Chapitre 1.2

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Alix.

 Bordel, mais qu'est-ce que je fous là ? Je contemple l'assemblée en soupirant. Pourquoi ai-je accepté de suivre les filles dans ce traquenard ? On ne sait même pas qui est ce Luigi, mais on peut lui reconnaître des capacités de beau parleur hors du commun. Un accent italien, une peau dorée, des compliments à tour de bras et les voilà à roucouler comme des midinettes. Les filles ont joué le jeu de la soirée hype : plus petits bouts de tissu possible, maquillage outrancier et talons démesurés. J'ai moi-même évité de sortir en col roulé, mais ce bustier moulé me gêne plus qu'autre chose. Pas mon genre : je préfère mes débardeurs et shorts déchirés.


 À peine arrivées, les hommes, largement plus âgés que nous, nous détaillaient comme des morceaux de viande qu'on voudrait mettre aux enchères. J'avais même pas traversé la moitié de la pièce qu'on m'a déjà disposé un verre dans la main, j'ai vu les rails de coke disparaître sur le superbe marbre gris d'un plan de travail, et j'ai eu le loisir de mater, malgré moi, bien trop de paires de seins et de fesses. Mais qu'est-ce que c'est que cette soirée hallucinante ?


 Tel un éléphant dans un magasin de porcelaine, je m'extirpe avec peine de la foule du salon pour prendre l'air sur le pont. Mais là aussi, la folie des grandeurs s'observe à gauche et à droite. Je soupire encore. Arg ! Je maudis mes colocataires ! Je longe rapidement la barrière pour fuir cette effervescence qui n'est pas de mon monde, et, finalement, trouve un peu d'espace et de – presque – tranquillité à l'extrémité du bateau. Il n'y a qu'un garçon esseulé. Il est de dos, accoudé au garde-corps. Je prends le temps de l'observer. Épaules basses, yeux perdus vers la mer, doigts solides qui pianotent sur son verre vide. Assurément, il s'ennuie ferme. Avant d'y réfléchir, mes iris s'aventurent plus bas. Oh. Joli cul. Je souris malgré moi. Bon, je fais quoi, je lui parle ?

— ¿ Holà ?

 Il se retourne vers moi, surpris.

— Euh... Holà.

 Regard froid, il me toise, fronce les sourcils, secoue la tête et se replonge dans l'étendue d'eau devant lui. Eh bien, poli, mais pas aimable ! Aucun doute sur le fait que je le dérange. Bon, lâche l'affaire : déjà que ma soirée craint, je ne vais pas m'imposer la tronche boudeuse d'un inconnu. Demi-tour, mais... j'entends un long soupir désespéré. Pauvre biquet, rien que ça ! Il me tire un rire. J'ai une irrépressible envie de rester là. Et de lui parler. Juste pour l'emmerder. Parce que emmerder les gens, c'est un peu ma passion secrète. En particulier les ronchonchons qui boudent et ne sont pas aimables.

— Je te laisserais bien seul à noyer ta peine et ton ennui dans ton verre, mais étant donné qu'il est vide, j'ai peur que tu ne tentes de te noyer littéralement dans la baie. Et comme je ne voudrais pas avoir ta mort sur la conscience, je vais peut-être rester. Juste à côté de toi. Histoire de vérifier ton état mental.

 Il ne m'avise pas, mais je distingue sa mine irritée.

— Guay... Tu tiens à confirmer la réputation d'emmerdeurs qui vous colle à la peau, à Paris ?

 Oh ! Pas mal, la répartie.

— Paris ? Comment...?

 Il sourit avec arrogance.

— Vous, les Français... Pour le peu que vous essayez de parler, vous faites à peine des efforts : votre prononciation est plate et insipide. On vous repère facilement à l'oreille.

 Super, je suis tombée sur le con du village !

— Et tu sais de quoi tu parles, t'as l'air d'en connais un rayon en manque d'efforts, platitude et insipidité.

