8 Les étoiles pour couverture

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Dans la nuit glaciale, Azalée frisonne et claque des dents, recroquevillée contre la porte d’entrée, sous le perron. Parfois, au comble du désespoir, sanglotant tellement qu’elle se dit que son âme s’échappe avec ses larmes pour finir sa course écrasée sur le sol, elle griffe le bois en suppliant puis abaisse la poignée, encore et encore.

— Laissez-moi entrer ! hurle-t-elle.

Seul le silence de la nuit lui répond.

Dans une ultime tentative, sa voix se brise. Son cœur, lui, est déjà arraché de sa poitrine et jeté au sol. Il a été piétiné par celle qui lui a donné la vie.

Elle serre ses bras si fort qu’elle s’enfonce les ongles dans la chair. Elle ne ressent aucune douleur sur sa peau. Elle est trop occupée à souffrir de la trahison de sa mère, qui la laisse là, dehors, comme un chien galeux ! Alors c’est ça, le prix de sa vie ? Elle ne vaut rien de plus ?

Enfouissant son visage dans ses genoux, elle renifle bruyamment. Puis, toujours dans cette posture, elle caresse la robe de Caroline, comme si sentir la douce matière sous ses doigts pouvait remonter le temps quelques heures plus tôt.

Même se retrouver la tête plongée dans la cuvette des toilettes avant que Niels n’arrive, elle préfèrerait ! Mon Dieu, elle vivait encore le Paradis sur Terre, à ce moment-là !

« Quelle sotte j’ai été, de me faire un ami ! » se maudit-elle. « J’aurais dû rester à ma juste place ! Coucouche panier ! C’est bien ma chienne, pas bouger ! »

Le trou béant dans sa poitrine n’a jamais été aussi douloureux. Avant, elle se savait morte. Mais l’espace d’une journée, avec Niels, elle s’est sentie vivre. L’espoir s’est allumé, faible et vacillant, au fond d’elle. Et maintenant, c’est pire que tout. Elle ne veut plus être morte. Elle veut un ami. Elle veut…

— Niels…

Mais elle ne peut pas l’avoir. Tous ceux qui l’aiment doivent souffrir, c’est leur atroce destinée. Anaïs ne laissera jamais passer ça. Et encore moins Azora. Elle doit fuir Niels comme la peste. Pour qu’il ne lui arrive rien. Pour qu’il soit toujours heureux et insouciant. Pour qu’il vive pleinement.

En soupirant, elle s’essuie les yeux et s’allonge en chien de fusil. Inutile d’espérer et de supplier plus longtemps. Il n’y a qu’une chose à faire. Dormir là. Comme un chien errant. Et demain, avec un sourire désolé et un air implorant, elle s’excusera encore et encore auprès de sa mère, pour qu’elle la reprenne. Elle lui dira à quel point elle est indigne d’être son enfant, à quel point elle regrette ce qu’elle a fait. Elle fera la promesse d’être irréprochable à partir de maintenant. Plus jamais elle n’ira chez Niels. Elle ne lui parlera plus. Elle ne lui adressera jamais plus un regard. Elle recommencera à agir comme avant, à ne pas avoir de vie en dehors des salles de classe et des devoirs en salle d’étude, à la médiathèque et à la maison. Plus jamais elle ne se fera d’ami.

Elle aimerait faire abstraction de la piqûre mordante du froid et réussir à s’endormir en s’imaginant en sécurité et confortablement au chaud sous ses draps, mais elle n’y arrive pas. Dans un profond soupir, s’avouant vaincue, elle se redresse.

Comme si elle voyait le ciel pour la première fois de son existence, songeuse, les yeux embués de larmes, elle ne parvient pas à détacher son regard du firmament étoilé. Elle s’imagine chaque étoile comme autant de vies parallèles possibles au chaos qu’est sa vie. Là, au sud, la plus brillante, c’est sa vie avec deux parents et toutes ses sœurs, avec qui elle vit en parfaite harmonie… Et là, juste un peu plus au nord, c’est une vie où elle est enfant unique… Et là, elle vit avec son père, qui est divorcé…

Les larmes recommencent à pleuvoir à verse sur les montagnes de ses joues de gros tas hideux. À quoi bon se plonger dans toutes ces vies parallèles alors qu’elle ne peut pas fuir celle-ci ! C’est pas faute d’avoir essayé, pourtant ! Pour la première fois depuis le CM2, elle avait pris la décision de tout tenter pour vivre enfin, de provoquer sa chance !

