CHAPITRE 2 : Sous les toits, le cœur en veille
Quand la journée de travail a enfin pris fin (et Dieu sait qu’elle s’est tirée en longueur comme un chewing-gum collé sous une chaussure), j’ai dit au revoir à mes collègues avec la politesse de rigueur, cette voix légèrement chantante qu’on adopte en société : « Bonne soirée ! Reposez-vous bien ! » Blablabla. Et puis, hop, écouteurs vissés dans les oreilles comme deux bouées de sauvetage audio. Monde extérieur, suspension activée.
J’étais à peine sortie que mon téléphone s’est mis à vibrer. L’écran s’est illuminé du prénom le plus tendre et le plus redouté : Maman. J’ai glissé mon doigt sur le verre sans hésiter.
« Bonjour ma chérie, comment ça va ? » Toujours cette phrase. Le ton doux mais avec une petite tension, celle qui veut vérifier entre les mots si je suis encore debout ou si je ne m’écroule qu’en silence. Je lui ai répondu que ça allait, bien sûr. Version courte. Version digeste.
Elle m’a proposé un dîner pour le lendemain soir. Et j’ai dit oui. Parce que même si nos rendez-vous sont parfois traversés de silences gênés et de conversations qui tournent court, elle est mon filet de sécurité. Parce que les choses compliquées se font toujours mieux avec elle à portée de regard. Après quelques minutes de « ça va, et toi ? » et de sous-entendus camouflés en propos légers, on a raccroché. Et j’ai pris mon bus.
Dans ma tête, ça tournait encore. Elle avait été là, ma mère. Elle. Carole. Présente, solide, les deux pieds dans le réel. Pas pour me réconforter avec des « tu mérites mieux », non. Elle avait été là avec des actes concrets : une main sur l’épaule et une présence sur mon dossier bancaire.
Car oui, j’avais eu besoin d’un témoin. D’un allié externe, de quelqu’un capable de faire tampon entre moi, la fille qui pleurait encore, et lui, Thomas, l’homme que j’aimais tant et que je ne comprenais plus.
J’avais bloqué le compte commun. Parce qu’il avait activé un découvert sans me prévenir. Et parce que j’en avais eu marre d’être celle qui découvre les décisions au lieu d’en faire partie. Fun fact : apparemment, les banques s’en foutent de ton avis si t’es co-titulaire. Tu peux te retrouver ruinée par amour. C’est presque poétique, non ?
Ma mère avait été là aussi pour la répartition des meubles, les discussions tendues, les dernières signatures d’un crédit que nous partagions. Elle a cette façon de gérer les conflits comme on plie un drap-housse : avec technique, patience, et un soupçon de juron discret.
Aujourd’hui, je dors sur un matelas posé à même le sol. Un choix, oui. Parce que j’ai préféré céder le lit et garder le canapé. Ça me permet de continuer à accueillir des invités. Et puis, le matelas au sol, il y a quelque chose d’étrangement honnête là-dedans. Comme si j’assumais que tout est en chantier. Même moi.
Je m’étais remise à discuter sur l’appli. Le genre de retour pas glorieux mais parfaitement humain, celui qu’on fait les yeux mi-clos et le cœur en veille. Et puis, il y avait Quentin. Plus jeune que moi. Artisan le jour, rugbyman le week-end. L’équation parfaite de la virilité douce à la française.
Sur ses photos, il avait un petit côté sauvage maîtrisé : barbe de trois jours impeccables, sourire franc qui sent le Sud et les lendemains de match, épaules larges et tee-shirts un peu trop moulants pour être honnêtement choisis au hasard. Légèrement plus petit que moi. Bon, ok, je mesure un mètre soixante-quinze sans tricher, donc ce n’est pas non plus facile de me dépasser, mais ça ne m’a pas fait tiquer.
Notre conversation ? Fluide. Naturelle. Une sorte de ping-pong d’ironie et de confessions légères. Ça collait. Pas de grandes promesses, pas de projections à trois enfants et un potager bio. On avait été clairs : si quelque chose devait se passer, ce serait sans engagement, sans prise de tête, sans effondrement derrière.
