Une autre vie

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Désormais je me nomme Antoine Neminis.

Dès les premiers mois je subis une chirurgie plastique.

En théorie, plus rien aujourd'hui ne me rattache à mon ancienne vie. Et même ma femme et mes enfants ignorent tout de ma nouvelle identité.

Durant trois années, je suis un entrainement intensif, digne des plus grandes agences internationales et combien de fois je veux jeter l'éponge. Mais l'enjeu prend tout l'espace de mon esprit. J'ai une dette au regard de la société. Il faut que je tienne en raison de mon engagement auprès de l'institution judiciaire mais aussi pour assurer la protection et la survie de ma famille.

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Peu de temps après, je me reprends à fumer une cigarette.

Pas de façon addictive bien sûr. Je m'octroie une cibiche, juste avant de partir en mission. Histoire de me détendre dans la carlingue avec mon équipe, dans les heures précédant le largage. Sauter en parachute devient fréquent pour nos interventions, surtout à haute altitude. Cela nous permet une pénétration sous voile pendant plusieurs kilomètres, en toute discrétion, et en particulier de nuit.

En général, nos cibles résident à l'écart des mégapoles, sur des hauteurs environnantes ou dans des îles artificielles acquises sur la mer. Il s'agit de grandes villas avec piscines et saunas. Sortes de petits palais ou de citadelles des temps modernes. Plusieurs garages permettent d'entreposer de luxueuses voitures de sport ou de collection, de puissants SUV, mais également du matériel militaire et de l'armement.

Ces nantis se croient hors d'atteinte.

L'argent permet de tout obtenir, de soudoyer et de s'affranchir des règles légales de nos sociétés. Ils disposent d'un service d'ordre privé, de complicités dans la police, la presse et même auprès des juges et des avocats. Ces privilégiés échafaudent un peu plus chaque jour un monde de pouvoir et d'hubris et puisent à l'envi dans les ressources de la planète. Et malgré cette position dominante, ils suscitent l'admiration des foules, la jalousie et le mépris surtout.

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Pour cette mission, nous bénéficions d'une complicité discrète en sollicitant des services de livraison. Au prétexte d'entretenir la maison et des espaces verts et d'assurer la logistique de la résidence, des complices de circonstances disposent des caméras, des micros et des émetteurs un peu partout. Cet ensemble de surveillance fait office de balise de repérage et d'alignement pour nos drones et permet de définir une bulle de sécurité de façon à limiter toute aide extérieure.

Installé dans une villa réquisitionnée pour l'occasion à proximité de notre cible, tout mon groupe d'intervention se reforme après une chute opérationnelle sans encombre. Les lunettes infra-rouges nous permettent de nous poser et de nous orienter. Mon équipe comptent une quinzaine de membres avec de multiples compétences : state marshals, agents d'agences spécialisées et représentants du procureur à la CPI en charge de l'instruction.

Répartis dans différentes pièces, chacun peaufine son matériel et revoit le processus d'intervention. Dans le salon, une tablette posée sur un guéridon permet de visualiser les bâtiments à investir en maquette holographique 3D, particulièrement réaliste. En temps réel, nous pouvons aussi comptabiliser plusieurs sources de chaleurs émanant des occupants dont certaines rayonnent d'un signal très faible.

Vers quatre heures du matin je réunis toute l'équipe pour le briefing en dressant le dernier filage avec les infos récentes dont nous disposons. Des hélicos avec des unités d'interventions stationnent à la base aérienne la plus proche. Elles feront mouvement dès lors que la villa sera prise dans sa globalité. Une entité médicale secondée par des psychoIA de type humanoïde se tient prête à temps zéro car nous soupçonnons la présence de prisonniers.

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Vers cinq heures du matin, nous nous mettons en action.

Il faut agir de façon coordonnée et neutraliser les veilleurs. Inutile de tuer ou de blesser. L'utilisation de gaz soporifiques largués par des drones doit suffire. Une dizaine de personnels dédiés à la sécurité, sans doute fatigués par la routine et l'heure très matinale, offre peu de résistance. Même les plus courageux n'opposent pas la moindre parade.

Très vite nous investissons la place. Plusieurs pièces offrent un luxe outrancier.