Et elle avait échoué lamentablement.

« Non, mais qu’est-ce que je croyais ‽ Ding doooong ! Salut c’est l’facteur, j’viens livrer le bonheur à domicile, veuillez signer le bon pour accuser réception. Merci, bonne journée ! Naïve ! Sotte ! Pas possible d’être aussi crédule ! »

À travers les tristes oasis dans ses yeux, les astres sont déformés, leurs lumières fuyantes. Claquant désormais des dents si fort que c’en est douloureux, elle attend, immobile. Un sauveur ou le coup de grâce, elle n’en a aucune idée.

Derrière elle, dans l’intérieur chaud si convoité, il lui semble entendre du bruit. Elle n’ose pas respirer. Regarder non plus.

Son ouïe ne l’a pas trahie. Elle entend la partie vitrée de la porte s’ouvrir. Son cœur bat si fort qu’elle a du mal à respirer : elle va pouvoir entrer, enfin !

Elle se retourne et… elle se décompose. À travers la grille de décoration en fer forgé, Azora lui sourit jusqu’aux oreilles, un snikers dans une main et une orangeade dans l’autre.

— Alors Médor, on est encore infesté de puces donc on peut pas passer la nuit dans la maison ?

Azora ponctue sa plaisanterie d’un rire cruel, les yeux pétillant de bonheur et d’excitation malsains.

— Azora, s’il te plaît, je ferai n’importe quoi… implore Azalée dans un souffle tout juste audible.

— N’importe quoi, vraiment ? demande Azora, amusée, en la dévisageant.

Azalée opine. Azora lui sourit, pose le snikers et l’orangeade sur le petit guéridon de l’entrée et sort son téléphone pour le brandir devant elle. Une petit lumière indique à Azalée qu’elle est en train de la filmer.

— Fais la belle comme la bonne chiechienne à sa mèmère, Azalée.

Azalée l’observe pendant quelques secondes, interdite. Azora, impatiente, esquisse un mouvement pour fermer la vitre et partir. Azalée réagit et obéit.

— Bonne fifille. Donne la papatte.

Azalée se retient de pleurer de plus belle en s’exécutant. Les ordres de sa sœur sont toujours plus humiliants, et son sourire est toujours plus grand. Puis, lasse qu’Azalée ne soit pas plus combative, elle bâille longuement.

— Très beau spectacle, Médor, t’as vraiment du potentiel. T’auras droit à des coquettes de marque demain en récompense.

— C’est bon, tu vas m’ouvrir ? demande Azalée, de la joie et de l’impatience dans la voix.

Pour toute réponse, Azora éclate bruyamment de rire en la traitant de connasse sans cervelle puis referme la vitre. Les pleurs d’Azalée redoublent d’intensité alors qu’elle s’allonge en position fœtale. Jamais elle n’a eu aussi mal. Jamais elle n’a autant haï. Et toute la rage en elle n’est même pas dirigée vers Azora, ça la rend d’autant plus furieuse. Pourquoi elle se hait, elle, et pas Azora ? Et pourquoi elle est en colère contre Niels, lui qui est si gentil ? Il faut croire que le dicton dit vrai : toutes les mauvaises actions sont toujours récompensées !

Malgré ses membres gourds, ses dents qui claquent à cause de la nuit glaciale et son cœur meurtri, Azalée finit par s’endormir. Peut-être s’était-elle dit que ça ne pouvait pas être pire quand elle avait enfin osé fermer les yeux, toujours est-il qu’elle se trompait lourdement. Et cette erreur, à cette seconde, lui coûte cher. Très cher…

De l’eau glacée fouette soudainement son corps et son visage : elle se réveille en sursaut en hurlant. Elle a du mal à respirer et la sensation de se changer en statue de glace, même ses cils lui semblent geler.

Sa mère la dévisage, un seau métallique à la main.

— Je te rafraîchis les idées, tu ne devais pas avoir l’esprit bien clair, hier soir… lâche-t-elle, condescendante, alors qu’Azora ricane derrière elle et qu’Axelle fixe ses pieds, pâle comme un linge, les poings serrés de fureur, tremblante de colère et de peur, les lèvres frémissantes, retenant des larmes de poindre.

