Chapitre XXV

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La malédiction ne s’arrêtait pas à l’organisation d’un meurtre de masse, il devait en plus se coltiner sans cette madame Tourton. Il lui arrivait par moment de regretter sa vie de miséreux loin des tracas du monde. La grande vague l’aurait submergé, comme tout le monde, mais au moins aurait-il vécu à peu près heureux d’ici là ou du moins pas aussi malheureux.

— Tu ne possèdes ni courage, ni répartie ni même la moindre capacité d’attention. Ferdinand, comment en es-tu arrivé à gouverner ? soupira lourdement la femme qui n’avait de jeune que son âge.

— Excusez-moi… Tu disais ?

Au milieu des dorures et parures de l’hôtel de ville, on discutait hécatombe comme d’autres parlaient de fraudes ou de corruption. « Des enfants avec bien peu de problèmes par rapport à moi » se lamenta le co-dictateur.

— Fais semblant de t’intéresser au sort de ton pays ! s’énerva la dame. Bon, comme je te l’expliquais… tu écoutes là ?

— Hélas oui.

— Pas trop tôt ! Donc, avant ton petit coup d’état, je travaillais Charles pour lui faire accepter l’idée d’un dégraissement de la population Ilnéenne.

— Si j’en crois l’ardeur avec laquelle il les a défendus au sénat, ça n’a pas bien fonctionné.

— Pfff… Il ne trouvait rien à redire à mes arguments seulement… seulement il trouvait encore moins à redire aux formes de cette petite catin de Dimitra. Dès que je le convainquais que nous débarrasser d’eux pourrait servir nos intérêts, elle le prenait dans son lit et le persuadait du contraire.

— Il était au courant des visions ?

— Bien sûr que non. Je proposais seulement qu’on les extermine et j’aurai fait en sorte que leur sang ne soit pas versé en vain. Personne dans la cité n’aurait rechigné. Personne à part ce lubrique petit blondinet.

La rage imprégnait chacun de ses mots et, si elle avait eu une plume ou un verre dans la main, elle l’aurait assurément brisé.

— Pourquoi ne pas lui avoir révélé l’avenir comme à moi ?

— Tsss… Tu crois qu’il serait tranquillement venu dans la ruelle des égorgeurs ? Qu’il aurait laissé un démon sacrifier un inconnu devant ces yeux puis aurait gentiment répondu à toutes nos attentes ? Au mieux, il se serait enfui avec Dimitra. Au pire, il nous aurait dénoncé et nous aurions tous fini aux arrêts. Il faut que les personnes viennent d’elles même. On ne peut pas présenter pareilles choses à des gens pas même au courant de la nature de l’Épingle. Pour des raisons évidentes, celle-ci ne peut pas se révéler au grand jour. Elle affiche bien plus l’allure du démon que du sauveur. On chercherait à la brûler, elle et tous ses sbires. Tu t’imaginais quoi ? Qu’il suffirait de saigner un ou deux clochards pour convaincre le tout venant du bien fondé d’une immolation de masse ? Regarde-toi ? Même au courant des tenants et aboutissants, tu hésites encore… pathétique.

Plus il l’écoutait, plus il comprenait sa manie de sans cesse dénigrer autrui, simple émanation de sa constante affliction. Elle extériorisait une partie de la tension qui l’habitait. Elle faisait retomber sur son prochain une partie de la douleur qui la rongeait. Elle souffrait, peut-être encore plus que lui. Elle souffrait évidemment de l’immense responsabilité qui l’écrasait, mais elle souffrait également de sa subordination à cet homme qu’elle avait toujours méprisé et qui, en plus, avait fait choir celui qu’elle avait toujours aimé. Pour la première fois, la pitié supplanta la détestation ou le respect dans la hiérarchie des sentiments qu’éprouvait monsieur Laffont à son endroit. Il se souvenait de son état lorsqu’il avait rejeté Dimitra. Elle devait ressentir les mêmes brûlures aux entrailles à chaque fois qu’elle s’entretenait avec lui. Et nulle fierté ou délivrance ne compenseraient jamais tout cela.

