Terre des grands singes  2/2

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Je ne suis pas capable de dire comment les choses sont arrivées, tout est allé si vite, je crois qu’aucun de nous n’a vraiment compris ce qui s’est passé ! Papa n’a pas osé réagir lorsqu’il s’est vu arracher des mains son appareil photo par Kobo, l’énorme gorille au dos argenté, et même Timothée est resté tétanisé face à l’impressionnant chef de tribu. Je remercie d’ailleurs le ciel qu’il n’ait pas eu l’affreux réflexe d’appuyer sur la gâchette, mais je sais que les rangers du parc des Volcans sont bien formés.

En vérité, c’est Mimosette qui a calmé le jeu : la douce maman au regard pénétrant et si profondément humain a, en un seul geste, apaisé les tensions. Sans un cri, elle s’est approchée de Kobo, a posé une main au bas de son dos et, tout de suite, l’expression du grand mâle a changé. Il a laissé retomber ses bras immenses le long de son corps avant de redescendre au sol dans un grognement, puis, sans une dernière attention pour nous, il est entré dans les fougères et a disparu aussi vite qu’il était venu. Tous les autres gorilles l’ont suivi, à l’exception de Mimosette. Son bébé accroché au cou, elle s’est penchée pour ramasser l’appareil de Papa et le lui tendre avec une délicatesse infinie.

Sur le chemin du retour, un silence inhabituel s’est installé dans notre groupe, contrecoup de la peur peut-être, fatigue et émotion sans doute. Moi je ne cessais de penser à Mimosette, je restais obsédée par son regard, par la sagesse et la bonté qu’on ne manquait pas d’y lire. Comme à l’aller, Papa s’est vite montré essoufflé, transpirant et poussif, mais toujours désireux de rassurer Maman en répondant à ses questions muettes par un sourire en coin, de plus en plus crispé. Cependant, nous n’avions pas parcouru la moitié du chemin quand Papa s’est arrêté. Il a vidé sa gourde d’un trait et a dit qu’il devait se reposer une seconde, mais à peine assis, des tremblements ont secoué tout son corps et de grosses gouttes ont commencé à perler sur son front. Maman s’est précipitée sur lui, morte d’inquiétude, tandis que je serrais fort Alphonse contre moi, pour tenter de nous rassurer. Blanc comme un linge et toujours agité de frissons, Papa a laissé Timothée prendre son pouls, mais il m’a semblé qu’il était déjà ailleurs lorsque le guide a conclu :

— Grosse poussée de fièvre, une crise de palu sans doute.

Maman l’a fixé sans comprendre, Papa a perdu connaissance, et dans ma poche, le kaléidoscope s’est remis à vibrer.

Les yeux rouges du singe doré, ses grimaces et son air narquois, puis le regard doux de Mimosette, sa main tendue vers Papa. Quel peut bien être le sens de ces images qui tournent à présent en boucle dans mon objet magique ? Papa a repris ses esprits, mais la fièvre le fait claquer des dents et il ne tient pas sur ses jambes, et la pluie qui tombe désormais à torrents nous empêche d’avancer. Timothée a utilisé sa machette pour couper de grandes feuilles de bananiers, et lui et Maman s’efforcent maintenant de les assembler pour nous créer un abri de fortune, en attendant… Alphonse pleure doucement, et moi je cherche à comprendre ce que me dit le kaléidoscope, par quel moyen il essaie de nous servir.

Soudain, l’évidence me saute au visage : je dois retrouver Mimosette, le cylindre magique s’évertue à m’expliquer qu’elle peut nous aider ! Et pour cela, je dois passer par le petit singe : malgré son insolence, si mon oracle me le montre en boucle, c’est sans doute qu’il est un allié. Je jette un œil à Papa, de plus en plus mal, et je constate que Maman et Timothée ne font pas attention à moi tant ils sont occupés, alors je pose un doigt sur ma bouche pour faire signe à Alphonse de se taire et sans réfléchir davantage, je pars en courant sous la pluie.

Je ne sais par quel miracle, je me retrouve bientôt au pied de l’arbre du singe doré, et avant de lever la tête, je comprends qu’il est là, aux morceaux de bois qu’il ne manque pas de me lancer. Très vite, il tourne autour de moi, m’adresse cris et grimaces et n’hésite pas à me donner des petites tapes ni à me tirer les cheveux. Jamais, de toute ma vie, je n’ai rencontré un être aussi grossier ! Je m’efforce cependant de lui parler doucement, sans m’énerver : j’espère qu’il va me répondre, il m’est arrivé souvent de communiquer avec des animaux sans être arrêtée par la barrière du langage. Mais avec lui, rien à faire : s’il réplique, c’est par des onomatopées, pas un seul son compréhensible, et je commence à m’agacer.