— Elle était chaude, à allumer l’nouveau ! Un peu plus et elle aurait pris feu ! se moque Azora alors que, d’un infime signe de tête, leur mère ordonne à Azalée d’entrer.

Malgré l’air réprobateur des deux autres, Axelle se jette au cou d’Azalée pour prendre soin d’elle et la réchauffer. Elle se fige, une expression horrifiée sur le visage, lorsque leur mère déclare :

— Je ne te veux plus chez moi. Prends tes affaires et pars. Tu as dix minutes. Azora a raison, tu n’es qu’un nid à problèmes.

— Mais maman…

Axelle et Azalée parlent en même temps, de la même voix apeurée, triste, désespérée et incrédule.

— Y a pas de mais qui tienne, répliquent en cœur leur mère et Azora.

Le silence est pesant, personne n’esquisse le moindre mouvement.

— Très bien, murmure finalement Azalée alors que les yeux d’Axelle débordent de larmes.

— Je vais t’aider, souffle-t-elle en caressant la joue humide et froide de sa grande sœur. Va prendre une douche chaude et t’habiller, je te prépare un sac. Vous deux, inutile de me regarder comme ça et encore plus de m’adresser la parole. Je vous pensais incapables d’une chose aussi inhumaine.

Sa voix et douce, mais la déception qui la traverse est le pire des venins. Il n’y a aucune colère : sa tristesse et son sentiment de trahison et de perte sont bien trop puissants. Azalée aurait préféré qu’elle ressente tout, sauf ça. C’est entièrement sa faute : si elle n’existait pas, sa petite sœur, et même sa famille au complet, n’aurait pas à vivre toutes ces contrariétés. L’amour qu’Axelle lui porte et qui la fait souffrir comme si c’était elle qui se retrouvait exilée de la maison est un crève-cœur. Si seulement Axelle pouvait ne rien ressentir pour elle, comme Azora le fait si bien… elle pourrait être pleinement heureuse !

Un éclair fugace de culpabilité passe dans le regard de leur mère, qui se tend avant de reprendre un air sûr d’elle et hautain. Azora elle, se fend d’un sourire cruel, qui ressemble davantage à une grimace.

Axelle prend sa grande sœur par la main et l’éloigne des deux autres.

Quand elle sort de la salle de bain, Azalée n’a pas vraiment recouvré ses esprits. Elle a l’impression d’être encore dehors, couverte d’eau glacée, même emmitouflée dans son énorme pull gris souris et l’épaisse écharpe en laine jaune moutarde offerte par Axelle au Noël de l’an passé.

Elle regarde le grand sac de randonnée plein à craquer posé au bout de son lit, sans vraiment le voir. Une fois de plus, elle est secouée de sanglots. Ses jambes ne supportent plus son poids et la laissent tomber. Axelle, fait surprenant au vu de son habituelle maladresse, est vive et l’empêche de s’écrouler.

— Heeeeeeey, grande sœur… Je vais tout arranger tu vas voir. Je vais convaincre maman : elle va vite changer d’avis.

Longtemps, sans plus un mot, elle caresse le dos d’Azalée. Elle retire brusquement sa main lorsque Azora entre sans frapper.

— Les dix minutes sont écoulées. Dégage.

Azalée, dont les jambes sont à nouveau capables de soutenir son poids, renifle bruyamment, s’essuie les joues et les yeux avec la manche de son pull et s’approche du lit, résignée. Elle met le sac de randonnée sur son dos et se retourne pour sortir. Elle s’arrête à quelques pas d’Azora et plonge son regard dans le sien, à la recherche des vestiges de l’ancienne Azora, capable de remords et de regrets, capable de douceur. Elle ne trouve rien. Rien qu’une haine profonde à son égard.

Elle passe devant elle a petits pas pressés, la regarde une dernière fois et court dans le couloir. Son cartable l’attend sur le perron. Et il est bien le seul… Elle entend sa mère siffler joyeusement dans la cuisine, comme si rien n’était inhabituel ce matin.

Lorsque le bus la dépose devant le lycée. Elle regarde partout autour d’elle, affolée : elle ne sait plus quoi faire, elle n’est plus sûre de rien. Tout à l’heure, ça lui semblait être une bonne idée d’aller en cours normalement, comme si de rien n’était, mais maintenant… Quelques élèves la dévisagent. Elle a envie de fondre en larmes, une fois de plus. Elle manque d’air et commence à hyperventiler, une main serrée contre sa poitrine, penchée en avant. Tout le monde s’en fout. Ou presque…

— Chouquette ?

