Chapitre 1 - L'Adrénaline du Désir
La nuit parisienne a un goût métallique, celui de la pluie d'orage sur les toits de zinc et de l'adrénaline sur ma langue. Accroupie sur le faîte d'un immeuble haussmannien, telle une gargouille moderne en combinaison noire, je domine la Place Vendôme. En bas, le ballet des phares sur le bitume humide dessine des arabesques éphémères. Les vitrines des plus grands joailliers du monde, Boucheron, Chaumet, Van Cleef & Arpels, répandent une lueur dorée et vaine, comme des promesses d'un bonheur matériel que je sais mensonger. C'est un écrin, et je suis venue y cueillir le plus beau de ses bijoux.
Le vent frais de fin de soirée s'engouffre entre les cheminées, me caressant le visage comme un amant clandestin. Un frisson parcourt mon corps, mais ce n'est pas le froid. C'est l'excitation, pure et brute. Cinq ans que Marc, le dernier homme à qui j'ai offert ma confiance, s'est envolé avec un Renoir et notre avenir. Cette nuit-là, j'ai compris que l'amour est un luxe que je ne peux plus me payer. Le risque, en revanche, est un amant fidèle, toujours au rendez-vous.
Mon corps, lui, a ses propres exigences, des vagues de chaleur qui exigent d'être apaisées. Une nymphomanie que j'ai appris à ne plus subir, mais à chevaucher. À en faire une arme. Puisque les hommes sont une faiblesse, j'utilise la leur.
En fixant la fenêtre du troisième étage, celle de la chambre d'Antoine Dufort, je ne peux m'empêcher de sourire. Une semaine. Une petite semaine a suffi.
Le jeu avait commencé dans une galerie du Marais. Le vernissage sentait la prétention et le champagne tiède. Des murs blancs, des œuvres conceptuelles qui criaient leur propre vacuité et une faune parisienne qui se regardait le nombril en feignant l'extase artistique. J'étais "Chloé", historienne de l'art faussement timide, vêtue d'une robe simple mais parfaitement coupée, un verre à la main, observant la comédie humaine.
Il était entré comme s'il possédait l'endroit. Antoine Dufort. Costume Zegna impeccable, montre Audemars Piguet au poignet qui semblait hurler son prix, et ce regard de prédateur blasé qui évaluait chaque femme comme une voiture de sport potentielle. Il était parfait. Tellement prévisible.
Il m'aborda avec une réplique éculée sur un monochrome rouge sang qu'il trouvait "un peu facile".
« C'est parce que vous le regardez comme un objet, » avais-je répondu d'une voix douce, sans le quitter des yeux. « Alors qu'en réalité, c'est un miroir. Il vous demande ce que le rouge évoque en vous : la passion, la colère, le pouvoir, le sang... »
Il avait été décontenancé. J'avais marqué un point. Il s'attendait à une oie blanche, il tombait sur une intellectuelle. Son ego de mâle dominant, piqué au vif, exigeait de remporter la partie.
Une heure et deux coupes de champagne plus tard, il m'entraînait dans son immense appartement du Trocadéro. La vue sur la Tour Eiffel scintillante était à couper le souffle, mais je n'y prêtai qu'une attention polie. Il me servit un whisky hors de prix, se pavanant devant la baie vitrée, me racontant ses exploits financiers au gré des verres d’alcool qui défilaient. Je l'écoutais, hochant la tête, tout en analysant la pièce : pas de chien, système d'alarme standard, serrures de qualité mais classiques.
« Vous ne dites rien, Chloé. Ma vie trépidante vous ennuie ? » demanda-t-il, un sourire suffisant aux lèvres, en s'approchant de moi.
« Au contraire, » dis-je en posant mon verre. « Je me demande juste ce qui se cache derrière tout ça. »
Je me levai et fis courir mon doigt sur le nœud de sa cravate en soie. « Toute cette performance... C'est épuisant, non ? Devoir toujours être le plus fort, le plus brillant. »
Il déglutit. Mon audace le troublait.
« Parfois, » continuai-je en murmurant, « le plus grand luxe, c'est de ne plus avoir à décider. De simplement... obéir. »
Je vis une lueur frétiller dans ses yeux. J'avais harponné le fantasme secret du dominant : la soumission.