 Il ouvre des yeux tout ronds. Stupéfaction, ego touché. Un partout, balle au centre. Ça m'amuse, à vrai dire.

 Je sais qu'il exagère. Certes, j'ai certainement un accent français, mais je maîtrise parfaitement bien l'espagnol – le castillan. Sortie du Bac, j'ai fait une double licence de langues et de droit – charmante ambition familiale – et je termine ma deuxième année de Master entre la fac de Nantes et celle de Madrid. Il ne me reste plus que quelques semaines sur le sol ibérique : après les exams, je rentre dans ma région natale. Mon année madrilène fut riche et agréable, et j'ai rencontré des gens formidables, quand bien même elles me traînent dans des soirées douteuses dont je me passerais bien.

 Je secoue la tête.

— Tu m'insultes. Je ne suis pas Parisienne !

— Ah, parce qu'il y a autre chose que la « ville des loumièrres » dans ton pays ?

— Quel manque de culture ! Je sais que notre capitale est mille fois plus charismatique que la vôtre, mais, oui, accroche-toi bien, il y a autre chose que Paris en France.

— Et ton pays a le même niveau de charisme que ses habitants, ou on peut espérer mieux ?

 Putain. Il muscle son jeu, le con. Il est vraiment si mal-aimable que ça ? Je n'avais pas calculé un adversaire aussi coriace de prime abord. Il va presque me vexer.

— Eh bien. Je détestais d'avance cet endroit, mais je dois dire que tu surpasses tout : tu rends cette fête encore plus exécrable qu'elle ne l'est déjà. Tu colles parfaitement au décor !

 Il se retourne et me fixe d'un air outré.

— Non mais je rêve ?! J't'ai pas parlé ! Retourne picoler avec les cons, si t'es pas contente !

— Bah je te félicite : froideur, dédain, irrespect... Tu possèdes la complète panoplie du parfait Parisien ! Tu serais comme un poisson dans l'eau là-bas !

— Mais pas du tout, hein !

— Pas du tout ? T'es du genre chaleureux et jovial, habituellement ? Pardon, mais ça ne saute pas aux yeux !

— Et pourquoi devrais-je être chaleureux et jovial avec une casse-couille qui m'adresse la parole sans que je n'aie rien demandé ? Babayu !

Babayu ?! Bah merde alors, j'ai jamais entendu ce mot. Ça fait pourtant un moment que je ne me laisse plus surprendre par le vocabulaire hispanique... Serait-ce un terme catalan ?

 Il ricane. Il sait que je n'ai pas compris. Il l'a fait exprès, le bougre !

— Je te sauve de la noyade, et c'est comme ça que tu me remercies ? En m'insultant !

 Il soupire.

— Hallucinant... j'étais pas mal avant que tu arrives ! C'est seulement depuis cinq minutes que j'ai envie de passer par-dessus bord !

— Tu vivais le meilleur moment de ta vie jusqu'à présent, peut-être ?

— En tout cas, je ne le vis pas depuis.

— Dommage. Moi, je m'amuse enfin.

 Il grommelle.

— Tu vas pas me lâcher en fait ?

— Plus tu râles, plus je suis tentée de rester.

 Il ferme les yeux, dents serrées, puis il reprend sa contemplation de la mer assombrie par le crépuscule.

— Je te sens toujours irrépressiblement attiré par l'eau. Je ne vois pas pourquoi, d'ailleurs. C'est dégueulasse et moche, la Méditerranée.

— Au moins, on sera d'accord sur un point.

— Oh, c'est vrai ?

 Un vague « Mmm » en réponse.

— T'es pas Catalan.

— Nan.

— Ton babayu, là, ça sonne pas d'ici.

 Il sourit.

— C'est vrai. J'entends pas ça, dans le coin.

— À Madrid non plus !

 Il lève les yeux au ciel.

— C'est à Madrid que t'as appris à parler castillan, hein ?