Niels est là. Elle rêverait de plonger à nouveau dans le gris acier de ses yeux, mais c’est impossible. Elle s’est promis. Elle doit le fuir. Malgré son souffle haletant et son palpitant douloureux, quand il s’approche, elle prend ses jambes à son cou.

— Azalée ! l’appelle-t-il en commençant à courir après elle. P’teh d’marde ! jure-t-il ensuite en glissant et en tombant sur les fesses.

Elle ne s’arrête pas. Elle doit l’ignorer. Il n’est rien pour elle, elle ne doit pas se soucier de son bien. Et pourtant, quand elle entend la voix de Caroline qui prend soin de lui, elle ne peut s’empêcher d’être rassurée.

— Ça va mon trésor ? Y s’est passé quoi ? s’inquiète Caroline en aidant Niels à se relever, sans se soucier des regards sur eux.

— Où c’qu’elle est ? grogne Niels en ignorant les questions de sa mère.

Caroline ne répond pas. Elle ne sait pas de quoi il parle. Elle est arrivée juste pour le voir tomber, elle n’a pas remarqué Azalée.

— Qui don’ ? R’gad’ toi, t’es tout égratigné au g’nou. Viens-là, j’ai du rouge dans mon sac.

— M’man ! proteste-t-il en la repoussant, sous les ricanements et les regards d’autres élèves.

Un éclat de douleur perce dans les yeux de Caroline, qui se reprend pour ne rien laisser paraître. Elle a laissé son élan maternel prendre le dessus sur son rôle de professeur, une fois de plus. Mais c’était plus fort qu’elle. Et dans un sens, elle se console en se disant que pour le moment, elle est seulement maman, et pas professeure, puisqu’elle n’est pas encore au sein même de l’établissement.

— Entre. Je ne veux plus aucun retard en cours jusqu’à la fin de l’année, Niels, le prévient-elle en se ressaisissant.

— Mais m’man !

— Tss-tss…

— Boooon, d’accoooord… cède Niels face à l’inflexibilité de Caroline.

Niels entre dans l’enceinte de l’établissement en traînant les pieds. Lorsque la sonnerie retentit pour son premier cours de la journée, il se tend. Il laisse tous ses camarades de classe entrer dans la salle avant lui. Il désespère de ne pas voir Azalée revenir. Il ne comprend pas pourquoi elle a fui comme ça en l’entendant. Qu’est-ce qu’il a bien pu faire de mal, entre le moment où il l’a déposée devant chez elle et maintenant ? Elle a eu peur ? De lui ‽ C’est quoi, encore, cette histoire ?

— Reste pas planté là, Niels, le réprimande doucement Mademoiselle Brunnen, sa professeure de français.

Elle rentre légèrement le ventre quand il passe le seuil, un sourire discret sur le visage. Elle sent le printemps, et cela l’intrigue. Il s’arrête pour la regarder. Puis il fronce les sourcils, troublé.

« B’Diou d’marde ! Azalée m’a r’tourné l’cerveau, j’la vois partout ! » se dit-il en observant Madamoiselle Brunnen, bouche bée, immobile devant elle. Il devient fou, c’est forcément ça. Pour lui, cette jeune femme ressemble énormément à Azalée. C’est tout simplement impossible ! Non, vraiment, il doit se sortir Azalée de la tête avant de perdre totalement l’esprit !

— Niels, va à ta place…

C’est comme s’il avait perdu l’ouïe, il est incapable de réagir.

Mademoiselle Brunnen toussote, mal à l’aise, en détournant le regard, son teint virant à l’écarlate. Les élèves les observent curieusement. Niels, comprenant qu’il ne bouge plus depuis de longues secondes et ne quitte plus sa professeure des yeux, devient tout aussi rouge qu’elle.

Sans un mot, la tête haute, un sourire sur les lèvres comme si rien ne l’avait déconcerté, Niels rejoint sa place. Tout au long des deux heures suivantes, il n’est pas vraiment là. Il observe fixement Mademoiselle Brunnen, sans jamais détourner son attention d’elle.