« Enlève ta cravate, Antoine. »
J’avais brutalement abandonné le vouvoiement et ma voix n'était plus douce. Elle était calme, ferme. Un ordre. À partir de cet instant, tout était possible. Soit j’avais mis dans le mille, soit non mais j’aimais cette sensation d’être sur le fil. Ce qui était dommage, c’était qu’elle n’était généralement que fugace, la plupart de ces mâles n’ayant aucune résistance. Pas d’exception pour ce spécimen, il n’hésita qu’une seconde, puis s'exécuta, le souffle court. Bien que je n’en fusse pas surprise, ma déception fut immédiate. Puisqu'il n'y avait pas de lutte, j'allais devoir trouver mon plaisir ailleurs : dans l'excès.
« Bien. Maintenant, agenouille-toi. »
Il laissa échapper un petit rire nerveux. « Vous êtes sérieuse ? »
Je ne répondis pas. Je le fixai simplement, un sourcil arqué. Le silence s'étira. Lentement, presque à contrecœur, il plia les genoux et se retrouva à mes pieds. Victoire.
« Pauvre petite cravate, » songeai-je en la récupérant. « Elle valait sûrement le SMIC d'un honnête homme et elle allait finir en bandeau. » Je lui couvris les yeux avec le morceau de soie. Privé de la vue, il devint encore plus réceptif.
« Tes mains. Derrière le dos. »
Il obéit. Mon corps, enfin, commençait à se détendre, la tension de ma propre compulsion se muant en une sensation de contrôle absolu. Je me promenais autour de lui, laissant mes talons claquer sur le parquet. Le son le faisait frissonner. Je ne le touchais pas encore. L'attente était le plus puissant des aphrodisiaques. Pour lui, et pour moi.
« Tu aimes le pouvoir, Antoine. Tu aimes posséder les plus belles choses, n'est-ce pas ? »
« Oui... » sa voix était rauque.
« Montre-moi à quel point. Dis-moi quel est le trésor le plus précieux, ici. La chose que personne ne peut avoir, à part toi et ton père. »
En même temps que j’énonçais cette question, je débouclai sa ceinture et fis tomber son pantalon le long de ses cuisses. Je souris en découvrant sans surprise que son modeste membre repoussait d’ores et déjà, le tissus de son caleçon.
Dans son état d'excitation et son besoin de se vanter, les mots se bousculèrent. Il me parla de la collection de sa mère, puis des tableaux de son père... je le laissais parler, le guidant doucement en jouant tout d’abord avec son érection du bout des doigts, puis en malaxant la base et lui appliquant des torsions qui le faisaient tressaillir.
« Non... quelque chose de plus... secret. Quelque chose que vous gardez sous clé. Quelque chose d'inestimable. »
J’accompagnai cette question par un geste qui libéra son sexe raidi de sa prison de tissu pour le comprimer avec ma main. En un instant, je sus par la pulsation des veines de son membre que j’avais fait céder le dernier rempart de sa lucidité. Je décallotai son gland d’où suintait déjà le liquide préséminal.
Et il me parla de la parure. "Reine de la Nuit". Une folie de saphirs et de diamants cachée dans le coffre de la chambre.
« Il est imprenable, » se vanta-t-il, sa voix tentant encore d’arborer une teinte d’arrogance. « Combinaison impossible à deviner. »
Mon ongle s’infiltra entre les chairs humides et sensibles de son urètre. Il se raidit encore.
« Ah oui ? » dis-je en me penchant pour que mon souffle effleure son oreille. « Une date ? Une femme ? »
« Mieux que ça... La date de naissance de l'Empereur. Napoléon. Mon père est obsédé... »
Il avait tout donné.
Il fallait que je lui fasse oublier immédiatement cette confidence. Je passai derrière lui et me collai alors à lui, lui donnant à sentir la chaleur de la moindre de mes formes. Sa respiration saccadait et je ne pouvais désormais que subjuguer sa mémoire alcoolisée.
J’empoignai son chibre et lui appliquai un mouvement de va-et-vient entre mes mains. Je lui accordai sa récompense dans une éjaculation généreuse qui termina sur le parquet.
