Chapitre XXVIII

10 minutes de lecture

La place de la Potence débordait de monde. On se bousculait pour assister à l’exécution. On attendait tellement l’évènement que quelques manants reçurent de coquettes sommes pour occuper les meilleures places deux jours à l’avance. Certains banquiers n’auraient manqué le trépas de leur plus gros concurrent pour rien au monde. Pour une fois, ce n’est pas à sa santé qu’ils seraient contraints de boire à l’occasion du grand banquet annuel de la guilde. D’ordinaire, on ne célèbre pas le décès de quelqu’un mais, lorsqu’il rapporte autant, on peut se permettre une exception. Ils s’en réjouissaient presque autant que le grand amiral en personne.

Celui-ci les surplombait depuis l’estrade aménagée pour l’occasion. Installé ici depuis presque une heure, le peuple n’en finissait pas de l’acclamer. On hurlait son nom, on l’applaudissait, on tendait le bras pour le toucher où au moins montrer qu’on essayait. La multitude se partageait entre ceux tournés vers le condamné et ceux tournés vers l’instigateur de la sentence. Par ici, un pauvre gueux malodorant et en haillon, qui ne se distinguait que par une chevelure aussi soignée que sa condition le lui permettait, de l’autre un cul de jatte en uniforme d’apparat mais négligé sur tous les autres aspects. « La mode marine », plaisantait-on. À côté de lui, se tenait l’archevêque du Bleu, tout juste arrivé car accaparé par le retour du roi jusque-là. Il rendait grâce à son dieu pour les quelques rayons de soleil qui filtraient à travers les nuages. Le Jaune, Le Bleu et probablement tous les autres dieux se pressaient au balcon céleste pour assister à l’évènement.

Monsieur Laffont rejoignit Harold en dernier, à peine quelques minutes après le clerc. Dimitra l’avait chassé de chez elle aux premières lueurs du jour et il avait passé la matinée et le début d’après-midi à se prélasser dans sa villa. Il avait joui de son rang et du plaisir de pouvoir tout exiger, nourriture, boisson et femmes. Il ne s’était privé de rien et l’exécution parachèverait à merveille cette journée.

— Tu as commis des frasques hier, gronda Secousse.

— Pardon ?

— Tu as déambulé saoul dans les rues. On t’a vu ramper jusque chez cette catin d’Ilnéenne. Tu as humilié son mari sous son toit et, aujourd’hui encore, tu t’es vautré dans la débauche la plus crasse. Notre gouvernement n’a pas dix jours et voilà que tu t’affaires à la discréditer. J’espérais mieux de ta part.

Ferdinand ne s’attendait pas à tant de remontrances. Il baissa les yeux comme un enfant qu’on gronde puis, après quelques secondes, tenta de regagner les bonnes grâces du chef de guerre.

— Mes excuses… Cela ne se reproduira pas… As-tu quand même pris le temps de lire le document que…

— Oui… J’avoue que ça m’a surpris. Notamment l’expression : « Il nous faut abattre ces pourceaux d’Ilnéens, tous les égorger sans exceptions, les saigner jusqu’au dernier comme les animaux qu’ils sont afin d’apaiser les hommes et les dieux. » Je ne m’attendais pas à tant de véhémence de ta part, surtout après ta petite escapade chez cette putain aux cheveux rouge.

On reconnaissait bien là le verbe de madame Tourton : tournure acérée, langue de vipère, exécration sans voile. Assumer pareils propos relevait du défi mais il avait signé le papier. S’il s’était mieux senti la veille, il aurait jeté un œil à la prose de Marguerite et en aurait amoindri la hargne. Il aurait sûrement supprimé la métaphore, évité les insultes, édulcoré la forme, euphémisé le fond et sans doute ajouté de ci de là quelques tournures livresques pour insister sur l’impossibilité d’agir autrement et sur la grande souffrance que pareille décision lui infligeait. Enfin, le propos serait demeuré identique ; un peuple entier devait périr pour sauver l’autre. Qu’on les traite de cochons ne revêtait pas une importance capitale. Et puis, puisqu’ils devaient mourir, autant commencer à les haïr.