Il ne comprend pas immédiatement que la cloche vient de signaler l’heure de la récréation. Les lèvres de la jeune femme s’agitent pour former des mots qu’il n’entend pas. Puis elle se penche au-dessus de lui et pose délicatement sa main sur son bras. Il frémit avant de froncer les sourcils.

— Ça va, Niels ? s’inquiète-t-elle. Tu es bien pâle. Tu es malade ?

Tout en parlant, elle passe sa main sur le front de Niels, pour estimer sa température. Il lui attrape le poignet pour qu’elle arrête. Une fois de plus, elle vire à l’écarlate. Elle réfléchit un instant, se mordant la lèvre inférieure.

— Tu dois aller soit en récréation, soit à l’infirmerie, je ne peux pas te laisser seul dans la classe, Niels, dit-elle d’un ton qu’elle veut professionnel mais patient et compréhensif.

Niels attend plusieurs secondes avant de lui lâcher le poignet et de détourner son regard d’elle. C’est plus fort que lui, il voit Azalée, et non Mademoiselle Brunnen. Sans un mot, avec un sourire gêné, cramoisi, il se lève enfin de sa chaise. Arrivé sur le seuil, il s’arrête, se retourne une dernière fois pour la regarder, les sourcils froncés, hésite plusieurs fois à parler, se ravise puis sort enfin de la salle de classe.

Il souffle sur l’éternelle mèche rebelle qui cache ses yeux.

« Allez mon gars, profite, fais pas l’con ! Tu la connaissais pas hier matin ! » s’encourage-t-il intérieurement, tentant désespérément de s’ôter Azalée de la tête. Sans y penser, il commence à faire les cent pas, les mains croisées dans le dos, zyeutant parfois en direction de la petite sœur d’Azalée, au loin. Elle est de dos, mais il sait que c’est elle, il l’a vue s’installer.

Il en est certain, il aurait dû désobéir à sa mère et partir à la recherche d’Azalée, même s’il ne connaît rien des alentours. Non, vraiment, quelque chose ne va pas…

Finalement, avant même qu’il ne comprenne qu’il a pris une décision, ses jambes le portent jusqu’au banc où elle est assise. À quelques mètres d’elle, il se fige. Malgré l’interdiction d’utiliser son téléphone portable dans l’enceinte de l’établissement, elle est un plein appel. Le ton qu’elle emploie l’interpelle.

« Il se passe un truc grave… »

Ce n’est pas sa tête qui le lui souffle à l’oreille, c’est son âme. Et pour ce genre de trucs, il ne se trompe jamais. Il n’a jamais été à l’aise à l’idée d’espionner les gens et d’être indiscret, mais c’est plus fort que lui, il tend l’oreille, profitant du fait qu’elle ignore sa présence derrière lui.

— Non maman, on parle pas c’soir, on parle maint’nant ! Je peux pas vivre sous le même toit que vous après ce que vous lui avez fait ! Je vais rester avec elle. Si c’est à la maison c’est à la maison, si c’est ailleurs c’est ailleurs ! C’est pas Azora la mère de famille alors là va falloir assumer de te laisser diriger par elle ! Salut !

Elle raccroche rageusement et passe un autre appel.

— Salut Alizée, je sais que tu peux répondre que le soir, mais il se passe un truc grave, s’il te plaît rappelle-moi vite. Appelle pas les autres, j’vais m’faire tuer sinon. Salut.

Niels fait un pas, mais il s’immobilise à nouveau lorsqu’elle reçoit une notification et regarde son téléphone. Il se félicite de ne pas s’être montré plus tôt quand, après un silence relativement long, elle reprend :

— Putaiiiiiiin… Pauvre Azalée ! J’vais tuer Azora de mes propres mains ! enrage-t-elle en plaçant son téléphone contre son oreille pour un troisième appel.

— Réponds Azalée putain, réponds… Encore la messagerie, putain !

Cette fois, Niels tousse pour s’éclaircir la gorge et annoncer sa présence. Elle sursaute et se retourne vers lui, une main sur le cœur, le fixant intensément.

— Salut heu… toi…

Lentement, le teint écarlate, il s’avance et s’assoit à côté d’elle.

Elle le laisse faire en silence. Aucun d’eux ne sait quoi dire ou faire.

— Tu es Niels, dit-elle enfin.

Il déglutit.

— Et tu es sa petite sœur.

Elle acquiesce.

— Axelle.

