Territoire indien
Un long cri muet s'échappa des lèvres d'Ed MacFarland. Le rose tendre de l'aube, les teintes plus brutes du soleil sur les parois escarpées qu'il découvrit par-delà les bords de son Stetson laissèrent s'envoler les images sombres de son cauchemar. S'évanouirent le doux babil de Susan fredonnant dans la cuisine, la plainte du lard grésillant dans la poêle et la proche mélopée délicate de la brise dans les rideaux. Plus profondément gravé dans la roche de ses souvenirs, le rire de Lucas accompagné des glapissements joyeux de son chiot s'attarda. Même après toutes ces années, la douleur restait vive et le marshal prenait comme à chaque fois pleinement conscience de la violence de son héritage.
Le crépitement du feu, l'odeur grasse du lard, celle plus ronde des haricots en boîte et du café réveillèrent la faim en lui. Nash, son vieux complice, cuisinait en lui tournant le dos. Malgré le printemps déjà bien avancé, le froid saisissait encore les montagnes le matin ; Ed s'ébroua quand il s'extirpa de ses couvertures. Il ajusta d'abord son chapeau, puis enfila son ceinturon, vérifia l'attache de son Colt Peacemaker. Enfin, il s'assit sur une pierre plate pour chausser ses bottes. Nash lui tendit une tasse fumante, il le remercia d'un grognement ensommeillé. Son adjoint lança :
" Une main tendue et du café pour chasser les ombres de la nuit.
- On t'a déjà dit que tu ferais un bon prédicateur ?
- À part vous un millier de fois, non jamais. "
Derrière une crête toute proche, une caille poussa un trille alarmé.
" On pourrait en chasser une ou deux, Capitaine ?
- Nous n'avons pas le temps pour ça. Et je ne tiens pas à attirer l'attention des hommes de Bexley en tirant quelques coups de fusil.
- Qu'ils soient venus se cacher en plein territoire indien reste une folie à mes yeux.
- La frontière est bien le seul endroit où ils sont à peu près assurés de ne voir personne sur leurs traces.
- Alors, ça signifie une chose, Capitaine. "
MacFarland le pressentait aussi ; la fin de la cavale meurtrière du gang Bexley ne se terminerait pas en vaines négociations, mais trouverait sa résolution dans le sang, la poudre et le fracas des armes. Ed espérait juste que la chance serait de leur côté et non de celui des braqueurs de banques.
Les deux marshals se tournèrent vers le levant et et s'abandonnèrent un instant à la contemplation de la beauté de ces territoires sauvages et des immensités de roche et de sable. Au fond du canyon, la Gila River roulait en flots dorés, mais Ed savait que se tapissait juste sous la surface de ces reflets enchanteurs le danger des crues printanières. La neige avait commencé à fondre sur les cimes et les torrents gonflaient déjà.
" À votre avis, Capitaine, le gué est franchissable ?
- J'en sais rien, Nash, mais je l'espère. Sinon nous devrons cavaler jusqu'à Three Pines Ford et nous prendrions alors un retard considérable. Et s'ils parviennent à Miller's Pass avant les hommes du shérif, nous n'aurons aucune chance de les attraper avant Yuma.
- Et ils s'évanouiront dans la nature.
- Merci de me le rappeler, Nash. En route. "
De colère ou de dépit, Ed jeta le fond de sa tasse sur les braises. Six mois qu'il traquait avec son adjoint et Jeremiah Iron, son pisteur apache, la bande de Smitty Bexley. Avec Bridgerton, ils avaient passé les deux dernières semaines sur les lèvres givrées du désert à attendre le prochain méfait des malfrats. Quinze jours de patience, des premiers doutes insidieux, la sensation tenace de passer à côté de quelque chose. À un moment, Ed avait même songé à faire demi-tour pour regagner les plaines fertiles de l'Oklahoma et à laisser Bexley ou l'un de ses lieutenants commettre une erreur en rejoignant sa famille.
Puis, par un matin glacial, la First Bank de Sedona avait été attaquée. La piste du gang menait tout droit vers les montagnes ocres. Jeremiah refusa de se mettre en selle :
" Le peuple qui vit par-delà ces cols n'est pas ami avec mon clan. Leur langue est aussi fourchue que celle des crotales.
- Tu nous laisses tomber ?
- À moins que tu ne préfères tailler la route pour retrouver ta squaw et tes gosses ? surenchérit Nash, une étrange lueur dans le regard.
- Pourquoi être tout de suite blessant ou injurieux, Mr. Bridgerton ? Non, si vous me le permettez, Capitaine MacFarland, j'aimerais accompagner le shérif par la route nord et nous vous attendrons à Vulture City.
- C'est un bon plan, Jeremiah. Mais vous avez intérêt à vous hâter. Si nous perdons leur trace là-haut, nous sommes bons pour une longue traque jusqu'au Mexique.
- Et aucun de nous ne tient à aller fureter de l'autre côté du Rio Grande. " ajouta Nash.
Le temps de s'approvisionner en nourriture, en munitions et en vêtements suffisamment chauds pour de longues nuits glaciales entre les cimes et la troupe s'était séparée. La piste se réduisait à un fil ténu, quelques traces à peine visibles laissées dans la poussière des cols. Le flair de Jeremiah leur manquait. Accaparés par leur tâche, Ed n'avait pas pris le temps de parler avec Nash de son écart de conduite. L'aube lui parut une bonne occasion :
" Qu'est-ce que c'était que cette espèce de chantage avec Jeremiah l'autre jour ?
- Rien de méchant, Capitaine. Une petite brouille passagère.
- J'espère. "
Ed considéra son adjoint. Lui aussi connaissait les affres d'un passé douloureux. La guerre civile, même si le souvenir cinglant s'éloignait pour laisser place à une mélancolie sourde, leur avait énormément pris à tous les deux. Mais, aux yeux d'Ed, il était des idées qui ne souffraient d'aucune négociation possible comme le sens de la justice ou la probité. Autant de valeurs qui les différenciaient des criminels qu'ils pourchassaient.
Pour la première fois depuis qu'il avait quitté sa ferme de Pennsylvanie pour devenir marshal, Ed MacFarland se demanda s'il n'était pas arrivé à la fin d'une piste morale. Peut-être était-il venu temps pour lui de tourner la page de toutes ces traques.
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