Chapitre XXXIV

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— Vous voir attendre ici n’est jamais de bon augure, s’exclama l’homme en rouge. Vous êtes venu avec une amie, cette fois-ci, rajouta-t-il en pointant la bouteille qui pendait au bout de son bras.

— Je vous aurai bien présenté sa grande sœur, mais je crains de l’avoir entièrement consumée.

— Quel désastre va survenir sur notre bonne cité aujourd’hui ?

— Je ne sais pas si l’adjectif « bonne » lui sied bien.

— J’aurai préféré vous entendre tiquer sur le mot désastre.

Ferdinand s’enfila une rasade comme seule réponse.

— Le port va-t-il s’embraser une fois de plus ?

— Regardez plutôt dans cette direction, lança l’ivrogne en pointant les bas quartiers de son doigt imbibé de vin.

— Ils sont restés étonnamment calmes ces derniers temps…

— Contentez-vous de regarder.

Sous un ciel presque dégagé, la bouillie marronne du bois, de la boue et de la merde entrelacée s’offrait à l’œil et au nez des curieux. Depuis près de deux semaines, une veillée d’armes s’y déroulait sans incident si bien que les badauds avaient fini par penser qu’elle s’éterniserait à jamais. On passait devant les barricades et au milieu des tentes comme au marché. Certains malandrins assuraient même le commerce entre soldats et Ilnéens, qui refusaient de s’échanger quoi que ce soit en main propre. Ils payaient cher pour ne pas avoir à trahir ni leur honneur ni leurs papilles. La gnôle de la troupe parvenait aux métèques qui leur accordaient en retour leur fameux pain aux carottes. Virevoltant sans cesse d’un camp à l’autre, des entremetteurs méprisés de tous bâtissaient de véritables petites fortunes, surtout s’ils parvenaient à dénicher quelque marchandise rare, d’un côté ou de l’autre. « Dix sesterces le dédain » disait un dicton en vogue. En faisant mine de se boucher le nez, de plus en plus de monde y souscrivait. Encore quelques mois, et l’artère des Barricades aurait pu supplanter la place de la Monnaie comme cœur économique de la ville. Hélas, les ambitions de ces jeunes entrepreneurs pleins d’espoirs allaient bientôt faire long feu.

Soudain, autour de midi, tel un coup de tonnerre sans nuage, une détonation retentit. Sans crier gare, la nouvelle bourse d’Ornemer s’enflamma, son brun se teinta d’orange et les cris rageurs des tueurs et des tués remplacèrent les mornes pourparlers des boutiquiers en herbe. Quelques-uns achevèrent leur journée en en mangeant les brins par la racine. Un déluge de cheveux rouges s’abattit à travers la rue Armand, renversant tant les échoppes que les maigres garnisons presque plus surprises que certains négociants.

À peine mettaient-ils la main au fourreau qu’un Ilnéen leur plantait un pieu au visage. Une demi-douzaine de fantassins finit embrochée de la sorte. Ils se sacrifièrent, malgré eux, pour permettre au reste de leurs camarades de fuir. Si leur camp finissait par l’emporter, ils pourraient se réjouir de la médaille dont on décorerait leur cercueil. Ils surpasseraient en honneur et en louange tous les vivants. Ils serviraient d’exemple pour les massacres futurs. On ignorerait, plus ou moins sciemment, que seul le manque de possibilité, et non de volonté, avait empêché leur déroute. Leur infortune les élèverait au rang de héros et il s’en trouverait beaucoup pour les admirer et même quelques-uns pour les envier. Enfin, ce glorieux destin ne leur ouvrirait les bras que si les Orniens l’emportaient. Sinon, on cracherait sur leur mémoire en plus de leur cadavre.

— Quelle horreur ! Vous… À la façon dont vous engloutissez votre flacon, j’en déduis que vous avez manigancé tout ceci ! J’en suis sûr !

— En partie seulement. Et puis, pourquoi blâme-t-on sans cesse le metteur en scène et jamais les acteurs ? Au théâtre comme en Histoire, le premier prépare, les seconds accomplissent. La nature autant que la qualité de la représentation dépendent entièrement d’eux. Rien ne les oblige à suivre les consignes qu’on leur a dictées.

— Ne faites pas l’innocent ! Évidemment que les gens obéissent ! hurla-t-il.

— Dans ce cas, prenez-vous en à la nature humaine. Choisissez ; le cœur des hommes ou les individus. Dans les deux cas, je reste innocent.

— Pourtant vous buvez. Vous buvez à vous noyer.

Ferdinand ne rebondit pas. Ses yeux vitreux et dépités s’exprimaient pour lui. Quel besoin y avait-il d’accabler pareil individu ? Un étrange sentiment de pitié s’empara du prêtre. Le Noir jugerait bien assez tôt ce triste sire. Inutile de s’improviser juré d’un procès dont il n’entendait rien.