Bien que sa position fût de mon point de vue totalement ridicule, j’avais ouvert ma propre boîte de Pandore. Il fallait désormais que je joigne l’utile à mon agréable.
Par la même occasion, je lui offris une nuit dont il se souviendrait, où je le poussai dans ses retranchements, assouvissant mon propre besoin avec une précision quasi clinique. Il n'était pas un partenaire, il était un instrument. Un instrument de mon plaisir et de ma profession. Je l'ai laissé au petit matin, encore endormi, nu et vulnérable dans ses draps de luxe, ignorant tout du véritable prix de sa nuit de passion.
Le souvenir s'estompe et me laisse un goût de victoire et de mépris sur la langue. Je suis de retour sur le toit. L'heure est venue de récolter les fruits de ma performance. La fenêtre cède sans un bruit. L'air de la chambre est chargé de son parfum, un musc prétentieux qui me fait grimacer. Le coffre était là. 15081769. Mes doigts dansent sur le cadran, une caresse experte. Le déclic jouissif de l'ouverture est presque une conclusion logique à la nuit que j'ai orchestrée. La parure luit dans la pénombre, froide et magnifique.
Une heure plus tard, la porte de mon loft du canal Saint-Martin se referme derrière moi dans un claquement feutré qui sonne comme un point final. L'air ici est neutre, recyclé, contrastant avec l'odeur de bitume humide et de liberté que j'ai laissée dehors. Cet endroit est mon sanctuaire et ma prison, un espace immense et minimaliste où rien ne parle de moi, où chaque surface est lisse, froide, impersonnelle. Un non-lieu parfait pour une femme qui n'existe pas.
Ma première action est un rituel. Je retire délicatement la parure "Reine de la Nuit" de son sac en velours et la dépose sur la grande table basse en marbre noir. Sous les spots du plafond, les saphirs s'embrasent d'un feu sombre et les diamants lancent des éclats glacials, comme des étoiles mortes. C'est l'acmé de ma victoire, le trophée magnifique d'une chasse sans péril. Je le contemple une seconde, mais l'euphorie, déjà, se dérobe. L'adrénaline qui faisait battre mon sang à tout rompre il y a une heure à peine se retire de mes veines, me laissant une sensation cotonneuse, presque nauséeuse. Le silence, que le tumulte de mes pensées masquait jusqu'alors, se précipite pour remplir le vide. Il n'est pas paisible. Il est assourdissant, épais, et il me renvoie à ma propre solitude.
Mon regard glisse sur la table, au-delà de l'éclat de mon nouveau butin, et se pose sur un lourd album relié de cuir. Mon livre d'or. Ou mon casier judiciaire personnel, c'est selon. D'un geste las, je l'ouvre. À l'intérieur, soigneusement plastifiées, des dizaines de coupures de presse relatent mes exploits passés. Je lis un titre au hasard, découpé dans Le Monde : "Le vol des carnets de Cocteau : la police face au fantôme de la Mante". Un autre, plus tapageur, du Parisien : "Elle séduit et dépouille un magnat de l'immobilier : la méthode de la Mante s'affine".
La Mante. Cette créature mythique, audacieuse, insaisissable. Une fiction que les journalistes ont créée et que je m'évertue à nourrir. Je pourrais presque en rire. Ils imaginent une vie de luxe et de sensations fortes permanentes. La réalité, c'est ça. Une femme, seule, dans un loft trop grand, qui vient de poser un collier d'une valeur inestimable à côté d'un ramassis de vieux papiers.
Je me lève et me dirige vers le bar. Le bruit du bouchon de la bouteille de whisky qui saute est une offense dans le silence. Je me sers un double, sans glace. Le liquide ambré brûle ma gorge, une douleur bienvenue qui me rappelle que je suis vivante. Je m'affale sur le canapé en cuir, le verre à la main, et je ferme les yeux. Mon corps, épuisé par la tension, est enfin apaisé, lourd et satisfait. Mais l'autre faim, celle que ni le risque, ni le sexe, ni le pouvoir ne parviennent à combler, est toujours là, béante. La victoire n'a pas un goût de cendres. Non, c'est pire. Elle n'a aucun goût. Elle est juste le silence assourdissant entre deux battements de mon cœur. Toujours.

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