Tu m’as promis, Juju !
Nous marchons dans la rue, main dans la main, comme un joli petit couple que nous formons “pour de faux” comme aime le répéter Nathan, le petit voisin de palier d’Alice. Elle le garde tous les vendredis soir pour se faire de l’argent de poche. Il est adorable ce gosse. Il a neuf ans, super intelligent (trop d’ailleurs, il me fout la raclée au scrabble) et ne manque jamais de répartie. Il a souvent ce côté capricieux, voire hautain des enfants uniques qui vous toisent de haut, habitués à ce qu’on leur cède tout. Je lui ressemblais un peu, gamin, alors je lui pardonne volontiers. Je sais que derrière ce masque, il cherche seulement à se protéger. Enfin, c’est ce que je me dis pour éviter de l’étrangler quand il décide de nous faire chier pour ne pas aller au lit, au lieu de nous laisser tranquillement regarder un film. Parce que bien sûr, moi aussi, je fais la nounou. De toute façon, ce n’est pas comme si mes vendredis soirs étaient tous occupés jusqu’à la fin de l’année ! Mes soirées tout court, pour être honnête. Je sais, ma vie sociale est dingue.
Mon parapluie nous protège de la pluie. Nous quittons notre quartier et traversons le grand pont de la ville. Alice s’arrête, regarde autour d’elle et me sourit.
— À partir de là, tu laisses guider, les yeux fermés. Tu les ouvriras seulement quand je te le dirai, ok ?
— Heu…je le sens pas. Arrête de me regarder comme ça. Je le sens vraiment pas. Qu’est-ce que tu nous mijotes ?
— Allez Juju, joue le jeu s’il te plaît. Fais moi confiance, je suis sûr que ça va te plaire !
— Tu mens.
— J’ai rien entendu. Allez, fini de faire ta mijau-jau ! Exécution !
Je soupire pour la forme et ferme les yeux. Me voilà à la merci d’Alice qui me tient fermement le bras. Je marche prudemment sur le trottoir. Avec la pluie, il ne manquerait plus que je me ramasse la gueule.
— C’est encore loin ?
— On vient de passer devant l’hôpital.
— C’est vrai ?
— Non.
— Je me disais bien aussi.
— Fais-moi rire, monsieur qui arrive à se perdre dans les couloirs de la fac.
— Très drôle.
— On est presque arrivés, t’inquiète. Enfin, si je ne me suis pas trompée.
— Ah ouais, d’accord, bon bah ça veut dire qu’on n’est pas prêt d’arriver.
— Méchant, va. Ah, ça y est, nous y voici.
— Je peux ouvrir les yeux ?
— Dans quelques secondes. Avant, tu dois me promettre de ne pas t’enfuir ?
Je décèle dans sa voix un amusement teinté d’une petite appréhension.
— Promis.
— Promis juré ?
— Oui, promis juré, Alice.
— Promis, juré, craché, croix de bois, croix…
— Non, mais c’est bon, Alice, on va pas y passer la soirée !
— Oh, ça va, monsieur le râleur. C’est pour être sûre. Bon, super. Dans ce cas-là, tu peux ouvrir tes yeux.
Ce que je fais aussitôt. La première chose que je vois à un mètre devant moi, c’est une porte vitrée. Je recule, soulève mon parapluie. J’aperçois alors la devanture de l’établissement. Aussitôt, j’ai une boule qui se forme dans mon plexus solaire. Cette fichue boule qui revient un peu trop souvent ces derniers jours.
— Tu fais chier Alice. Entre si tu veux, mais moi, je me casse.
— Tu m’as promis, Juju.
— Oui, mais pas ça. Jamais de la vie. Tu le sais très bien. Je ne reste pas ici une minute de plus.
Quelle mouche t'a piquée, et pourquoi aujourd’hui ? Elle est complètement folle. Elle aurait dû me prévenir, me préparer psychologiquement. Elle sait que c’est important pour moi. Pour elle aussi d’ailleurs, elle a tendance à l’oublier. Et puis, non, franchement, c’est impossible. Pas avec ce que je porte, y’a pas moyen. Je ressemble à rien. À croire qu’elle a attendu toute sa vie que de me voir habillé comme ça : cette pauvre chemise à carreaux que j'ai trainée tout l'été et ce jean délavé ourri qui a une tâche à la fesse droite. Sans compter mes vieilles baskets. Tout est à jeter. Moi y compris. Alice me regarde avec ses yeux de biche. Ah, non, elle ne peut pas aussi me faire ça. C’est pas du jeu !
À ce moment-là, la porte s’ouvre sur un couple qui rigole.
— Oh, pardon, excuse-moi mon chou, je ne t’avais pas vu ! me dit l’un des deux mecs.
Je rougis direct.
— Allez, mon chou, on entre et plus vite que ça, me lance Alice en me poussant sans ménagement à l’intérieur du café.
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