Vladislas
Une des serveuses venait de prévenir le gérant de la présence de son ami, Emmett.
Les deux collègues restèrent à côté des employés, attendant sagement la venue de la personne concernée.
Soudain, un homme aux cheveux bruns croisa le regard des deux inspecteurs des quotas. Petit de taille, son apparence calme et soignée le rendait rassurant. Il les accueillit pour aller s’installer à l’arrière du café.
— Venez, je vous prie, déclara l’homme, heureux.
Vladislas jouait le rôle de guide. Les trois personnages traversèrent un couloir et empruntèrent des escaliers. Ils se retrouvèrent face à une porte sur laquelle “Vladislas” apparaissait en grosses lettres. Le gérant poussa la porte qui grinçait puis alluma la salle. Le bureau, paré de somptueuses toiles d’araignées, se dévoilait sous une lumière tamisée qui faisait ressortir des éclats de rouge sur le carrelage noir et les murs. Le portrait accroché à l’une des parois irradiait la pièce de son aura de noblesse ancienne, tel un souvenir d’un temps révolu. Le visage de Vladislas affichait ses plus beaux traits. Il proposa deux sièges à ses deux invités puis rejoignit son bureau, prêt à les écouter.
— Bienvenue à vous deux ! Je suis content de vous voir parmi mes clients, sourit Vladislas.
— Merci, je te présente ma coéquipière Karidja ! Nous travaillons au Bureau des quotas.
— Oh ! Je vois ! Enchanté, formula le gérant en serrant la main de la jeune femme.
Karidja examina les gestes et les réactions des deux vampires. Emmett connaissait bien Vladislas, et leur conversation semblait déjà être une routine. La femme ne cessait de jeter des regards discrets, cherchant à déchiffrer les mots et les petites grimaces qu’ils pouvaient faire sans s’en rendre compte.
Emmett, d’un ton complice, questionna son ami :
— On pensait te poser des questions sur une entreprise que tu as fréquentée chez les humains.
— VeraCorp ?
Karidja, étonnée, se saisit du dossier. Elle découvrit le nom de la société. Emmett n’en savait rien mais l’homme qu’il connaissait, oui. La femme resta sans voix. Comment a-t-il fait pour faire le lien avec l’affaire ? Comme par hasard ce vampire a travaillé chez les humains, pensa-t-elle.
— Oui, tu peux nous en dire plus ? demanda Emmett.
— Je suis rentré dans cette boite, qui fait partie du secteur du commerce de luxe, il y a maintenant six ans. J’étais juste responsable de la partie développement et je gérais une petite équipe. Le patron, lui, était insupportable, très condescendant mais seulement avec ceux qu’il jugeait incompétents. Si un collègue mesquin cherchait la lumière, il pouvait créer toutes sortes d’histoires et le boss y croyait sans hésiter !
— Je vois, lança Emmett. On veut se faire embaucher pour une enquête. Il faut respecter certains critères ?
— Une sorcière a enfreint la loi ? déduisit le gérant.
— C’est ça ! valida l’inspecteur.
Vladislas se caressa le menton et révéla quelques points.
— Je me souviens qu’il y avait quatre services. La partie conception et formation était gérée par une femme plutôt sympathique, très souriante mais diabolique. Au sein de son équipe, il y avait plusieurs salariés qui venaient de différents secteurs. Si tu cherches la femme qui a accumulé un nombre important de mauvaises manies tu la trouveras mais la sorcière responsable… je ne sais pas.
— En tant que sorcière, je finirai par la reconnaître mais il y a un indice important, c’est l’âge. Celles qui enfreignent les lois sont plus âgées… elles peuvent avoir traversé les siècles, expliqua Karidja.
Elle marqua une pause et reprit la parole :
— Parmi ces salariés, avez-vous senti la présence d’une personne qui ne semblait pas à sa place, comme en décalage avec notre temps ?
Le vampire, gérant du café, réfléchissait à s’en tordre la mâchoire, puis il eut une réaction inattendue.
— Deux personnes : une femme qui faisait le ménage et une cliente VIP.
Karidja prenait des notes sous les yeux d’Emmett, concentré. Ce dernier se chargea de la suite des investigations.
— Et pour postuler ? Les critères ? Faut-il avoir plusieurs années d’expérience ? Que dois-je écrire sur mon CT ? CD ? questionna le vampire, maladroit.
— CV, se moqua Vladislas, au bord des larmes.
— Pas besoin de tout ça ! J’utiliserai un sort et on commencera à travailler dès le lendemain, stoppa la sorcière.
— Oh mais c’est pas cool, Kari ! croisa les bras, Emmett. J’ai trop envie de passer un entretien, de me sentir pleinement dans le rôle !
— Attention, mit en garde Vladislas, restez discrets… c’est mon conseil. Vous devez faire votre CV et postuler normalement. Si vous avez besoin d’un coup de pouce magique pourquoi pas… il y a d’autres créatures comme nous là-bas.
L’Inspectrice des quotas souffla d’exaspération. Elle se leva du siège et remercia le gérant. Ce dernier lui remit un mug neuf en guise de cadeau puis les raccompagna.
Lorsqu’ils franchirent la sortie. Vladislas leur adressa une dernière parole.
— Faites très attention quand vous deviendrez salariés à VeraCorp, j’insiste. Il y a des monstres qui ont des intérêts. Si vous réussissez à mettre la main sur la sorcière responsable, soyez prêts car…
— …une sorcière qui a beaucoup d’expérience est plus dangereuse qu’un vampire qui a traversé les siècles, compléta Emmett.
Le gérant afficha une moue rassurée car la présence de son ami devenait essentielle. Il les salua une dernière fois et retourna dans son bureau. Emmett, excité, tourna les talons vers sa partenaire de travail.