Mais en pratique ? Je repoussais. Le moment de se voir, de se rencontrer « en vrai ». Parce qu’en vrai, c’est là que les choses se corsent. Parce qu’en vrai, on ne peut pas flouter la réalité avec un bon angle ou une punchline bien placée. Parce qu’en vrai… j’avais peur.
Peur que le sourire soit moins sincère que sur l’écran. Peur qu’on n’ait rien à se dire sans emojis. Peur que moi, avec mes silences et mes cicatrices invisibles, je ne sois pas à la hauteur de l’idée qu’il se faisait de moi.
Alors je traînais. Je temporisais. Je savourais ces messages suspendus comme une bulle de savon qu’on n’ose pas éclater. Et peut-être, oui, que ça me suffisait. Peut-être que je préférais encore une jolie fiction numérique à une réalité bancale. Parce qu’au moins là, je contrôlais la lumière, le rythme… et le moment de dire en revoir.
Enfin. Après une journée qui aurait pu être classée patrimoine mondial de l’ennui, j’atteins le rez-de-chaussée de mon immeuble. Trois étages plus tard, sans ascenseur, évidemment, parce que le destin aime les jambes musclées. Je me retrouve devant ma porte, avec la sensation d’avoir gravi l’Everest. En tongs.
Mon appartement, c’est un ancien grenier rénové. Une petite boîte en hauteur où les poutres apparentes regardent la vie d’en haut, comme si elles savaient des choses que j’ignore. C’est cosy, chaleureux et complètement bancal. Il y a un bar en pierres de parement qui sépare la cuisine, la salle à manger et le salon. Ce n’est pas un loft à la new-yorkaise, mais c’est mon coin de ciel incliné.
Sauf que, sous les toits, en juillet, on frôle régulièrement les 40°C sans la moindre pitié. L’air chaud se coince dans chaque recoin comme un ex que tu n’as pas bloqué assez tôt. Alors, avant même de poser mon sac, je cours vers les fenêtres en bois que j’ouvre en grand pour supplier un peu de fraîcheur de venir faire la sieste chez moi.
Et puis, Louve.
Comme un rituel. Comme une cérémonie muette. Elle s’approche, impériale et désinvolte, sa petite tête poilue levée vers moi. Je la prends dans mes bras, je ferme les yeux, je respire son odeur de chaleur domestique et de croquettes oubliées, et je la laisse poser ses ronrons sur mes angoisses.
Cinq minutes. Pas plus. Cinq minutes de câlins, de silence complice, de cœurs qui battent à l’unisson malgré les espèces différentes. C’est mon moment préféré de la journée. Celui où je ne suis ni fille, ni collègue, ni ex, ni combattante de moi-même. Juste un corps chaud collé à un autre, sans besoin de mots ni d’explications.
Parce que franchement, rien ne vaut un animal. Pas pour combler un vide, non. Mais pour t’apprendre que parfois, le simple fait d’être là, de respirer à côté de toi, c’est une forme d’amour qu’aucun humain ne sait vraiment imiter. La loyauté dans les yeux, les silences qui font du bien, et ce sentiment que, peu importe ce que le monde pense de toi… tu es leur personne. Point.
Et ça, rien ni personne ne me l’enlèvera.
Je me suis traînée jusque dans la salle de bains comme on entre dans un sanctuaire. Louve, en grande prêtresse féline de la distraction inutile, s’est instantanément attaquée au rideau de douche, comme si c’était un serpent maléfique à abattre. Moi, j’ai fait couler l’eau dans la baignoire et j’y suis entrée avec la même solennité qu’une diva en fin de tournée. La chaleur m’enveloppait doucement pendant que le monde ou du moins, mes problèmes restaient de l’autre côté du rideau, temporairement neutralisé par un chat acrobate et de la mousse amande.
Une fois démaquillée, dévêtue de mes atours sociaux et vêtue d’un combo improbable, jogging vieux comme mes doutes et t-shirt oversize piqué à mon ex d’il y a trois histoires, je suis passée en mode “rien que pour moi”. La vraie moi. Celle qui ne se brosse pas les cheveux et qui sait exactement combien de secondes se met à chauffer pour un steak haché.
Au menu : steak haché et tomates mozzarella. Rien de fou, mais bon sang, les tomates. Les tomates. Je pourrais en faire une religion. Cuites, crues, en salade, en sauce, en baisers rouges d’été. C’est ma passion de la saison.