Prête à renoncer, je consulte une dernière fois mon objet magique au cas où le message aurait changé. Alors, d’un geste aussi rapide qu’agile, le petit singe saute sur mon épaule et m’arrache le kaléidoscope des mains. Il le tourne entre ses doigts poilus, puis colle son œil à la lunette, comme il vient de me voir le faire, et je panique à l’idée qu’il puisse s’enfuir dans la jungle avec mon trésor. Mais contre toute attente, l’animal se calme, il me tend le tube et se poste devant moi avec un air de reproche, puis plonge sans hésiter dans la forêt brumeuse, veillant à se retourner plusieurs fois pour vérifier que je le suis.

C’est Mimosette qui a soigné Papa. Je ne sais pas exactement ce que le petit singe lui a dit — j’avoue avoir assisté à leur échange avec fascination et étonnement, sans rien comprendre — mais elle a écouté ses cris et observé ses gestes avec un grand intérêt. Puis elle est entrée dans la jungle, pour revenir quelques instants plus tard, les bras chargés de branches. Elle s’est postée devant moi et, comme l’aurait fait un professeur face à un enfant ignorant, elle a commencé à détacher des feuilles et à les mâcher avec soin. Elle a ensuite roulé une boule de terre rouge qu’elle m’a glissée dans la main, avant de me donner sa brassée de feuillages et de me pousser délicatement vers le chemin que le singe doré m’avait fait emprunter. Je n’ai même pas eu la présence d’esprit de lui dire merci tant j’étais stupéfaite…

Le petit singe m’a raccompagnée jusqu’à l’abri de fortune et Timothée n’a pas caché sa surprise lorsqu’il a vu les trésors que j’avais ramenés. Il a tout de suite reconnu les feuilles de trichilia, mais n’a pas compris ce que je faisais avec une boulette d’argile. Il m’a laissé donner le tout à mâcher à Papa en me demandant où j’avais trouvé ces denrées rares, puis il a haussé un sourcil soupçonneux quand j’ai dit que Mimosette me les avait offerts. Alors je n’ai pas insisté.

Les nausées de Papa se sont estompées, sa fièvre est tombée très vite, et la pluie a fini par s’arrêter. Nous avons repris notre route et quand nous sommes arrivés au camp, Maman a tenu à ce que Papa consulte un médecin, qui a confirmé une infection au paludisme. C’est une maladie dangereuse, transmise par les moustiques, et Papa s’est vu prescrire un paquet de médicaments. Le docteur m’a félicitée pour mon traitement d’urgence, et il a salué la merveilleuse idée d’associer les feuilles de trichilia à la boulette d’argile pour en accélérer les effets dans le soin d’une crise de paludisme. Il s’est à son tour montré sceptique lorsque j’ai dit que je n’y étais pour rien. C’est Mimosette, la maman gorille, et le petit singe moqueur qu’il faut remercier.

Je ne sais pas si j’aurai l’occasion de le faire moi-même un jour… J’aimerais tant leur manifester ma reconnaissance, mes regrets aussi. Mes regrets envers le petit singe d’abord, dont je ne connais même pas le nom, que j’ai maudit pour ses grimaces, que j’ai pris pour un être futile. Lui qui a tout de suite compris le message du kaléidoscope et qui n’a pas hésité une seconde à m’aider... Ma reconnaissance envers Mimosette ensuite, qui a désamorcé le conflit avec Kobo, puis qui a tout mis en œuvre pour soigner Papa, en partageant ses médicaments et ses secrets.

Ici, j’ai appris que les singes sont exposés aux mêmes maladies que les hommes, qu’ils savent les traiter par les plantes et avec tout ce qu’offre la nature. À l’image de Mimosette, les animaux ont beaucoup de choses à nous enseigner, et je regrette que tous les êtres humains ne soient pas prêts à le comprendre. Je n’ai pas l’intention d’arrêter de raconter cette histoire, même si l’on ne me croit pas. Je vais continuer à dire qu’une femelle gorille a sauvé Papa, et par deux fois. Et que son regard est le plus doux, le plus sage et le plus humain qu’il m’ait été donné de croiser. Ce n’est sans doute pas un hasard s’il est d’abord apparu dans mon kaléidoscope ni si j’ai lu le roman de Pierre Boulle juste avant, d’ailleurs. Je sais maintenant que si les hommes continuent à douter de leur intelligence et de leur sensibilité, s’ils s’entêtent à les maltraiter, un jour viendra où les animaux — quels qu’ils soient — se révolteront. Alors peut-être que notre monde finira par ressembler à celui de La Planète des singes

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