— Tu débloques complétement ! Je n’ai jamais lu une horreur pareille. Tout ton document n’est qu’un ramassis d’inepties, de délires et de monstruosités sans nom. Je n’arrive pas à croire que tu ais rédigé pareil torchon ! Je ne les aime pas non plus mais on peut se contenter de les exiler, tu sais. Ce que tu proposes… c’est de la barbarie pure et simple ! Personne ne pourrait assumer ça. Je suis un soldat pas un boucher ! Tsss… Sur le continent, ils disposent de blé à foison et une importante communauté Ilnéenne y vit déjà. On les enverra là-bas. Inutile de les massacrer. J’ai envoyé quelques messages aux vieux royaumes. Je leur ai proposé de venir chercher leurs prisonniers et nos métèques au passage en échange de vivres supplémentaires et de la reprise de nos relations commerciales. Un goéland est arrivé ce matin, ils acceptent. On gagne de la nourriture et on se débarrasse de cette racaille. D’une pierre deux coups. Inutile de les assassiner. De toute façon, la mer se chargera d’en noyer une partie si ça peut te rassurer.

Un profond dégout suintait de la voix de l’amiral. L’estime qu’il portait à son associé s’était envolée et il ne voyait plus en lui qu’un dégénéré sadique et avide de pouvoir, une crapule prête à tout pour étancher sa soif de sang. Comme pour souligner sa démence, il lui faisait parvenir une missive tout à fait anodine dans laquelle il l’appelait à le rejoindre dans sa folie mortifère. S’imaginait-il que tout le monde était habité de la même cruauté que lui ? Estimait-il qu’une orgie de meurtre constituât le désir commun à toute l’humanité ? Comment Harold avait-il pu se fourvoyer à ce point sur son compte ? Lui qui avait cru déceler en lui un individu intègre, désintéressé et modéré ne découvrait qu’un démon dans un corps d’homme. Un tyran en devenir qui aurait fait passer le dernier roi pour un modèle de charité et de vertu.

Ferdinand, lui, tremblait. Il se voyait à travers le regard du capitaine, il se contemplait dans le reflet de son iris, il se découvrait tel qu’il était devenu ; plus repoussant que l’Épingle, plus cynique que Noussillon. Il sentit le couperet de la déchéance caresser sa nuque. La honte le submergea et la peur l’envahit. La honte de se sentir à nouveau méprisé et la peur de finir renversé et exécuté. Il pensait en avoir terminé avec les manigances et les faux semblant lors de la chute de Charles, pourtant, il ne régnait pas plus sur la cité aujourd’hui qu’hier. Il trônait simplement aux côtés de son véritable maître et ce par sa seule volonté.

En cet instant, il se trouvait exactement au même niveau que trois ans auparavant : sur le piton de la pyramide mais à deux doigts d’en chuter d’en chuter, poussé par ses autres occupants. L’étroitesse de la pointe ne tolère jamais qu’un seul hôte. Tant qu’une cohabitation existe, la position demeure bancale et chancelante. On se bouscule, on s’agrippe on risque de choir à tout instant. La position ne devient véritablement pérenne que lorsqu’on y subsiste seul. On a beau se leurrer parler de république, de démocratie, de triumvirat, il ne peut jamais y trôner qu’un seul seigneur. Qu’il s’agisse d’un roi à la vue de tous, d’un banquier en coulisse ou d’un glorieux marin accompagné de quelques faire-valoir. Plus on s’élève haut, plus on détient de pouvoir mais plus il est facile de glisser. Monsieur Laffont avait accompli l’exploit de regrimper au sommet après sa dégringolade initiale, il ne laisserait plus jamais pareil déclin se reproduire.