Demain, son nouvel associé contemplerait en première loge la mise à mort de son amour. Elle se verrait contrainte d’applaudir. Dimitra vivrait, Ferdinand vivrait mais pas Charles. Charles girait au bout d’une corde que son amante et son ami d’enfance avaient tous deux tressée pour lui. Pour Marguerite, l’assureur raté et la maudite Ilnéenne passaient pour encore plus traîtres que monsieur Noussillon aux yeux du grand amiral. Une amitié, même intéressée, restait une amitié. L’amour, même purement physique, restait de l’amour. En faisant fi de cela, ces deux-là avait commis le plus grand des crimes. Un crime à côté duquel la vente de sa patrie passerait pour un petit délit, l’allégeance à un roi étranger pour une légère infraction. De toutes les victimes possibles, cet odieux forfait avait été commis aux dépends de ce grand banquier, aussi beau qu’intelligent, aussi doué que bien né. Pourtant, elle se tenait là, à aider son assassin et à le soutenir dans sa lourde tâche. Au moins trouvait-elle une légère consolation dans le sort qui attendait la belle envouteuse. Si tout se passait bien, elle et tous les siens périraient ! Cette fois-ci, elle se trouverait au premier rang et se délecterait des cris de la douce et jubilerait en assouvissant sa vengeance. Elle devrait en profiter, il s’agissait de l’unique rayon de soleil qui s’annonçait au milieu de son horizon encore plus sombre et nuageux que celui d’Ornemer.

Plus encore que son associé, elle poussait à l’extermination de cette engeance étrangère. En fait, elle aurait pu l’encourager sans même que cela ne préservât la cité de quelque péril. Son sauvetage ne représentait qu’un heureux accident. Elle tenait une garce de leur race comme partiellement responsable de ses tourments et, ne pouvant s’en prendre à l’homme fort du moment, elle se rabattait sur la multitude à sa merci. Ces vauriens payeraient pour les torts de Dimitra, de Ferdinand et du monde entier.

À ses côtés, celui qui triturait sa médaille dans tous les sens ne partageait pas son enthousiasme. Aux gestes vifs et secs de sa partenaire, il préférait les mouvements d’épaules mollassons et balourds. À ses phrases vives et incisives il répondait par de vagues onomatopées d‘acquiescement telles que « hmm » « mouerf » ou « haa », mal articulées qui plus est. Il se sentait comme un de ses rats cherchant à fuir une maison en feu et ces formules ballottes constituaient son échappatoire. Grâce à elles, il parvenait à s’évader quelques instants de cette conversation avant que Marguerite ne l’y ramène de force par un acéré « Concentre-toi ! ». « Oui, oui… » lâchait-il alors, écœuré par l’évident plaisir que prenait sa partenaire à préparer ce bain de sang. Qu’ils se salissent les mains pour le bien commun pouvait s’entendre, pas qu’ils s’en réjouissent. Pas téméraire pour autant, il se contentait, en signe de contestation, de redoubler d’ardeur dans le tripotage du bout de métal qui pendait à son manteau. Quasi despote depuis moins d’une semaine, il avait déjà abdiqué.

Qu’importe. Madame Tourton mènerait l’opération toute seule, en son nom bien sûr. Il signerait les papiers qu’elle rédigerait. Il ne serait plus qu’un bras, un bras ballant qu’elle agiterait à loisir. Elle ne doutait pas de pouvoir convaincre le grand amiral, le clergé et une grande partie du peuple. La principale difficulté qu’elle prévoyait consistait en ce qu’on acceptât d’exécuter tous ces gens selon le culte de l’Unique. « Curieux pays que celui où l’on tergiverse sur la façon plutôt que sur le fait d’exécuter des innocents par milliers » s’attrista la loque affalée sur son beau fauteuil. Il se lamentait sans intervenir car il souhaitait rester aussi étranger que possible tant au sacrifice qu’au cataclysme qui en résulterait en l’absence du premier. Pour cela, mieux valait demeurer passif. Sans doute espérait-il secrètement se soustraire au courroux des fantômes à venir. Pourtant, pas même morts, ces innocents le torturaient déjà. Il les voyait pleurer, les entendait supplier et, pire que tout, il se contemplait demeurer indifférent à leurs malheurs. Cette vision-ci l’horrifiait encore plus que celle de la chute d’Ornemer. La réunion à laquelle il ne participa guère s’acheva sur un long soupir de Marguerite :