— … à l'école, en France, et à Madrid aussi, oui.

 Il tend le pouce vers moi.

— Bravo, la Française. Plat et insipide, tu confirmes.

 Hanlàlà, quel rabat-joie !

— Tu viens d'où, alors ? Pourquoi t'es là ? Qu'est-ce que tu fous dans cette fête à la noix, si tu la détestes et que visiblement, tu rêverais de t'échapper ?

— ... Donne-moi une bonne raison de te répondre ?

— T'as toujours pas sauté.

— Et ?

— Et donc, ça ne te déplaît pas tant que ça de me parler.

 Il est consterné.

Joder*, tu doutes de rien, toi !

 J'hausse les sourcils. Les doutes, c'est pas dans mon plan de route, effectivement. Je m'en encombre rarement.

— Alors... Pas Catalan, pas Madrilène. Bien. T'es pas du sud... Ils bouffent leurs mots, les Andalous, c'est l'enfer. Hum, Pays Basque ? Non, parce que tu aurais une meilleure connaissance de la France que juste « Paris ».

 Oh ! Il se mordille la joue, un geste réflexe qui me cueille adorablement. Que tente-t-il ? S'empêche-t-il de rire ?

— Tu ne comptes pas m'aider ? Je peux citer tout le pays !

 Un rire s'échappe dans un souffle.

— Bah vas-y, cite ! Continue ton pèlerinage.

 Pourquoi il me parle de pèlerinage ? Quel est le rapport ? Han !

— T'es de St-Jacques-de-Compostelle ? En Galice !

— Nope.

 Merde, raté. Il se moque, en plus.

— Allez, t'es pas loin.

— Le Leon !

— Non.

— La Cantabrie ?

 Il secoue la tête.

— T'es mauvaise, hein.

 Putain, Alix, fais un effort ! T'as une licence d'espagnol, sois-en digne !

Uviéu, me souffle-t-il.

 Il se fout de moi ? Ça n'existe pas !

— Aucune communauté ne s'appelle comme ça !

— Non, c'est ma ville natale. Tu m'as demandé de t'aider, je le fais !

— Pfeuh ! Désolée, maestro, je ne connais pas tous les petits patelins de la péninsule !

— Petits patelins ?! C'est la capitale ! Atapau !

 La capitale ? J'étudie mentalement la carte du pays. Bordel, je ne trouve pas mon Graal !

— Tu... C'est... Tu m'as encore insultée, non ?

— Oui.

— Super, bravo ! Tu te crois malin à baragouiner tes machins qui viennent de nulle part ?

— De nulle part ?

 Oups. Là, je l'ai vraiment offusqué. Il me fusille du regard.

— Dédain et irrespect, c'est ça que tu disais de Paris, hein ? T'as vu comme tu parles de chez moi ? Chère gabacha*, prends des notes : entre la Cantabrie et la Galice, il y a les Asturies.

 Oh merde ! Mais oui ! T'es nulle, Alix !

— Mais la capitale, c'est Gijón ! Tu m'as raconté n'importe...

— Gijón ? Retournes en cours !

 De mieux en mieux. Je voulais simplement le taquiner, à la base, mais là, il semble exaspéré. Mes cours. Ils me reviennent.

— Gijón est la ville la plus peuplée, mais la capitale de la communauté... c'est Oviedo.

 Il lève les bras au ciel en prière factice. Oh, c'est bon !

— C'est pas ce nom-là que tu m'as donné en indice.

Uviéu. Pour les intimes.

— Oh, eh, t'as pas fait un peu de zèle, en me sortant le nom local, là ?

 Il sourit en coin.

— Oups.

 De nouveau, il se tourne vers l'eau, la tête haute de celui qui a plié le match. Je reste plantée là comme une conne. Il ne va pas gagner, oh ça non : j'vais pas te lâcher, mon p'tit père. T'es foutu. Je ne sais pas encore comment, mais t'es foutu.