Il devait à jamais conjurer cette honte et cette peur qui le torturaient. Pour cela, il lui fallait durcir son cœur, raffermir son esprit, tenir la position et éjecter ceux qui la lui contestaient. En cet instant, il se trouvait au bord du précipice. Cependant, il ne tenait qu’à lui de reprendre son équilibre et de faire basculer Secousse à sa place. Puisque Dimitra, puisque Harold, puisque le monde le voyait comme une abomination, il ne les décevrait pas, il l’incarnerait de tout son être. Et il sauverait son île du cataclysme qui la menaçait en endossant sur ses épaules toutes les atrocités nécessaires à sa survie. Le temps des scrupules et des doutes était révolu, désormais, il grimperait une à une les marches qui le mèneraient au pinacle, en écartant sans ménagement tous ceux qui se trouveraient sur sa route, Ilnéens, beautés fatales ou grands amiraux.

Tout d’un coup, on commença à battre le tambour. Les discussions cessèrent, chacun se détourna de l’estrade pour contempler le pilori, la corde et le condamné. Chaque pas qu’il accomplissait était frappé par la musique. On surjouait presque la gravité. La tête haute mais perdue, Charles montait sur l’échafaud. On le sentait absent. Peut-être était-il le seul à ne pas vraiment assister à son exécution. On l’avait tondu pour rajouter à son humiliation. À en juger par les stries sur son corps, sa façon de boiter et ses petits râles à chaque pas, il ne s’agissait là que du moindre des sévices qu’on lui avait infligés. Son vieil ennemi avait pris sur lui l’initiative de châtier le traître en avance. La mort n’acterait que la fin de leurs longs ébats, comme le dernier baisé de deux amants exténués.

Agacé par la lenteur du condamné, le bourreau, un grand gaillard de presque deux mètres tout entier dévoué au Noir, le saisit par les épaules et le porta jusqu’à au nœud coulant en un geste vif. Il n’aurait pas éprouvé davantage de difficulté à mouvoir une pomme. L’immense prêtre encapuchonné, bardé de ténèbres et à l’aura inquiétante passa à Charles son dernier collier et déclama ses prières. La mort en personne se tenait aux côtés du supplicié. Lorsqu’il eut achevé d’implorer son dieu, de lui demander justice et fermeté à l’endroit du futur suspendu, il entama la sombre litanie. Un silence solennel emplit la place comble. Il s’apprêtait à entonner la première note lorsqu’un sifflet retentit suivi d’un impact sec, comme une peau qui se serait déchirée. Ferdinand tourna la tête. À sa gauche, Harold n’agit pas autrement. L’archevêque ne put les imiter, il gisait sur son fauteuil, un carreau fiché dans le cœur. Le même sifflet retentit et un deuxième projectile vint se planter juste au-dessus de l’épaule de Secousse.

Un soudain « On nous tire dessus ! » jaillit du public en contrebas. Aussitôt, la panique gagna les esprits. Tout le monde cherchait à fuir et une véritable cohue s’en suivit. Sur l’estrade, les marins protégeaient leur chef de leur corps. L’un d’eux se vit percé à l’épaule mais se garda de geindre.

— Bougre d’andouilles, ça vient de cet immeuble ! hurla le cul de jatte. Allez-y bon sang !

Peine perdue, le calme lac de l’assemblée s’était transformé en mer agité, en mer déchainée, une mer que même les plus intrépides matelots ne sauraient braver. Le frêle édifice en bois commença d’ailleurs à chanceler sous les vagues de la foule apeuré. Combien de coups d’épaules les piliers de l’estrade reçurent ? Le navire tanguait dangereusement. Au moins ses occupants cessèrent d’être pris pour cibles. Maigre consolation. C’est alors qu’un immense « crac » se fit entendre. L’échafaud venait de s’effondrer. Le bourreau avait réussi à sauter sans trop de casses mais Charles se retrouvait désormais pendu de travers, en train de gigoter pour vainement retrouver son souffle.