Chaque année, j’en fais pousser sur ma mini balconnière, une jungle miniature en équilibre sur la rambarde du salon. Basilic, ciboulette, thym… tout un petit jardin de sorcière en carton, avec des odeurs qui me ramènent à des dimanches en famille.
Parce que oui, j’ai grandi dans une famille où manger, c’est presque sacré. Chez nous, on n’a pas besoin de grandes déclarations : on sert du fromage en disant “tiens” et ça vaut tous les “je t’aime” du monde. Ma mère est une épicurienne convaincue, accro au bon pain, à la sauce en rab et aux petits craquages du dimanche matin. Moi, j’ai hérité du goût pour les légumes croquants et les plats simples. Et de sa passion pour les plaisirs nocifs aussi : elle, c’est le chocolat ; moi, la cigarette. On se comprend. À notre façon.
Et puis, il y a mon père. Chef cuisinier dans un resto qui sent les herbes fraîches et les nuits trop courtes. Grâce à lui, j’ai grandi avec des plats qu’on ne cuisine pas “vite fait”, mais qu’on prépare avec amour et un torchon sur l’épaule. Chez nous, les repas sont une langue qu’on parle sans accent. Et parfois, quand je croque dans mes tomates du balcon, je crois que c’est ça, être à la maison. Même seule.
Je me suis préparé mon dîner avec toute la grâce d’une célibataire qui connaît la valeur d’un plateau bien équilibré : un steak haché un peu trop cuit, quelques tranches de tomate mozzarella, parce que oui, même les filles mélancoliques ont droit à la fraîcheur et un yaourt, posé là comme une tentative de vertu au milieu de la fatigue.
J’ai installé mon repas sur le plateau avec une rigueur presque militaire (merci les habitudes), et je me suis effondrée sur le canapé, jambes repliées, plaide sur les genoux, prête à affronter une énième soirée solitaire mais apprivoisée. J’ai monté le volume de la télé au maximum politiquement correct, pour tenter de couvrir la rave party quotidienne de mon voisin de palier. Celui qui, manifestement, voue un culte au BPM et ne connaît ni le concept de semaine ni celui du sommeil réparateur.
La soirée en elle-même ? Bof. Pas de quoi écrire un roman. Sauf que dans mon petit monde silencieux, le moindre message peut allumer une guirlande au plafond.
J’ai sorti mon téléphone, mon autre moitié affective et j’ai commencé à pianoter. En l’occurrence, avec Chloé. Mon amie, mon ex-collègue, ma bouée de sauvetage numérique. Une brunette sublime, genre beauté naturelle avec des yeux couleur bronze fondu, et ce mélange d’origines asiatiques et turques qui lui donne une élégance désarmante. Elle a cette façon de me parler qui me fait l’effet d’un latte bien dosé : chaleureux, doux, mais qui réveille.
Elle me proposa une soirée vendredi soir. Entre filles. Film, pizza, legging et pas de jugement. Le combo sacré. J’ai accepté sans réfléchir. Parce qu’à ce stade, tout ce qui ressemble de près ou de loin à un plan amical est une bénédiction. Et Chloé ? Elle est de celles qui écoutent sans interrompre et qui t’envoient des mèmes sans raison, juste pour dire : « Je pense à toi ».
Après ça, j’ai glissé lentement dans un tunnel fait de télé à moitié regardée, de notifications qui clignotent pour pas grand-chose, et de scroll Facebook infini, version anesthésie légère pour cœur trop plein. Je n’étais ni triste ni joyeuse. Juste... là. En transition entre l’envie de tout changer et l’acceptation tranquille que ce soir, ce serait “comme d’habitude”.
Quand j’ai enfin décidé d’aller dormir, j’ai lancé mon appli de sons pour le sommeil. Oui, j’ai besoin d’un fond sonore pour éteindre les pensées parasites qui s’accrochent à mes paupières comme des mômes au bord d’une piscine. J’ai choisi, comme toujours, la pluie. Et ce petit grondement d’orage qui me donne l’impression que le monde entier respire avec moi. L’orage m’apaise. Allez savoir pourquoi. C’est comme un câlin du ciel, avec un peu de frisson.
Alors j’ai fermé les volets, entrouvert les fenêtres et me suis glissée sous la couette.
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