Il hésite un instant : est-ce mieux de la mettre en confiance en faisant connaissance ou d’entrer dans le vif du sujet ? Très vite, il réalise que le choix ne se présente pas, il tient bien trop à Azalée pour ne pas être impatient. Rien à foutre de faire bonne impression ou pas auprès de sa petite sœur.

— Y a quoi avec Azalée ? Ç’pue la marde c’t’histoire !

C’est au tour d’Axelle de déglutir. À plusieurs reprises, elle ouvre puis ferme la bouche. Trahirait-elle Azalée en faisant immédiatement confiance à Niels et en lui révélant ce qu’elle a toujours tu pour la protéger, même à Alizée, leur propre sœur ‽

Une nouvelle notification sur son téléphone la sort de son dilemme intérieur. Elle le déverrouille et ses yeux s’arrondissent d’horreur, son doigt hésitant à appuyer sur l’écran. Niels ne réfléchit pas et lui prends son Galaxy S des mains. Azora a écrit sur le mur Facebook d’Azalée un peu plus tôt ce matin pour lui demander si elle a bien dormi cette nuit. Comme Azalée n’a pas répondu, et que les amis d’Azora lui demandent en ricanant ce qu’elle lui a fait, elle a envoyé une vidéo, qu’Axelle n’a pas osé lancer.

Niels, pour se donner du temps, regarde d’abord le fil de discussions.

Azora Fontaine : Bien dormi, chère triplette ?

Charlotte Marchallat : Quelque chose me dit que non ! ;)

Anaïs Delacroix : Pire que la moutarde dans le shampoing ? Je t’avais dit de mettre de la crème d’épilatoire pour qu’elle tourne chauve, cette chienne ! :D Raconte-nous on a hâte !

Juliette Binot : Hahaha vous me tuez les filles ! J’espère que c’est plus mordant que la fois dans les vestiaires !

Théo Vigneron : La prochaine fois que vous lui faites boire l’eau des chiottes comme hier, je veux être là ! J’ai jamais oublié la fois où je lui ai pissé sur le visage et dans sa bouche de pute ! J’espère que tu as mieux que ça à nous montrer Az’ !

Azora Fontaine : À vous de me dire, mais je pense que cette petite vidéo va vous plaire !

Niels serre si fort le téléphone d’Axelle que ses doigts blanchissent. Avec la sensation qu’il va régurgiter la totalité de son petit déjeuner, il lance la vidéo. Axelle semble s’arrêter de respirer : il a osé faire ce qu’elle n’arrivait pas à faire elle-même.

— Fais la belle comme la bonne chiechienne à sa mèmère, Azalée.

De sa main gauche, Axelle se recouvre la bouche, les larmes aux yeux. De la droite, elle agrippe le poignet de Niels. Il ne peut détacher son regard de l’écran, mais il sait que s’il regardait Axelle, il verrait la douleur déformer ses traits comme elle déforme les siens.

La vision d’Azalée immobile, fixant sa sœur, l’air perdu, les yeux rougis et les joues creusées par des torrents de larmes, lui déchire le cœur.

— P’teh ! jure-t-il quand Azalée obéit.

— Bonne fifille. Donne la papatte.

Azora éclate de rire.

— Tu es faite pour ça, je l’ai toujours su. Y a qu’une bonne chiechienne pour boire l’eau des toilettes comme tu l’as fait dans les chiottes du lycée. Assume ce que tu es.

Axelle fond en larmes et enfouit son visage dans ses mains, incapable d’en voir davantage. Niels résiste à la tentation de l’imiter. Tout ce qu’Azalée a souffert, il veut le souffrir aussi, il veut être plus fort de sa rage, pour servir son besoin de vengeance, il a besoin de haïr profondément, à un point où l’imagination ne peut pas le conduire. Jamais encore il n’avait ressenti ça.

Azalée était si belle, vraiment à tomber par terre, dans la robe de sa mère, quand ils l’avaient déposée dans son allée. À la voir comme ça, s’il ne l’avait pas sortie des griffes d’Azora et de sa bande, il aurait juré qu’il ne lui était jamais rien arrivé. Comment les choses peuvent aussi vite passer de la perfection au désastre ? À la fin du film, quand elle était tombé sur ses genoux, il avait bandé comme un âne et résisté à l’envie folle de la garder tout contre lui et de l’embrasser dans le cou puis sur les lèvres, et là maintenant, il lutte contre la bile, saisi d’horreur, pendant qu’Axelle est secouée de sanglots incontrôlables et qu’Azalée est Dieu sait où !

