Tu me prends pour qui, idiot ?

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— Enlevez vos manteaux, vous allez étouffer, sinon ! nous apostrophe la femme à côté de nous, assise sur un tabouret, accoudée au bar. Elle est très élégante dans sa longue robe moulante qui met en valeur ses formes généreuses (je sais aussi reconnaître quand une femme est belle).

Alice lui sourit en rougissant et obtempère aussitôt, en enlevant son manteau. Je fais de même, ne sachant pas comme elle, quoi faire du mien. Nous décidons de le tenir contre nous, tel un rempart contre l'agresseur, et de rester là, comme deux potiches.

— C’est la première fois que vous venez ici ?

— Ça se voit tant que ça ? lui répond Alice, les joues écarlates, rivalisant sans problème avec le rouge de la robe de cette inconnue qui a osé nous adresser la parole (c'est plus fort que moi, je la baptise dans ma tête Madame Coquette. Merci à vous de nous parler, on se sent moins seul). Je sais ce qu'elle pense de nous : on dirait deux jeunes puceaux, impatients mais bien trop timides à l’idée de faire le grand saut dans l’inconnu.

Madame Coquette sourit tendrement à Alice. Moi, elle ne me calcule même pas. Je suis pourtant sûr et certain d'être ici et non en train de rêver.

— Et voilà pour vous, jeunes gens ! annonce Monsieur Parfait, en posant nos verres devant nous, avant de repartir à l’autre bout du comptoir.

Je m’empresse de sortir mon portefeuille, faisant tomber de nouveau mon parapluie. Mais quel empoté, c’est pas possible. Dans ces cas-là, je me donnerais des gifles.

— Laissez-moi vous offrir un verre, dit Madame Coquette, avec un sourire encore plus charmeur à l'encontre de mon amie.

Je ramasse mon parapluie et regarde Alice qui remet sa mèche brune derrière son oreille. Elle feint une timidité excessive, tout en exhibant sa boucle d'oreille en forme de fleur (mais depuis quand elle porte ce bijou de midinette ?). Je la connais malheureusement par cœur. C’est parti pour l’opération : Je saute sans parachute, même pas peur.

J’y crois pas, elle ne peut pas - aussi- me faire ça. Sûr qu’elle s’est entraînée à faire ce geste prétendument séducteur avec les filles, toute la soirée de la veille devant son miroir, avant de venir ici se donner en spectacle.

— C’est gentil à vous, mais je préfère…dis-je, comme pour tenter de retenir Alice de ne pas sauter de l’avion, à trois mille mètres d'altitude, sachant pertinemment que c'est peine perdue.

Mais elle me coupe l’herbe sous le pied et la remercie avec un enthousiasme démesuré (qu'est-ce que je disais !). Elle en fait des caisses. Je la déteste autant que j’envie son audace. Elle me concède un sourire, accompagné d’un clin d'œil discret.

Ok, j’ai compris. Julien, ferme ta gueule. Je sais ce que tu rêves de me dire Alice : moi au moins, je me sors les doigts du cul ! Détends-toi Monsieur Maladroit et fais-moi confiance. Je lui réponds par un sourire carnassier, celui qu’elle connaît parfaitement : je t’emmerde, tu me le paieras, Madame Catastrophe (et je reste poli).

Madame Coquette sort alors de son petit sac en perles de rocail (mais quelle horreur ce machin !) qu’elle porte en bandoulière, un billet de cent francs, qu’elle pose délicatement sur le zinc. Je remarque ses longs ongles vernis (d'un rouge éclatant en accord avec sa robe bien sûr) frapper délicatement la surface du comptoir, attendant que Monsieur Parfait revienne encaisser. Alice cache ses doigts sous son manteau, pour ne pas dévoiler davantage ses ongles rongés. Elle et moi, nous sommes champions ex aequo de celui qui les bouffe le plus vite possible, surtout quand nous regardons, tard dans la nuit, chacun derrière notre coussin, un film d’horreur. Je compatis, cachant à mon tour, mes mains sous mon manteau, par solidarité.

Monsieur Parfait, toujours le sourire aux lèvres, réapparaît comme par magie. Putain, qu’est-ce qu’il est bandant !

— La note est pour moi, beau brun ! dit Madame Coquette, en s’adressant à lui d'une voix de connivence.

Monsieur Parfait attrape le billet, s'apprête à reverser dans sa main les quelques pièces de monnaie, mais suspend son geste, avant de déclarer :

— C’est très gentil à toi, Valérie, prends soin d’eux, ok ? Sinon… ! dit-il d’une voix à la fois amusée et confiante.

— Sinon, quoi ? Tu me prends pour qui, idiot ? réplique-t-elle, joueuse.

Monsieur Parfait ne fait aucun commentaire, lâche les pièces dans sa main et lui envoie d'un souffle, en guise de réponse, un baiser amical pour se faire pardonner, avant de repartir servir un autre client. J’ai envie, par mon simple pouvoir de télékinésie, de dévier ce baiser et de le déposer sur mon cou.

Heu… Je rêve ou bien Monsieur Parfait vient de me faire un clin d’œil juste avant de tourner les talons ? Quelqu’un est-il témoin de cet événement interplanétaire ou est-ce moi qui hallucine ? Je regarde Alice qui visiblement n’a rien capté, déjà hypnotisée par Madame Coquette qui vient de se transformer sous mes yeux en une vampiresse, assoiffée de chair fraîche.

Oui, je le concède, j’ai l’air benêt comme ça, mais il y a des limites à la sottise (quoi que, me concernant, rien n'est moins sûr). Je sais reconnaître quand une situation part en couille. Ma meilleure amie n'a pas pris son parachute et moi, je n'ai même pas le courage de sauter de l'avion pour la rejoindre et m'écraser au sol avec elle. Je le reconnais sans honte (ou presque) tout va trop vite pour moi et pour elle aussi, sauf que cette gourde (pas gentil Julien, c'est mal d'insulter sa meilleure amie) n'en a pas encore conscience. Pauvre petite vierge sans défense (enfin pas si vierge que cela, si je m'en tiens à ce qu'elle m'a raconté concernant la petite allemande de cet été - décidément ils nous collent à la peau ces mangeurs de Wurtz). Comment vais-je la récupérer à la fin de la soirée cette fois-ci ? Certes, Alice vient de marquer directement dix points, en jouant la carte de la surprise (depuis le temps que nous voulions venir ici !), mais le peu de lucidité qui me reste avant que mon whisky coca ne me monte à la tête, me fait dire que non, elle n’avait pas le droit de me faire ça…Pas dans ces conditions. Parce que…Parce que, bon, ok, je n’ai pas un seul argument valable à avancer pour ma défense. Il serait, au contraire plus fair-play de la remercier. Arrête de flipper, Julien, tu ne joues pas ta vie (quoique) et tout va bien se passer (tu l’as déjà dit, ne commence pas à radoter). Il te suffit pour t'en sortir, de faire ce que tu as toujours fait, c'est à dire mettre ton masque préféré, celui de Monsieur Hautain, histoire de faire fuir un maximum les gens.

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