Près de la fontaine du champ-de-mars

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Le vieil homme était assis sur ce banc public. Depuis quelques temps, il venait souvent là. Peut-être bien pour profiter des beaux jours qui étaient revenus récemment. Il venait toujours avec un journal, qu’il commençait toujours à lire avec sérieux. Jusqu’à ce que des enfants viennent jouer autour de lui, le déconcentrent, ou l’agacent. On ne savait pas si ce vieil homme était irrité par les enfants. Une chose était sûre : il les regardait jouer, et ne poursuivait plus sa lecture.

Un autre vieux monsieur vint lui parler un jour. Il avait le nez un peu tordu, mais son visage était plus sympathique que celui au journal.

« Eh ben ! fit l’homme au nez tordu, elle n’avance pas beaucoup, votre lecture !

- Oui, lui répondit le premier avec politesse.

- C’est à cause des enfants ? insista-t-il.

- Comment cela ? s’étonna l’homme au journal.

- Vous semblez plus intéressé par eux que par votre… quotidien. Ils vous dérangent ?

- Oh ! non. Ce n’est pas qu’ils me dérangent ou me distraient… Cela vient de moi, en fait. Je suis étonné par eux. Je ne sais pas comment ils font, pour rire et jouer. Et surtout, je me demande comment ils feront plus tard… S’ils auront la chance d’être à ma place…

- Vous vous inquiétez pour l’avenir, n’est-ce pas ? » demanda encore l’homme au nez tordu.

L’homme au journal hocha de la tête. Il aurait aimé dire oui, mais déjà son regard était plein de larmes de désespoir. L’homme au nez tordu poursuivit :

« Vous avez-vous-mêmes des enfants ? demanda l’homme au nez tordu.

- Non, répondit l’autre, réprimant un sanglot.

- Alors, c’est pour cela que vous êtes inquiets. Si vous aviez eu des enfants, ils vous auraient certainement appris l’espoir.

- L’espoir ?

- Oui. L’espoir est un nuage qui masque le soleil de la douleur » semblait réciter l’homme au nez tordu.

L’homme au journal était intrigué par son interlocuteur. D’où sortait-il encore, celui-là ?

« Vous avez vécu toute votre vie dans un désert, mon pauvre ami ! plaisanta l’homme au nez tordu. Vous imaginez une terre sans nuage, sans pluie ? Eh bien, il me semble que votre âme ressemble à un tel désert, triste, sec, étouffant !

- Vous êtes un baratineur, affirma sans conviction l’homme au journal.

- Non, je ne parle pas pour rien dire, moi ! rit l’homme au nez tordu. J’ajoute même : je ne raconte pas des horreurs pour vendre un tel torchon ! Je fais attention aux conséquences, moi ! »

L’homme au journal, d’abord offusqué par l’attitude de l’homme au nez tordu, ne put s’empêcher d’éclater de rire. Il ne prit pas garde à ne pas vexer l’homme au nez tordu, et rit de bon cœur, d’un rire sincère, enfantin. Ce fou rire dura quelques minutes. Les passants ne le remarquèrent qu’à peine, mais les enfants lui adressaient des regards tantôt inquiets, tantôt amusés.

L’homme au journal essuya ses yeux, pour en enlever ses larmes de bonheur. Puis il remit ses lunettes, et voyant le visage souriant et convaincu de l’homme au nez tordu, se remit à rire gaiement.

« Qui êtes-vous donc ? demanda l’homme au journal. Un clown ?

- Ça fait du bien de rire, n’est-ce pas ?

- Oui, mais c’est fatigant, dit-il en écrasant une dernière larme.

- Ce n’est plus de votre âge, vous allez dire ?

- Oui, c’est ce que je pensais.

- Alors, si vous n’avez plus la force de rire, faites rire les autres. Vous verrez, c’est moins fatigant.

- Ce doit être difficile, non ? demanda l’homme au journal.

- Vous êtes du genre à reculer devant la difficulté, vous ! Je me trompe ? »

La dernière phrase de l’homme au nez tordu avait immédiatement glacé l’ambiance entre les deux hommes. Celui au journal chercha un prétexte pour prendre congé. La conversation risquait de dévier sur quelque chose qu’il n’apprécierait pas d’entendre ; et il se rappelait bien que l’homme au nez tordu avait tout du baratineur.

« Comment vous appelez vous ? demanda l’homme au nez tordu.

- Qu’est-ce que cela peut vous faire ? Je dois y aller…

- C’est pour voir si vous êtes fichés comme pédophile.

- Mais ça ne va pas la tête ! » s’écria l’homme au journal. Puis il baissa d’un ton pour dire à l’autre : « Vous êtes cinglé ou quoi ?

- Pourquoi ? J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ? Je dois m’inquiéter ?

- Par les temps qui courent, une étiquette colle si vite au dos des gens ! Je dois y aller maintenant !

- Non. Vous allez rester encore un peu avec moi.

- Et pourquoi le ferai-je ?

- Parce que vous ne reviendrez jamais ici. Restez encore un peu, je vous prie. Promis, je ne vous ferai aucun dommage.

- Mais, je ne suis pas…

- Je m’en moque. Peu importe ce que vous êtes ou étiez, j’ai lancé cette pique au hasard. J’ai eu tort. J’ai blessé votre petite vie tranquille. Mais je ne pouvais pas attendre qu’elle s’achève, sans vous avoir parlé un peu !

- Vous me connaissez ? demanda l’homme au journal.

- Asseyez-vous donc, mon ami. J’ai chassé votre tristesse, tout à l’heure… Vous me devez bien cela ! Vous savez ce qu’est un clown triste, pas vrai ? »

L’argument n’arriva pas à convaincre l’homme au journal, qui n’eut plus qu’une certitude : l’homme au nez tordu était un pauvre fou. Et songeant qu’il pouvait tout aussi bien être dangereux, il ne se rasseoirait pas…

Et n’eut pas la curiosité de rester non plus, laissant son bourreau de quelques instants seul. L’homme au journal ne retourna jamais sur ce banc. Il ne revit jamais le vieux monsieur au nez un peu tordu.

Il était passé, pour la dernière fois de sa vie, à côté de l’essentiel.

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