— Bon, on a eu ce qu’on voulait, maintenant on se casse chez les humains.
— Je dois préparer un sort pour optimiser nos chances d’être embauchés tous les deux, affirma Karidja.
— On peut utiliser l’hypnose ? suggéra l’homme, l’air moqueur.
— C’est interdit sur les humains. On doit utiliser une méthode efficace et sans danger.
Emmett s’impatienta.
— On va l’appliquer sur nous et les effets du sort agiront sur eux, expliqua Karidja qui poursuivit son discours.
— Tu es trop procédurière ! On est des inspecteurs… si tu utilises des sorts interdits ce n’est pas pour faire du mal. C’est pour notre enquête ! L’Assemblée des Monstres pigera !
Karidja se tint presque face à lui, en le toisant du regard. Elle ne jouait pas avec la loi. En tant que sorcière, elle prenait tout au sérieux et ne souhaitait pas que les gens la confondent avec les autres.
— Je vais te le répéter gentiment. Je respecte la loi et je refuse de faire partie des sorcières qui pensent que les règles ne les concernent pas. Tu es un vampire, donc plus considéré que moi !
L’homme se positionna proche de la femme et caressa sa joue. Il parcourut les moindres traits sur son visage en lui affichant ses crocs de vampire. Tétanisée par le regard et la chaleur de sa bouche, Karidja trembla légèrement.
— Ne te fâche pas, je te fais confiance, s’exprima Emmett, séducteur. Tu es ma manager.
Karidja le repoussa et se donna une paire de claque. Elle sentit un frisson lui parcourir l’échine. Emmett entendit le cœur de la jeune femme battre à tout rompre et comprit qu’il venait de toucher un point sensible.
Sans tarder, Karidja emprunta une rue adjacente. Celle-ci s’étendait dans une brume épaisse, comme une mer de nuages suspendue entre le sol et les étoiles. Les réverbères projetaient des halos de lumière pâle qui luttaient contre l’obscurité environnante. La rue, déserte et silencieuse, à peine perturbée par les pas de Karidja et son coéquipier, se nommait Lieu du passage. Les maisons autour paraissaient figées dans le temps, leurs fenêtres obscurcies par des rideaux en lambeaux, comme si elles observaient tout sans jamais bouger.
Au loin, une silhouette émergea de l’épaisse brume, glissant silencieusement. Un cavalier sans tête montait une charrette, mais ce qui frappait les deux collègues demeurait la légère fumée noire qui l’entourait. Le véhicule avançait avec une fluidité irréelle, les roues ne faisant aucun bruit, comme si elles effleuraient à peine le sol. Les chevaux, d’apparence fantomatique, dévoilaient un regard froid et étrange. Le cavalier portrait un long manteau noir, usé. Il tenait ses rênes tendues dans ses mains invisibles, guidant son attelage à travers la brume dense.
— Je vous dépose quelque part ? dit-il la voix sinistre, comme à l’accoutumée.
— Oui, à l’Impasse du vieux marais, indiqua la femme.
— Très bien, cela fera trois Amulettes de lune pour un trajet de deux heures, demanda le cavalier.
— J’ai, les voici, s’imposa le vampire, galant.
Karidja ne dit rien et embarqua avec son acolyte, calme.
Le cavalier sans tête fit un mouvement de la main, comme s’il dirigeait silencieusement les bêtes. Le chariot se mit en route, glissant dans la brume épaisse sans émettre le moindre bruit. Les roues, presque éthérées, semblaient flotter. Les chevaux ne laissaient aucune trace derrière eux.
Pendant le voyage, Karidja et Emmett restèrent silencieux. Le vampire observa sa partenaire comme un enfant qui regardait avec curiosité une personne. La jeune femme l’ignora et se concentra en lisant le dossier concernant l’affaire. Emmett ne put s’empêcher de parler.
— On va chercher ton grimoire et après, voyage de noce chez les humains ?
— Pour le grimoire, oui, mais pour le reste tu vas te débrouiller et quand nous aurons nos moments d’enquête tu pourras ramener ta fraise.
— Ma fraise ? prononça l’homme, confus. Bon, je ne te suis pas mais dans tous les cas je dois rester avec toi. Sans tes conseils et ton expérience, je ne tiendrai pas.
— Tu n’es pas capable de retenir tes pulsions démoniaques de suceur de sang ? questionna Karidja, avec sarcasme.
— Tout dépend, formula Emmett. Si tu m’imposes un quota… je ferai attention à ce que je fais. Promis !
Karidja ferma les yeux et les cligna de manière outrée. Elle se replongea dans les documents, tentant de détecter le moindre indice de la sorcière en infraction. Emmett la dévora du regard, sans se cacher. Perturbée par les pupilles oppressantes du vampire, elle abaissa avec frustration le lot de papiers.
— Quoi ? s’exclama la femme, furieuse.
— Rien, je profite juste du moment. Toi et moi, le paysage…
— Emmett, je vais être transparente avec toi, menaça la femme. On ne fait pas une balade romantique, OK ? Tu es mon collègue pour cette affaire. Après, nos chemins se sépareront. On doit retrouver cette sorcière, comprendre pourquoi elle a été en infraction et nous assurer qu’il n’y aura plus d’autres victimes. Est-ce bien clair ?
— Tu auras besoin de moi, peu importe la situation, pendant et après l’affaire, chuchota Emmett, exhibant ses crocs de vampire.
Le silence revint au galop. Karidja ignora son compagnon de travail tout le long de la route. Cela n’allait pas être une partie de plaisir pour la jeune Inspectrice des quotas. Elle eut une pensée pour Danny…
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