— Tu n’as rien écouté, je m’en chargerai donc moi-même… En règle générale on pense soit à soi, soit aux autres mais tu réussis l’exploit de desservir les deux… Abandonne donc cette tête de merlan frit, signe ici et laisse les grandes personnes agir !

Tandis qu’avachis, d’une main lâche et avec le regard hagard il se saisit de la plume pour signer les formalités administratives, elle imaginait Charles à sa place. Qu’il se soit insurgé et ait refusé ou ait cautionné ces actes, il les aurait assumés et pris à bras le corps. Rien à voir avec cette larve. Un verre de terre déploierait plus d’énergie ! Le paraphe apposé, elle s’en alla, aussi heureuse que lui d’enfin se séparer de cette insupportable compagnie. Avant de franchir la porte elle se permit de lancer à travers le salon remplit :

— Et pour le bien du pays, le mien et celui de toute personne douée d’un minimum de bon sens, démissionne.

Évidemment, elle n’attendait aucune réponse. Elle sortit sans se retourner avant même que le mollusque ne réagisse. Elle aurait pu prendre son temps. Entendit-il seulement la pique, assommé qu’il était par l’horreur qu’il venait d’avaliser ? Il songeait. À quoi ? Le savait-il lui-même ? Un épais brouillard obscurcissait son esprit, lui broyait le cerveau, matraquait son crâne. Qu’il s’essayât aux pensées badines, un Ilnéen désemparé toquait aux portes de son âme, qu’il se tournât plutôt vers les autres grands dossiers du moment, un bourreau lui demander de valider le tranchant de sa hache. De toutes les images et de tous les raisonnements qu’il tenta d’invoquer pour amoindrir sa peine, une seule y parvint à peu près : Dimitra. Cette oasis de quiétude aussi belle qu’inespérée devint son refuge. Il s’y raccrocha comme le naufragé à son radeau et ne la quitta pas deux heures durant, prostré au milieu des coussins, des verres et des bouteilles. Celles-là même qui l’avaient aidé à savourer son triomphe lui servaient désormais à noyer son chagrin. Il ne dégustait plus ce délicat breuvage, il l’ingurgitait juste et ne recherchait à travers lui que l’alcool qu’il contenait.

Lorsqu’il se retrouva suffisamment imbibé, il trouva le courage de pousser la porte qu’il croyait, il y a peu, avoir pour toujours fermée. Ivre, il virevolta à travers la rue des abeilles, manquant de se cogner contre les parois de chaque maison, il zigzagua à travers la rue de l’amiral Vagiard, puis se traina au milieu du boulevard des fondateurs, dont les statues se dressaient au-dessus de lui comme pour le juger. Après cet humiliant et douloureux périple, il atteignit la villa des pétunias, véritable merveille d’architecture. Les murs étaient parsemés de fleurs finement sculptées et toutes colorées, à tel point qu’on les confondait parfois avec les véritables plantes qui arpentaient les murs. Pourtant, depuis le mariage du propriétaire des lieux, la bâtisse n’impressionnait plus personne. La maîtresse de maison éclipsait la demeure telle le soleil avec la multitude des astres du ciel. Qu’elle paraisse au balcon et la rue s’arrêtait pour la contempler, qu’elle jardine et les plantes se courbaient devant sa beauté. On racontait que les oiseaux se taisaient lorsqu’elle parlait. On racontait que les peintres payaient pour la dessiner. Aucune légende n’était trop fantasque et quiconque avait déjà aperçu la belle était tenté d’y croire.

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