 De biais, il m'examine.

— Mais pourquoi tu restes ici ? T'as personne à rejoindre ?

— Et toi, alors ?

— Non. J'ai un pote dans le coin, mais... Il est occupé.

— Potes occupées aussi.

 Il balance la tête machinalement, puis consulte sa montre.

— Bon, hein... Je vais y aller.

— Non !

 Il arrondit les yeux. Qu'est-ce qui me prend ? Pourquoi je lui aboie dessus comme ça ? Le soucis, s'il part, c'est que...

— Tu vas pas me laisser toute seule !

— Mais... Retrouve tes amies !

— Occupées, j'ai dit ! Elles kiffent cette soirée à la con ! J'ai pas envie de les suivre !

— Bah, rentre chez toi !

— À Madrid ? Je peux pas... C'est elles qui conduisent.

— Et comment vous avez atterri dans ce bateau depuis Madrid ?

— On est tombé dans les filets d'un Italien beau-parleur.

— Attends, un Italien beau p...

— Et toi ? Depuis Oviedo !

 Il cligne frénétiquement des paupières. Il semblerait qu'il y ait surchauffe, là-haut.

— Pourquoi tu veux que je te raconte ça ? Tu t'en fous ! Qu'est-ce que tu cherches, depuis tout à l'heure ?

 Ce que je cherche ? M'amuser. J'active le mode charmeuse : tête sur le côté, moue mutine.

— Reste avec moi. J'ai envie de continuer à emmerder le mec chafouin qui n'a rien demandé.

 Il me dévisage comme si je lui demandais la lune.

— Mais...

 L'homme devant moi secoue la tête, se tourne vers la balustrade et y pose ses deux mains.

Joder... t'es incroyable, toi, hein ?

 Il me balance une œillade contrariée, et soudain... se fend d'un sourire lumineux. Oh. Je suis happée par un profil que je n'avais pas remarqué jusque-là : ses fossettes qui se creusent en deux adorables plissures au milieu de ses joues, la couleur indéfinissable de ses pupilles qui tendent à mélanger les tons de noisette et de caramel, son air ingénu totalement craquant. Mes yeux le passent au scanner. Des mèches brunes qui bataillent au-dessus de son visage enfantin. Des épaules carrées que souligne une chemise blanche impeccable, où trône un nœud papillon gris qui cache une délicate pomme d'Adam – j'ai toujours trouvé les pommes d'Adam très érotiques. Un postérieur de compet'. Ça aussi, c'est érotique. Hum. Attends, mais il est mignon, en fait, le ronchonchon !

 Il m'observe le mater sans réagir. Enfin, peut-être qu'il rougit un peu.

— Alors ? Parle-moi de ton boulot, des Asturies, je sais pas... Tout ce que tu veux.

 Il me fixe, incrédule.

— Tu veux que je parle ?

— Oui !

— Euh... Je sais pas... Toi aussi, tu parleras ?

— Toi d'abord. Commence par me raconter comment tu t'es retrouvé dans cette fête à la con.

 Il inspire longuement, puis baisse les armes.

— Version courte ou version longue ?

— On a toute la nuit, non ?

 Il se marre.

— Bon, eh bien, version longue alors.

 Ça y est, il a plié. J'ai gagné. Je pose mes avant-bras sur le garde-corps. Nous échangeons un sourire, un vrai, sincère, enjoué. Ce n'est plus un mec revêche qui me fait face. Ronchonchon 2.0 rosit, hésite, ses prunelles me scannent prudemment. Il m'intrigue. Finalement... cette soirée n'est peut-être pas si perdue que ce que je croyais.

______

* Joder = "Putain" en espagnol

Gabacha = surnom des Esapgnols pour désigner les Français.

NB : "atapau" et "babayu" sont des insultes typiques des Asturies, peu utilisées dans le reste de l'Espagne. Elles sont synonymes d'idiot, imbécile, crétin.

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