Lettre jamais envoyée

7 minutes de lecture

Lien du défi : https://www.atelierdesauteurs.com/defis/defi/1234102600/aux-amoureux

_____


Je t’écris ce soir avec un mélange de calme et de trouble, comme si mes mains savaient exactement ce qu’elles doivent écrire, mais que mon cœur, lui, hésitait encore. C’est étrange d’essayer de donner une forme à des souvenirs qui n’ont jamais cessé d’exister mais que j’ai enfermés dans un silence volontaire. Je crois que j’ai longtemps eu peur de ce que cette lettre pourrait réveiller en moi, mais ce soir je n’ai plus peur. Je ne sais pas si c’est l’âge, l’expérience, ou simplement le besoin de clôturer quelque chose avec douceur, mais je sens que je peux enfin t’écrire ce que j’ai tu pendant des années.

Nous avions seize ans. Parfois j’oublie ce détail, et parfois il me saute au visage. Seize ans et cette conviction naïve que le monde pouvait s’incliner sous la force d’un sentiment. Seize ans et ce courage immense que seuls les adolescents possèdent : celui d’aimer sans condition, sans stratégie, sans recul. Quand j’y repense aujourd’hui, avec mes vingt-quatre ans, je ressens une tendresse infinie pour ceux que nous étions. Deux enfants qui s’aimaient avec une intensité d’adultes. Deux enfants qui croyaient que la distance n’avait aucune importance tant que le cœur tenait le fil. 900 kilomètres, et pourtant tu étais plus proche de moi que beaucoup de personnes assises juste à côté.

Je me souviens encore de notre premier échange, cette sensation complètement irrationnelle que quelque chose venait de s’ouvrir dans ma vie. Ce n’était pas un coup de foudre spectaculaire, non. C’était quelque chose de plus profond, de plus tranquille, mais qui me touchait au centre. Comme si, sans te connaître, je savais déjà que tu allais compter. Je t’ai donné accès à une partie de moi que je ne connaissais même pas encore. À seize ans, on n’a aucune idée de ce que ça représente, mais aujourd’hui je comprends la valeur de ce don. C’était une confiance totale. Une innocence magnifique. Une vérité brute.

Parfois je me demande si tu t’en rends compte, même aujourd’hui : tu m’as appris à aimer. Ce n’est pas une phrase que je prononce à la légère. Tu as posé les fondations de ce qui deviendrait ma manière d’aimer à vingt ans, à vingt-trois, et même maintenant. Ce qui t’appartenait à l’époque existe encore dans la façon dont j’ouvre mon cœur aux autres, dans ma manière de regarder quelqu’un, de vibrer, de croire en un lien. Et ce n’est pas une nostalgie triste — c’est un héritage doux. L’un des plus beaux que quelqu’un m’ait laissé.

Pourtant, ce que je ne disais pas, ce que je portais en silence, c’était la violence discrète de ton absence. J’ai attendu des messages qui ne sont jamais venus. J’ai espéré des signes que tu ne pouvais peut-être pas donner. J’ai essayé de combler un vide dont je ne comprenais pas la forme. J’avais seize ans, j’étais pleine d’élan, mais incapable de comprendre que certains départs ne sont pas des abandons : ce sont des impossibilités. On voulait tout sans avoir appris comment tenir quelque chose aussi fragile.

En vieillissant, j’ai compris que nous n’avions pas échoué. Nous étions juste trop jeunes pour ce que nous ressentions. Nous avions des sentiments d’adultes dans des corps d’adolescents, dans des vies mal construites, dans des environnements qui ne laissaient aucune place à ce que nous étions en train de vivre. Tu étais mon premier amour, mais tu étais aussi un miroir. Un miroir qui m’a montré ce que je pouvais offrir, ce que je pouvais ressentir, et ce que j’étais incapable d’exprimer à l’époque.

Et il y a quelque chose que je n’ai jamais avoué à personne, quelque chose qui m’a suivie comme une ombre silencieuse : je n’ai jamais vraiment compris pourquoi tout s’est arrêté. Pourquoi tu es parti ainsi, sans explication claire, sans mots pour adoucir la chute. Pourquoi tu m’as laissé avec cette chanson – celle qui résonne encore parfois au moment où je m’y attends le moins – et ce silence immense qui l’a suivie. J’avais seize ans et je cherchais des réponses que personne ne pouvait me donner. Je me repassais nos messages, nos rires, nos promesses maladroites, en essayant de trouver le moment exact où tu as commencé à t’éloigner. Je pensais que si je fouillais assez fort, je trouverais une phrase qui t’avait blessé, un doute que je n’avais pas vu, un geste que j’avais mal compris. Je ne trouvais rien. Et ce “rien” m’a hantée plus que l’absence elle-même. Avec le temps, j’ai compris qu’on peut aimer quelqu’un et malgré tout ne pas savoir rester. Mais pendant longtemps, ton silence a été un labyrinthe, un mystère que je tournais entre mes doigts comme un objet cassé dont je ne connaissais pas la forme d’origine. Aujourd’hui encore, je crois que je ne connaîtrai jamais vraiment la raison. Et peut-être que ce n’est plus nécessaire. Mais il reste une part de moi qui aurait voulu comprendre, ne serait-ce qu’un peu, pour refermer cette histoire autrement qu’avec une chanson qui a tout dit à ta place.