Niels croit être au comble de la cruauté, mais il réalise très vite qu’il n’en est qu’au bas de l’échelle. Il lutte contre l’envie de jeter le téléphone au loin et de se lever pour aller fracasser Azora, Anaïs et ses putes de service et tous ceux qui ont commenté.

— Alors t’as baisé ton Niels comme une bonne chiechienne, hein ‽ C’était avant l’entrée ou t’as voulu faire ta prude et t’offrir seulement en dessert ? Sale pute, il te les faut tous, hein ?

Azora continue de parler tandis qu’Azalée exécute ses ordres toujours plus humiliants, mais le cerveau de Niels est sur pause. Une première larme solitaire coule le long de sa joue puis de son menton avant de s’écraser sur sa main. Tout est sa faute. Il aurait dû écouter Azalée et rester loin d’elle. La vérité, c’est qu’il n’en avait pas envie et qu’il a été égoïste comme jamais, à être assez arrogant pour penser savoir ce qui était le mieux pour elle. Elle l’avait mis en garde ! Elle vit… ça… depuis longtemps, elle sait mieux que lui comment survivre au quotidien ! Mais voilà, il s’est intéressé à elle, et les autres poufiasses sans cervelle ni cœur l’on vu et ont décidé de ne rien laisser passer !

— Très beau spectacle, Médor, t’as vraiment du potentiel. T’auras droit à des croquettes de marque demain en récompense.

— C’est bon, tu vas m’ouvrir ?

L’intonation d’Azalée brise le cœur de Niels, les sanglots d’Axelle redoublent d’intensité.

— Tu rigoles ou quoi ‽ Arrête de croire que je suis encore ta triplette quelque part, bon sang ! Je te hais, tu n’es rien pour moi, tu comprends, ça ‽ Grandis un peu, passe à autre chose ! Tu es vraiment une connasse sans cervelle ! Maintenant coucouche panier, et arrête donc de japper, tu vas affoler l’quartier !

Alors que son rire cruel retentit, la main d’Azora passe dans le champ de la caméra et ferme la vitre sur le visage déconfit d’Azalée.

La vidéo prend fin. Cette fois, la nausée est plus forte que Niels, et il vomit au pied du banc. Il s’essuie la bouche avec le dos de la main et reporte à nouveau son attention sur l’écran.

Pendant qu’il visualisait la vidéo, les commentaires moqueurs se sont amoncelés. En faisant défiler l’écran, il cherche désespérément la présence d’un message d’encouragement pour Azalée, quelqu’un qui s’offusque contre ce que les autres lui font. Mais rien. Les bras lui en tombent !

Aveuglé par la rage et ne sachant pas encore ce qu’il va faire, il prend des captures d’écran de tous les commentaires, enregistre la vidéo et envoie tout sur son téléphone.

— Axelle.

Elle a toujours le visage enfoui dans les mains. Il aimerait la réconforter, et il a toujours été doué pour ça jusqu’à aujourd’hui, mais en cet instant, il n’a absolument aucune idée de comment réagir ni de quoi dire.

— Axelle, répète-t-il.

Elle ne bouge toujours pas, et il ne voit aucun signe qu’elle l’ait entendu. D’un geste fébrile, il pose sa main sur son épaule. Elle frémit et redresse la tête pour le regarder. Il n’est pas sûr qu’elle puisse vraiment le voir à travers ses larmes, mais il n’est pas décidé à rompre le contact visuel.

— Axelle… murmure-t-il une troisième fois en essuyant ses larmes avec ses pouces.

Elle ne le repousse pas, mais sa lèvre inférieure tremble : il comprend qu’elle va se remettre à pleurer de plus belle.

— Ils vont tous payer, Axelle…

Ses mots sont noyés dans les sanglots, les pleurs et les reniflements bruyants d’Axelle. Il doute qu’elle les ait entendus, mais il n’en a rien à faire. Cette promesse, c’est plus à lui-même qu’à elle qu’il l’a faite. Et à Azalée. Maintenant, tout ce qu’il entreprendra, tout ce qu’il dira, tout ce qu’il promettra, ce sera en pensant à elle. Rien qu’à elle.

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