Envie pressante
Bon... C'est un peu gênant de te raconter tout ça, je vais pas mentir. Mais je pars du principe que ça ne te fera ni chaud ni froid. Que je t'enverrai jamais cette lettre. Ou que, de toute façon, tu t'es arrêtée de la lire au 6 mars 2024.
J'ai rencontré Lise le jour de la rentrée, pendant la pause.
On était posés dans le grand hall avec Marcus et Mehdi quand je l'ai vue débarquer. Elle avait de beaux yeux verts, des petites lèvres, et ces cheveux bouclés qui partaient dans tous les sens, mais bien coiffés à leur manière.
Je me rappelle très bien de ce que je me suis dit à ce moment-là : « Mais wesh, c'est qui elle ? »
...Non en fait, je l'ai dit à voix haute :
— « Mais wesh, c'est qui elle ? »
Mehdi a jeté un coup d'œil, a haussé les épaules. Marcus, lui, m'a sorti direct :
— « Si t'y vas pas, moi j'y vais. »
Ouais, je sais, c'est pas très classe. Mais on était jeunes.
Et quand il a dit ça, j'ai tout de suite eu une pensée très claire :
"Non. C'est mort. Elle est pour moi."
J'ai attendu qu'elle se pose avec sa pote avant d'aller l'aborder. Pour entamer la conversation, j'ai sorti un grand classique : je me suis approché d'elle, les sourcils légèrement froncés, comme si je la reconnaissais.
Puis j'ai balancé :
— « On s'est pas déjà vus quelque part ? »
Bien sûr que non. C'était la première fois que je la voyais.
Mais elle, elle m'a répondu :
— « Hum... non, je crois pas. Mais c'est vrai que ta tête me dit quelque chose. »
Et là... j'ai buggué.
Je comprenais plus rien. Je me suis demandé si, peut-être, on s'était vraiment déjà croisés quelque part. Je ne savais pas si Lise bluffait. Elle avait un côté intimidant, inaccessible même, mais c'est justement ce qui plaisait. Je me rappelle lui avoir dit :
— Tu t'appelles comment ?
En faisant mine de chercher où on aurait pu se croiser.
Elle avait répondu avec un grand sourire :
— Lise. Et toi ?
Je lui avais lancé un petit :
— Ahhh j'aime bien.
Puis, en me tournant vers sa copine à côté, j'avais enchaîné :
— Et toi, c'est comment ?
Comme si de rien n'était.
Je savais exactement ce que je faisais : je portais mon attention sur sa pote pour la frustrer un peu. Je sais, c'est pas ouf comme technique... mais bon, j'étais jeune.
La pote en question, c'était Julie. Je sais pas si tu te souviens d'elle. De toute façon, elle n'est pas importante dans cette histoire donc passons.
Lise, elle, n'avait pas lâché l'affaire :
— Non mais t'as pas répondu à ma question.
Je lui avais lancé en souriant :
— Je te dis pas... c'est un secret.
Et pile à ce moment-là, Mehdi avait crié à travers le hall :
— Hakim ! Tu viens ou quoi ?!
Excellent timing. Mehdi venait littéralement de griller ma carte « mec mystérieux »... mais au moins, ça avait fait rire Lise. Donc bon, on va dire que ça passe. Donc voilà comment j'ai rencontré Lise et comment je l'ai abordée. Une rencontre typique de lycéens, rien de fou, rien d'extraordinaire. C'était presque banal, à l'opposé de toi et moi.
D'ailleurs, c'est marrant : vos deux prénoms commencent par un L et sont tous les deux composés de quatre lettres. Est-ce que c'est important ? Non, pas du tout. Mais j'avais envie de le souligner.
Et puis vient la question qu'on pourrait se poser :
Est-ce que j'avais eu le coup de foudre pour Lise ?
Honnêtement... non.
C'était surtout de l'attirance physique, rien de plus. Je la trouvais magnifique, c'est vrai. Mais à l'intérieur, cette première interaction n'a rien déclenché de spécialement en moi . Elle était juste une fille parmi tant d'autres.
Elle avait capté mon attention, mais c'est peut-être surtout le fait que Marcus semblait s'y intéresser qui m'a poussé à aller lui parler. Une réaction d'ego, sûrement. Pas très glorieux, je sais. Après cette rencontre, la journée passa tranquillement, et rapidement aussi du moins dans mes souvenirs. Je me rappelle avoir recroisé Lise plusieurs fois dans les couloirs. On s'échangeait des petits regards, accompagnés de sourires discrets. Rien d'extraordinaire en soi, mais ça restait marquant.
C'était déjà la fin de la journée. On attendait devant le lycée, côté général. Mehdi devait prendre son car pour rentrer chez lui. Marcus et moi, on était là, sacs posés à nos pieds, appuyés contre un petit muret. Mehdi, qui scrutait la route au loin pour repérer son car, m'a lancé :
— Et du coup, ça a donné quoi avec la meuf de tout à l'heure ?
Il parlait évidemment de Lise.
— Bah, trop rien. Elle s'appelle Lise, elle est aussi en pro, et c'est tout.
C'est vrai, je n'avais pas appris grand-chose d'elle ce jour-là. Mais je me disais que c'était pas grave. J'avais tout le temps.
— Han ok, ok, a simplement répondu Mehdi.
Marcus, toujours absorbé par son téléphone, a lâché d'un ton calme, presque désinvolte :
— Faut pas trop que tu dormes. Une meuf comme ça, y'en a forcément plein d'autres qui vont vouloir attaquer. Donc si tu veux pas te faire tacler, agis vite.
