps ici ? On s’goinfre à en vomir ? On s’paye des putes jusqu’à s’passer l’envie de baiser ?

— Un peu cru mais pas dénué de fondement. Mais avant cela j’ai une question à te poser. Comment as-tu fait pour contacter l’Épingle ?

Albert blêmit. À croire qu’il aurait préféré demeurer dans son taudis plutôt qu’on lui pose cette question.

— Ferdi, tu n’veux pas…

L’expression de son ami ne laissait place à aucune discussion ni débat. Depuis trois ans qu’ils se connaissaient, il ne l’avait jamais vu comme ça. En fait, il ne soupçonnait même pas que son visage puisse afficher pareille figure. Il le fixait sans rien dire de ses yeux froids. Il avait retrouvé, en même temps que la fortune, le regard hautain et perçant des gens qui ont le droit, le monde et les dieux avec eux.

— Je… C’était il y a vingt ans… P’t’être vingt-cinq… J’sais plus trop… J’ai oublié d’puis le temps… essaya-t-il en se grattant la tête.

— Albert…

Ce simple mot suffisait. Cet escroc ne logeait ici que par la magnanimité et la grâce de son camarade et désormais maître. Il tolérerait les écarts, les fêtes, les familiarités mais pas qu’il cache cette information-ci. Et probablement toutes les autres ayant trait à l’Épingle.

— Pff… T’abuses. Donc, à l’époque, je filoutai tranquille, un larcin dans une belle bicoque. J’marchais encore bien, même que j’grimpais ! Plutôt tranquille cette-nuit-là. Un commandant du guet en plus que j’dévalisais. J’m’étais dit qu’sa maison s’rait bien gardée mais que dalle. Pas une ronde, pas une torche, pas un pégu. J’te jure, l’aubaine d’une vie. Mouerf… P’t’être bien que j’aurais préféré croiser un ou deux gardes… En plein milieu d’un couloir, j’lai croisée… l’Épingle… Et comme tu l’as déjà vu j’peux t’en parler maintenant. Terrifiante, pas vrai ? Bah c’tait pas l’pire. L’pire c’était la d’mi-douzaine de corps qui gisaient autour d’elle. Morts. Mais pas de sang partout ou d’tripes ou d’je n’sais quoi. Non…

La tremblote le reprit. Il déglutit.

— Juste… Une expression de terreur absolue… Z’étaient blanc, plus blanc qu’le dieu. Leurs yeux, z’avaient plus d’pupilles ni d’iris. Leurs paupières… Retroussées à force d’s’ouvrir… Leurs mâchoires… écartées au point d’se briser. Leurs langues… distendues à force de s’étirer… Elles sortaient d’leur bouche comme des espèces de limaces. Leurs bras… Recroquevillés sur leur corps, à s’arracher les vêtements et la peau. Je… J’me souviens encore de c’t’ombre qui s’avança vers moi… Je… J’te jure, si j’avais eu un canif, j’me l’serais planté. J’voulais pas finir comme eux… Bouh…

Ferdinand l’écoutait attentivement. Il remerciait sa bonne étoile qu’aucune garde ne soit interposé entre lui et son méfait cette fameuse nuit. Aurait-il supporté d’assister à ce genre d’assassinat ?

— Alors… Elle… Bouhou… Elle a approché… Elle a sorti une épingle et l’a mis devant son espèce de gueule, comme un doigt pour dire chut… Puis elle m’a soufflé… J’l’oublierai jamais… « Va-t’en et ne raconte jamais ce qui s’est passé… Si tu le fais… » là… elle tourna son espèce de tête vers les cadavres… « Je le saurai… Crois-moi. En revanche, si un jour tu veux faire appel à moi, rends-toi prêt du caniveau dans la ruelle des égorgeurs et, juste à côté du trou d’évacuation, souffle ta requête… Si elle vaut le coup, j’y répondrai, sinon… tu rejoindras la cohorte des égorgés. » J’ai risqué ma vie pour toi Ferdi en acceptant d’aller lui porter ta requête ! Alors ne me demande plus jamais de parler de ça… Snirf…

Ce vieillard faisait peine à voir. La vie lui avait roulé dessus comme une charrette sur un passant et pourtant jamais il ne s’était effondré… Jamais jusqu’à ce soir il y a vingt ans… et jusqu’à cet après-midi.

— T’as aucune idée de ce que c’était… Toi, elle t’a pas menacé ! Sinon tu n’serais pas rentré tout jouasse de ta petite expédition ! Mais moi… Cette voix… Cette voix me hante encore ! Elle raisonnait dans mon crâne… muait sans cesse… elle me crispait les oreilles, vrombissait à travers mes os, m’attrapait à la gorge mieux qu’les connards avec qui j’avais l’habitude de m’battre. Elle m’a refroidi jusqu’à l’âme. C’est d’puis c’jour que j’cambriole plus les richous… Trop peur de retomber sur elle… Non… ça… jamais…

Toute vivacité avait déserté son corps, toute joie avait abandonné son cœur… Il faisait pitié… Ferdinand n’avait entraperçu que la facette la plus supportable du monstre qui l’avait servi. Désormais il culpabilisait d’avoir fait réenduré à cet homme d’aussi douloureux souvenirs.

— Merci. Tiens, si tu veux je nous trouve des filles pour ce soir ! Si tu veux, je nous dégote des chauves, pour être sûr qu’elles n’aient pas d’épingle dans les cheveux.

— T’es con toi… Garde-les toi tes chauves. Moi j’veux deux rousses ! Des Ilnéennes ! J’en ai jamais baisé !

— Tu ne les détestes pas ?

— Oh que si ! Bien pour ça que je veux leur refaire la rondelle ah ah ! Et puis, grâce à moi, z’auront p’t’être un chiard à moitié moins merdique !

Il reprenait des couleurs, mais il lui faudrait plus qu’une bonne passe pour retrouver le teint de bienheureux qu’il affichait juste avant. À son âge, le retrouverait-il jamais ? C’était à peine croyable, mais la simple évocation de cette histoire lui avait fait prendre dix ans. Monsieur Laffont n’en doutait pas, s’il le forçait à répéter, le vieillard en mourrait. Cela lui hérissa le poil. Et il se souvint de la réaction de la Sainte à l’évocation de l’Unique. Quel faciès dissimulait-elle sous son capuchon ?

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