Il semble évident qu'une soirée festive s'est déroulée dans les jours précédents notre intervention. Les participants se sont évaporés.

Des instruments de musique prouvent qu'un orchestre a assuré l'animation musicale. Ici un piano blanc de la marque Yamaha, plus loin une guitare électrique Fender dans un fauteuil et un saxophone endormi sur son support. En arrière-plan, une batterie Pearl rutilante.

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Cependant le pire nous attend dans les sous-sols très nombreux de la villa.

Avec certitude, on comprend que plusieurs individus ont été liquidés d'une balle dans le cœur. Les premières investigations par les réseaux de notre agence internationale nous permettent d'identifier des hommes de paille et des seconds couteaux du propriétaire des lieux. L'hydre est prête à sacrifier quelques têtes pour préserver le cerveau principal et son intelligence supérieure.

Très vite, on découvre dans des chambres capitonnées plusieurs individus pour la plupart déshydratés. L'odeur d'urine, la sueur et la crasse dominent tout l'espace. Chacune des personnes est enchainée à des murs, des convecteurs ou maintenue dans une camisole de force. Des hommes et des femmes épuisés, aux regards hagards, dans un état psychologique proche de la folie.

Dans un placard-penderie, on découvre un peu plus tard un individu âgé qui semble encore lucide. Son accoutrement fait songer à celui d'un majordome. Le vieil homme hoche lentement la tête. Ses yeux présentent à présent une intensité malfaisante. Dès qu'il nous voit, il se dresse en hurlant, sans doute prêt à en découdre, mais exténué, il perd aussitôt connaissance.

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Sans nul doute, tous ces gens avaient dû vivre des heures intenses et insoutenables et se voyaient déjà condamnés à mourir.

Suite à mon signal, les hélicos se posent tout autour de l'immense villa. Un périmètre de sécurité est établi. Des médecins et des infirmiers prodiguent les premiers gestes de secours dont des perfusions à base de glucose.

Une trentaine de personnes, prises en otage dont certaines depuis plusieurs mois, peuvent ainsi retrouver un semblant de vie. Mais sans doute garderont-elles de sérieuses séquelles post-traumatiques. Leurs témoignages recueillis au bout de quelques semaines seront des plus affligeants. Et bien qu'incohérents, ils permettront de comprendre et d'établir un profil psychologique des tortionnaires. Pour l'essentiel des hommes de main et des lieutenants zélés, issus de milieux mafieux d'Amérique, d'Europe et d'Asie.

S'agissant des têtes pensantes que j'avais connues par le passé et dont j'avais dressé la liste, il ne reste plus qu'une dizaine d'individus à coffrer. Sans doute parmi les plus coriaces et malfaisants. Ces personnages-là ont l'instinct du prédateur et ils ont vendu depuis longtemps leur âme au Diable.

Dans plusieurs villas et repaires à travers le monde, différentes équipes comparables à la mienne retrouvent des enfants, des épouses de dirigeants, des membres du personnel de maison. Enterrés vivants, dans des cercueils ou dans des fûts. Certains méconnaissables, à un stade très avancé de décomposition, sous l'action de puissants acides.

*

Après quelques semaines de repos, je peux reprendre mon entraînement, seul moyen de revenir à la réalité et d'effacer les images de souffrance qui m'habitent la nuit. Le crime organisé, à l'échelle des nations et des continents, a encore de beaux jours devant lui.

Dans la base secrète au cœur de désert de Mojave, je travaille mes réflexes en pratiquant avec Esposito mon sparring-partner, du Krav maga. Originaire d'Amérique latine, lui aussi évolue sous une nouvelle identité et comme moi, il espére qu'un jour prochain, il pourra retrouver sa famille.

Alors que je sors de la douche, je vois mon communicateur individuel par satellite changer de couleur, signe d'une information d'importance. Enfilant mon survêtement, je pique un sprint dans les étages jusqu'à la salle des transmissions. Sur un grand écran plasma apparaissent, méconnaissables ou presque, ma femme et mes deux filles.

Elles portent chacune devant elles un panneau avec une inscription parfaitement lisible. Les termes réunis composent une phrase très explicite et bouleversante qui me fait hurler de douleur.

" Adieu Antoine Neminis "

=O=

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