— Ça bouge par-là, marmonna l’épave en indiquant le palais.

Le régiment d’arquebusiers se dépêchait vers l’origine du soulèvement. Le général Vivien ressentirait-il des scrupules à tirer sur des soldats armés de triques ? « Sa pitié s’arrête sûrement à la couleur de cheveux. » trancha l’alcoolique. Au pas de course, le peloton se précipita vers les émeutiers délaissant l’ancien sénat. Qu’importe les improbables scrupules de leur chef, les soldats sauraient faire abstraction de l’humanité qui les liait aux Ilnéens. Ils les traiteraient en bétail, la compassion en moins. Ils empruntèrent l’avenue de la république, pas encore renommée, sous les applaudissements du peuple ; riches et pauvres, hommes et femmes, enfants et vieillards, unis dans la haine de ces métèques ingrats.

Sur leurs arrières, tapis dans leurs immenses villas, monsieur Ombail rassemblait ses ouailles. Il attendit que le détachement se soit suffisamment avancé pour s’infiltrer dans le palais. S’en prendre à un cul-de-jatte est suffisamment ardu pour ne pas sa rajouter une difficulté supplémentaire. Une trentaine de bourgeois en file progressèrent en file jusqu’aux portes de l’hémicycle. De là ou il se trouvait, Ferdinand apercevait les rayons du soleil se refléter sur leurs longs poignards. Quel cri beugleraient-ils au moment de leur crime ? « Pour la démocratie ? » « Mort au tyran ? » Qu’importe, l’honnêteté qui les répugnait leur aurait ordonné d’hurler « Vive l’argent ! »

Dans les bas quartiers, la lutte redoublait d’intensité. Un orphelin apparaissait à chaque coup de canif ou d’arbalète. Un autre disparaissait lorsque, par mégarde, du moins pouvait-on l’espérer, une hache s’abattait sur son crâne. Grâce au Blanc, nul ne pleure le dernier membre d’une lignée éteinte. Hélas, ce genre de scène se reproduisit de plus en plus au fur et à mesure que les fils de ces deux races prirent part au combat de leurs pères. Les traditionnelles frontières de l’âge et du sexe concernant la bataille avaient volé en éclat en même temps que le crâne d’un ancêtre ici, d’une jeune demoiselle là-bas. On ne luttait pas contre son semblable mais contre des animaux, de la vermine bipède, de la crasse animée.

Le crépitement des fusils varia un peu les façons d’occire et de mourir. On tirait dans le tas. Qu’importe qu’un Ornien meurt si deux Ilnéens l’accompagnaient. De toute façon, à part les cheveux, ces clochards se ressemblaient tous. Qu’ils laissent intervenir l’armée. Qu’ils ne se mêlent plus de ça. Les guerriers guerroieraient et les mendiants mendieraient. Chacun à sa place. Paniqués, les étrangers refluèrent dans leur repaire tandis que les troupes écartaient à coup de crosse les vauriens qui les saluaient et les remerciaient. Le mépris de la racaille rousse surpassait de loin l’orgueil émanant des hourras. Après coup, ils prétendraient avoir lutté par amour de la ville et de leurs concitoyens. D’ici là, ils laissaient la détestation animer chacun de leur mouvement. En ce moment, rien ne leur procurait plus de jouissance que la perspective d’écharper ces nuisibles aux cheveux rouges. Ils auraient troqué toutes les putains du monde contre le plaisir d’en étrangler un seul de leurs mains. Grâce au Rouge, c’était tout un terrier, toute une fourmilière qu’on leur offrait. Aucune joie en ce monde, pas même l’amour ou la filiation, n’égale ni ne tutoie celle d’une haine assouvie. Ils ne comptaient pas se priver. Ils ignoraient qu’en face non plus.

Armes braquées sur chaque fenêtre, sur chaque ruelle, sur chaque porte, le peloton se risqua dans l’antre des démons. Déjà, la mort agressait leur narine. Pendu au rebord d’un balcon, si on pouvait appeler une planche de bois ainsi, un Ornien couvert de mouches les accueillait. Plus loin, des membres tranchés leur montraient un chemin. Ces maudits pourceaux avaient transformé leur cité en un royaume dont le Noir ne voudrait pas. Aux aguets, ils s’enfoncèrent toujours davantage dans ce dédale de bois et de chair. Les Ilnéens semblaient s’être évaporés. Rien d’étonnant de la part de ces créatures infernales. Une silhouette surgit alors de la pénombre d’une allée. Un garde faillit tirer mais découvrit dans sa ligne de mire un enfant effrayé et en pleurs. Il retint son coup. En dehors de sa tignasse, ce petit aurait pu être le sien. Quelle abominables horreurs ces vils êtres infligeaient-ils à leur progéniture ? Quels sévices avaient poussé celui-ci à se jeter dans les bras de l’envahisseur ?

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