Je me rappelle que sur le moment, je m'étais demandé si c'était une menace ou un conseil. Finalement, j'ai choisi de le prendre comme un conseil. Après cette première journée de rentrée, Marcus et moi étions rentrés à l'internat. On avait mangé au self, puis on s'était couché direct tellement on était crevés. Jusque-là, rien d'extraordinaire. Mais la nuit est tombée, et à 2h33, mon téléphone affichait l'heure quand je me suis réveillé avec une grosse envie d'aller aux toilettes.
J'étais complètement KO. J'ai même hésité à me rendormir. Je me suis dit : « Au pire, si je me pisse dessus... bah tant pis. » Je te rassure, c'est pas ça le moment dont j'ai honte. Ma vessie a eu gain de cause, j'ai pas eu le choix. Je me suis levé.
J'ai jeté un coup d'œil vers Marcus, il dormait paisiblement. J'enviais son sommeil. J'ai pris mon téléphone pour m'en servir comme lampe torche, puis je suis sorti dans le couloir sombre de l'internat. Les toilettes étaient à l'opposé de notre chambre, donc ouais, c'était un vrai périple.
Quelques minutes plus tard, j'arrive enfin devant les chiottes. La lumière était déjà allumée. Ça voulait dire que quelqu'un y était, ou y était passé juste avant. Je me suis approché d'une cabine pour écouter si c'était occupé, et c'est là que je l'ai entendu.
Quelqu'un pleurait. Pas des sanglots discrets, non... un vrai chagrin. Sur le coup, j'ai ressenti un pincement au cœur. Je me suis demandé ce qui pouvait lui arriver. Peut-être qu'il était triste d'être loin de sa famille, peut-être qu'il n'avait pas réussi à se faire de potes, ou qu'il se faisait harceler. Je sais pas. Mais ce qui est sûr, c'est qu'il avait besoin d'aide.
Et moi ? Moi, je l'ai ignoré.
J'étais fatigué. J'avais la flemme. Alors j'ai fait demi-tour et je suis allé dans les toilettes encore plus loin, à l'autre bout du couloir. J'ai laissé ce gars-là pleurer, seul, en pleine nuit.
Après avoir fait ma commission, je suis repassé devant les toilettes. Y'avait plus personne. Et bizarrement, ça m'a soulagé. Comme si rien ne s'était passé.
En retournant dans ma chambre, je me suis dit : « À tout moment il pleurait pour une meuf », ou « C'est peut-être juste un fragile »... Des trucs pour me rassurer. Mais au fond, je savais que ça m'avait marqué. Je suis retourné me coucher comme si de rien n'était. Comme si ce que j'avais entendu dans ces toilettes n'existait pas. J'avais éteint mon téléphone, posé ma tête sur l'oreiller, et essayé de replonger dans le sommeil.
Et avec le temps, j'ai fini par oublier. Enfin... je croyais avoir oublié.
Ce n'est que quelques mois plus tard, quand on a appris qu'Ewen ce gars discret que je ne connaissais qu'à peine avait tenté de mettre fin à ses jours, que tout m'est revenu. Brutalement.
Ce soir-là, dans les toilettes, c'était lui.
Je m'en suis voulu, forcément. Je me suis demandé si ça aurait changé quelque chose que je m'arrête. Si juste un "ça va ?" lancé dans le noir aurait pu détourner un peu le cours des choses. Peut-être pas. Peut-être que si.
Mais je ne l'ai pas fait. Par flemme. Par fatigue. Par négligence.
Je ne peux pas refaire le passé. Ce qui est fait est fait.
Mais, malgré tout, cette histoire ne s'est pas terminée dans le noir. D'après ce que j'ai entendu plus tard, Ewen s'en est sorti. Il se serait marié, et attendrait même un enfant aujourd'hui.
Alors peut-être que ce soir-là, s'il n'a pas trouvé de réponse dans les toilettes, il a fini par la trouver ailleurs.
Peut-être que cette tentative, cet appel à l'aide, a finalement été entendu.
Et peut-être qu'il a trouvé, lui aussi, une vraie lumière au bout de la nuit.
Le lendemain matin, j’étais complètement KO. Je ne m’étais même pas levé pour prendre une vraie douche. Juste une petite toilette rapide j’avais quand même un minimum d’hygiène.
J’avais la tête dans le brouillard, vraiment. Ce jour-là, j’ai l’impression qu’il n’a commencé qu’à partir de l’après-midi.
Comme souvent, j’étais avec Marcus et Mehdi. On prenait un petit chocolat chaud au foyer, prêts à partir, quand Lise est arrivée avec sa pote Julie.
Je me suis dit : bon, faut attaquer maintenant. Alors je lui ai balancé :
— Wesh, tu dis pas bonjour toi ?
Avant même qu’elle ait le temps de répondre, elle m’a lancé avec un grand sourire :
— Non mais tu me laisses même pas le temps de le dire, monsieur Hakim.
Elle était taquine, et j’aimais bien ça.
— C’est bien, t’as retenu mon prénom, que je lui dis.
— En même temps, y’a pas dix mille Hakim au lycée, elle a répondu.
Elle n’avait pas tort. Je crois que Marcus et Mehdi rigolaient un peu en retrait, à observer la scène.
— Alors, ça se passe bien ton intégration au sein de l’établissement ? lui ai-je demandé, en jouant un peu la carte du mec sérieux.
— Ah, c’est donc toi le CPE, qu’elle m’a lâché.
Sur le coup, j’ai explosé de rire. Elle avait de la répartie. C’était cool.
— Ah c’est comme ça ? J’essaie d’être gentil avec toi et toi tu me termines ?
Je faisais mine d’être vexé.
— Ohhh mais ça va, je te taquine, doudou, elle m’a répondu.
— Ah ouais, “doudou” carrément ?
Là, j’ai su que j’avais marqué des points.
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