Le diable, la vierge et le vent d’hiver (1)

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La pluie, le froid, les mains gelées. J’arrive devant la cathédrale. Une bourrasque m’éjecte momentanément de ma trajectoire. Je dérape un peu sur le verglas.

Une légende raconte que les bâtiments élevés et élancés ont tendance à faire dévier le vent vers le bas ; sa vitesse au sol, autour de l’édifice, s’en trouverait accrue.

Marrante, cette théorie ; j’imagine qu’elle doit plaire aux simples d’esprit. J’y vois même un symbole sympathique. Le vent à l’épée de feu, insubstantiel gardien de l’Arbre. Enfin, de la Tour. Bref.

La réalité est plus prosaïque. Il arriva que le Diable survolait la terre, chevauchant le vent. Il aperçut son portrait sculpté sur le tympan de la cathédrale, sous l’apparence du Tentateur courtisant les Vierges folles. (Il y est représenté sous les traits d’un beau jeune homme ; aucune des jeunes filles naïves auxquelles il s’adresse ne remarque les crapauds, lézards et serpents qui sortent de son dos.) Intrigué, le Diable pénétra dans la cathédrale – peut-être y découvrirait-il d’autres statues à son effigie ?

Mal lui en prit. Piégé par le lieu saint, le Diable ne put en ressortir. Depuis, le vent l’attend sur le parvis où il rugit d’impatience.

Tiens, un rat crevé sur le trottoir. Ce qui me fascine le plus avec les cadavres, c’est leurs bouches ouvertes ; leurs dents qui sourient. La mort est si coquette. Je ramasse le rat et le hume un grand coup ; mon sang givré se réchauffe. Oh, diffuser ce parfum dans les rues et les foyers ! À la fnac aussi... On se souviendrait alors de la vérité qui serpente sous nos pieds. Je mets la petite bête dans mon sac. Plus tard, j’irai l'enterrer dans la forêt avec les honneurs ; j’apporterai de l’encens et des bougies. Je chanterai un hymne pour sa gentille âme de muridé. Je lui trouverai un joli coin sous un sapin, en haut d’une colline.

Il est deux heures quarante-deux. Les enseignes lumineuses des boutiques se reflètent en clignotant dans les flaques d'huile qui courent sur le bitume mouillé.

Je pousse la porte du bar. Quelques tables, un billard. Pas grand-monde. Radio Nostalgie. Il fait très sombre. Ils économisent l’énergie, c’est bien. De manière générale, économiser l’énergie, c’est une super idée.

Je me hisse sur un tabouret bringuebalant. Il y a une fille assise juste à côté, près de l'unique bougie du comptoir ; ses doigts pianotent sur son téléphone à une vitesse abracadabrante. Même si ma vie en dépendait, je pourrais jamais aller aussi vite. Je commande une bière. Je jette un coup d’œil au plafond. L’angoisse frétille dans ma gorge. Je crois que je vais vomir… Ah tiens, non finalement. Un peu d’alcool, et ça va mieux.

Il doit y avoir quelques phéromones en suspension dans l’atmosphère. Je me tourne vers leur source d’émission.

— Bonne année, dis-je stupidement.

— Bonne année.

Regard indifférent, voix blanche ; je l’agace déjà. Je poursuis :

— En fait, faudrait commencer au solstice. Tu sais, le solstice d’hiver. Ce serait plus logique, astronomiquement parlant.

Nonobstant sa crétinerie, ma réplique est prononcée de manière fluide, enjouée, portée par cette euphorie factice qui succède à l’inquiétude. J’ai prononcé « astronomiquement » d’une seule traite. Je suis fier de moi.

— Ok, dit-elle après un silence de plusieurs secondes.

Le ton est brusque, décidément répulsif. Son visage est fermé, verrouillé, inabordable. Elle me toise avec un dédain quelque peu exagéré, comme font les femmes qui veulent paraître sûres d’elles. Son maintien exprime de la hauteur et du caractère, mais il y a aussi quelque chose de douloureux dans cette attitude. Derrière sa façade, je devine de la langueur et comme une préoccupation profonde. Toutes pareilles, ces natures fières et sensibles, me dis-je haineusement. C’est un cache-misère, une béquille. Je te bouscule un peu, tu tombes.

Une étincelle s’allume en moi, me dicte les mots et l’intonation.

— Autrefois, dis-je, on fêtait ça parce que le soleil renaît au cœur de l’hiver. C’est symbolique, tu vois ? L’hiver, les jours qui raccourcissent, c’est la mort ; pis le soleil, la lumière, tout ça, bah c’est la vie. C’est cool non ? Alors qu’aujourd’hui c’est bien de la merde ; avec leurs pétards et leurs feux d’artifice là.

Elle ne répond pas, le masque récalcitrant reste en place. Pourtant je n’ai pas rêvé : sur sa figure, quelque chose a sourcillé. Elle regarde son téléphone, relève la tête presque aussitôt. Je me dis : attends un peu ; je vais t’attraper, tu vas voir. Je vais faire chanter ta petite âme élégiaque.

— Non mais c’est vrai. Ces soirées du nouvel an, c’est d’un déprimant ! C’est obscène, en fait.

— Obscène ?

— Mais oui. Comme toute la culture moderne.

Je l’observe un instant. Ça va, elle a l’air de suivre ; j’ai visé juste. Son expression est déjà en train de se modifier presque imperceptiblement.

— Autrefois, on célébrait quelque chose. Y avait les cycles naturels, les saisons ; l’homme était intégré au cosmos. Tu vois ? Alors que maintenant, on est à côté de la plaque. On célèbre plus rien du tout à part nous-mêmes. On est séparé de tout ça, de la vie réelle. La culture moderne est devenue artificielle, insensée, parce que les gens sont déconnectés de leur nature supérieure. Ils vivent au jour le jour, comme des bêtes.

Ces quelques lieux communs et mon style pompeux ont l’air de lui plaire.

— Ok, dit-elle en s’efforçant de maintenir son ton cassant de tout à l’heure.

— T’es d’accord ou pas ?

— J’sais pas.

— Les gens ne croient en rien et s’imaginent qu’ils sont libres grâce à ça. Ils se rendent pas compte que c’est le pire esclavage possible. Ils sont enchaînés à la matière, donc à la mort. Tu m’étonnes qu’ils soient tous névrosés. Hein ?

Elle ne répond rien, mais elle me regarde maintenant attentivement.

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