Je n’en veux à rien. Pour la première fois depuis longtemps, je peux le dire avec honnêteté : je suis reconnaissante de cette histoire, même si elle m’a brisée, même si elle m’a construite avec des fissures.

Aujourd’hui, à vingt-quatre ans, je réalise quelque chose d’encore plus profond : tu es toujours là, quelque part. Pas d’une manière envahissante ou douloureuse, non. Mais d’une manière diffuse, presque imperceptible. Dans certains gestes que je remarque chez d’autres. Dans certaines voix. Dans un rire qui, parfois, me surprend par sa ressemblance avec le tien. Dans une façon d’aimer que j’ai gardée malgré les années. Inconsciemment, je crois que je chercherai toujours une part de toi dans quelque chose, quelque part. Pas parce que je t’attends encore — mais parce que tu es devenu un repère émotionnel. Un point de comparaison silencieux. Une empreinte. Je te porte encore. Et peut-être que je te porterai toute ma vie. Pas comme un poids, pas comme une obsession, mais comme une fondation. Une racine. Quelque chose qui continuera d’exister en moi sans que je n’aie jamais besoin de m’en excuser.

Avec le temps, j’ai identifié ce que cette histoire m’a réellement transmis. Elle m’a donné une intuition incroyable : la capacité de reconnaître immédiatement quand quelqu’un peut compter dans ma vie. Elle m’a appris à écouter ce frisson particulier qui ne se trompe jamais. Je pense que je le dois à toi, à ce lien si pur, si instinctif, si évident que nous avions créé sans même nous rencontrer complètement.

Je ne vais pas prétendre que je n'ai plus jamais pensé à toi. Ce serait malhonnête. La vérité, c’est que tu es revenu par vagues, au gré des années. Pas comme un regret, pas comme un manque, mais comme une douceur ancienne qui remonte quand je prends du recul sur ma vie. Tu as été une étape importante, un tournant, un marqueur. Tu as accompagné ma construction silencieusement, sans que tu le saches.

Parfois je me surprends à imaginer ce que nous serions devenus si nous nous étions rencontrés plus tard. À vingt ans. À vingt-quatre. Avec plus de maturité, plus de stabilité, plus d’espace pour accueillir un lien aussi intense. Peut-être que ça aurait changé quelque chose, peut-être que non. Peut-être que ce que nous avons vécu était destiné à exister uniquement sous cette forme-là : brève, fulgurante, imparfaite, mais lumineuse.

Je veux aussi te parler de ce que cette expérience m’a appris sur moi-même. Elle m’a montré que j’étais capable d’aimer profondément, mais aussi que je devais apprendre à m’aimer moi-même pour ne pas me perdre dans les autres. Elle m’a appris que la perte n’est pas toujours un échec, parfois c’est une ouverture. Elle m’a appris que certaines blessures guérissent lentement mais qu’elles deviennent un jour des forces silencieuses. Et surtout, elle m’a appris que je pouvais me reconstruire seule.

Si aujourd’hui j’aime, c’est avec une maturité différente. Une maturité que je n’aurais pas eue sans ce premier tremblement. Tu es inscrit dans la fondation, dans l’origine, dans ce point précis d’où tout part. Et je ne le renie pas.

Je ne t’écris pas pour revenir dans ta vie. Je ne cherche pas à réveiller quoi que ce soit. Je sais que la vie nous a entraînés ailleurs, dans d’autres directions, et je ne veux pas bouleverser ce que tu as construit. Mais j’avais besoin de t’écrire parce que je ne voulais pas que ce que nous avons été reste pour toujours quelque chose que je garde en apnée. J’avais besoin d’honorer cette version de moi, cette version de toi, cette version de nous.

Je te souhaite la paix, la douceur, la stabilité et l’amour. J’espère que tu es heureux, vraiment. J’espère que tu offres à quelqu’un ce que tu m’avais donné à seize ans, mais avec la maturité que tu as aujourd’hui. Et si jamais, un jour, tu repenses à cette époque, à nous, j’espère que ce sera avec un sourire. Un vrai. Un sourire qui reconnaît l’importance de ce que ça a été sans chercher à le refaire.

Je termine cette lettre avec une tranquillité étrange, mais belle. Je n’ai plus mal. Je ne suis plus dans l’attente. Je ne suis plus dans le manque. Mais je porte encore la lumière. Une lumière discrète, incomparable, que le temps n’a pas réussie à éteindre. Elle ne m’aveugle plus. Elle me guide. Et peut-être qu’au fond, c’est ça, grandir après un premier amour : comprendre que ce n’est pas ce que l’on perd qui nous définit, mais ce que l’on devient grâce à ce qu’on a vécu.


- Ta première fois.

Annotations

Vous aimez lire sombredesir_ ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0