— Arrêtez de me dorloter comme une donzelle, descendez de là et attrapez-moi le fripon qui a fait ça ! commanda l’amiral.

Cette fois, un de ses lieutenants parvint à mettre pied à terre et, entrainant quelques gardes avec lui, se rua vers le bâtiment. La place commençait à se vider et ils parvinrent à se mouvoir rapidement. Pendant ce temps, l’estrade avait tenu et on évacua messieurs Laffont et Secousse. On porta le second tandis que le premier courait à côté. Tout en s’enfuyant, il réfléchissait. Autant qu’un homme apeuré et déjà essoufflé le pouvait. « Bordel, c’était quoi ça ? » La réflexion s’arrêta ici. Pour l’instant en tout cas. Le temple du Noir grouillait trop de monde pour s’y risquer, aussi les soldats escortèrent les deux dirigeants vers une taverne dont ils enfoncèrent la porte. Dès qu’ils en eurent franchi le pas, les gros bras barricadèrent l’entrée.

L’établissement se révéla vide. Il aurait été stupide d’ouvrir sa boutique le jour de l’exécution du félon. Le tenancier avait sans doute assisté à la scène avant de détaler comme les autres. À peu près en sûreté, chacun reprit son souffle et ses esprits. L’absence de clients conférait un cachet étrange à ce lieu habituellement plein de vie. Une légère odeur d’alcool et de vomi imbibait le plancher, sur lequel on pouvait discerner de nombreuses tâches mal nettoyées. Quelque choppes attendaient patiemment qu’on les remplisse et des tables en bois usé parsemait la salle. On y décelait nettement les traces de coude des habitués ainsi que les traditionnelles gouttes de sang, témoins des bagarres passées. Pour un peu, on aurait pu croire que ce lieu s’était vidé à l’instant, comme par enchantement. Un manteau pendait sur un patère comme si on venait de l’y déposer et, sur le comptoir, se tenaient une demi-douzaine de bols encore à moitié pleins. Enfin, une bougie qu’on avait oublié d’éteindre vivait ses derniers instants dans un coin qu’elle peinait à éclairer.

— C’est bon, lâchez-moi, je ne vais pas mourir si vous vous écartez un peu, enragea Harold.

Il observa Ferdinand d’un air mystérieux. Ce dernier ne parvenait pas à le déchiffrer. Le soupçonnait-il d’avoir quelque chose à voir avec tout cela ?

— Tsss… Bien l’intention de tirer ça au clair. Bon, on peut quitter ce taudis, j’imagine qu’il n’y a pas d’assassin au rebord de chaque fenêtre.

— Permettez que je sorte en premier pour vérifier.

— Pfff… dépêche-toi !

— À vos ordres !

Le marin s’exécuta, pressé par la colère de son maître. Jamais monsieur Laffont ne l’avait vu aussi énervé. Qu’on ose s’en prendre à lui de manière aussi lâche le révoltait. Il rangeait les coupes jarrets, tireurs embusqués et autres empoisonneurs dans le même sac que les parjures : de la sale engeance qu’il fallait exterminer, de la racaille à cribler de plomb et plutôt de dos que de face. Il tapait de ses béquilles contre le sol, contre les murs, contres ses jambes de bois.

Le co-dirigeant officiel hésita à intervenir. Il se résigna. Un mot mal placé et il aurait servi de support aux percussions d’Harold. Il aurait bien pu le battre à mort, de colère. Mieux valait pour le coupable qu’on ne le retrouve jamais. Dans le cas contraire, il subirait des tourments bien pires que le banquier. Celui-ci était demeuré indifférent face à la corde, l’assassin se précipiterait sans doute dans son nœud. Il le désirerait et le chérirait comme le verre d’eau en période de soif, comme le gigot en pleine famine.

Annotations

Vous aimez lire Antoine Zwicky ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0