Chapitre 13.3

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Oviedo, Novembre 2005.

 Je déambule dans le magasin. C'est bien la première fois que je fous les pieds dans cette enseigne d'équipements sportifs. J'ai rien à y faire, et rien à y acheter. Je ne comprends pas l'utilité de la moitié des objets présents.


 Le fait est que, ce soir, en quittant les bureaux exigus de la maison d’édition chez laquelle j'effectue ma mission actuelle, je n'ai pas eu envie de rentrer à l'appart'. Je me voyais déjà dans la pièce de vie, sa baie vitrée et la vue sur Oviedo, la petite entrée où Oscar m'avait offert le plus enivrant des « bonne nuit », le canapé qui avait vu nos corps s'unir une première fois, et tout un tas d'objets qui me rappellerait qu'il n'est pas là. Dix jours qu'il est reparti à Barcelone. Dix jours qu'il répond à un message sur trois, dix jours qu'il abrège les appels, dix jours qu'il est fantomatique. Je commence à le connaître, je sais qu'il a besoin de recul quand les situations deviennent oppressantes, mais là, l'oppression arrive jusqu'à moi.


 J'erre sans but, enfin je crois. Parce qu'après les accessoires de golf, je tombe sur une étendue interminable de raquettes. A droite, un vendeur s'affaire sur une machine. Que fait-il ? Je me rapproche et me rends compte qu'il tend un cordage un peu leste. Je marche lentement dans le rayon, puis m'assois face aux accessoires. Une vague de mélancolie naît en moi. Il me manque. C'est la première fois que nous sommes séparés autant de temps – enfin, si l'on ne compte pas l'été dernier. Il me manque. J'ai l'impression d'être amputée de quelque chose, sans lui. On a construit ensemble un cocon rassurant, dans lequel j'apporte le grain de folie et lui, la sagesse. On a une telle complémentarité que, là, sans lui, je me sens perdue. Il me manque horriblement. Je suis seule, avec mon p'tit machin au creux de moi. Qu'est-ce qu'on va faire de lui, hein ? J'aimerais ne pas avoir à y réfléchir, j'aimerais être aussi sûre de moi que d'habitude, mais, pour une fois, je n'ai pas d'évidence. Je ne sais pas bien quoi faire, et j'ai l'impression de n'avoir personne pour m'orienter. María ? Elle fuit les gamins comme la peste. Lorena ? Oscar ne lui a rien dit, ce n'est pas à moi de faire ce genre d'annonce. Gaël ? Il a sa vie, son projet de traiteur qu'il fait décoller, sa chérie avec qui il roucoule à mille kilomètres d'ici. Mes parents ? Même pas en rêve.


 Je ne veux personne d'autre que lui. Je veux qu'on sache parler, qu'on sache poser les choses, qu'on sache s'ouvrir à l'autre, qu'on sache prendre une décision. Mais les décisions, comment on les prend quand on a d'un côté une nana impulsive et déraisonnable, et de l'autre un garçon angoissé et renfermé ? C'est possible, les énigmes sans solutions, au Cluedo ?


 Voyons… Le coupable ? Ils sont deux, assurément. Gueules d'anges avides de crimes passionnés. Tous les témoignages concordent : en permanence cramponnés l'un à l'autre, zéro discrétion.

 L'arme ? Une pilule retardataire, laissée pour compte sous son blister rose poudrée. Pauvrette ! Je n'ai même pas essayé de la planquer. J'ai tout avoué d'office. Je pensais avoir droit à la clémence divine. Pfeuh ! Que nenni ! Sa vile vengeance n'a pas tardé. "Vous ne vous en tirerez pas à si bon compte, espèces d'imbéciles heureux".

 Le lieu ? La chambre à coucher, suspecte number one. Se bataille avec le canapé du salon, grosse valeur sentimentale à ne pas négliger. Le bar de la cuisine, avec ou sans l'option "verre d'eau pour soif irrationnelle". La salle de bain ? Bof, trop étroite. Le voilier, cet été ? Non, ça remonte à trop loin. Dommage, c'était classe à raconter. La table de massage de l'infirmerie de Barcelone ? Elle a fini pas être testée, oui - Oscar joue les effarouchés, mais n'est jamais difficile à convaincre. Peut-être la chambre d'hôtel lors du tournoi en Galice ? Lit grinçant, pluie diluvienne… nuit sans sommeil.

 Me voilà arrivée à la fin du plateau de jeu. Mes fiches sont raturées, mélangées. C'est un foutoir sans nom, et quand sonne le gong, je suis paumée. Hélas, aucune partie de ce genre n'a le droit de se conclure par "je sais pas". "Quelle est votre verdict, Mademoiselle Lagadec ?". Attendez, je sollicite le coup de fil à un ami ! "Désolé, la ligne barcelonaise sonne occupé". Laissez-moi au moins contacter mon avocat ! "Maître María Delgado ne peut rien pour votre cas. Elle lève les yeux au ciel et vous souhaite bien du courage". Formidable. J'ai plus de cartes joker.


 Je soupire. Je me rebranche au créneau de Barcelone. À l'heure qu'il est, la séance de récupération post-match doit être terminée et il doit sûrement faire de la bobologie. Je crève d'envie de l'appeler, mais c'est trop tôt, et puis… Vu le manque d'enthousiasme qu'il y a au bout du fil, je sais que je me ferais autant de mal que de bien. Je dois accepter de lui laisser ce temps. Même si on n'en a pas tellement, je dois le lui laisser.


 Je re-soupire. Il me manque, putain, il me manque tellement ! Il a pris une importance colossale en une année à mes côtés ! Comment était ma vie avant lui ? Etait-elle, tout simplement ? Je n'ai même pas souvenir qu'elle eusse existé. J'ai l'impression d'être une coquille vide. C'est paradoxal quand on a un p'tit machin dedans.

— WAOUH ! Papa ! Papa ! Regarde, elle est trop belle !

— Oui, c'est vrai. Mais tu dois la tester, avant, on n'achète pas une raquette juste parce qu'elle est belle !

 Un gamin à l'épaisse tignasse brune s'extasie devant l'objet d'un rouge étincelant. On dirait qu'il tient la chose la plus précieuse au monde. Son père lui montre quelques gestes à faire pour vérifier s'il se sent à l'aise, et observe le coup de main de son fils avec fierté.

 Je reste ébahie. L'évidence, elle se joue là. Elle éclot en moi comme un bourgeon qui attendait patiemment l'apparition du soleil.

— Parfait, Andreas ! Elle me semble parfaite !

— On la prend ? Hein, dis, on la prend ?

— Je crois qu'on peut prendre celle-là, oui.

— OUAIIIIIII !!!

— Excusez-moi ?

 Le père relève la tête vers moi avec étonnement.

— Oui ?

— Il s'appelle comment ? Votre fils ?

— Euh... Andreas...

— Oh... C'est... c'est vraiment un très joli prénom.

— Euh, eh bien... merci ?

— Non, vous, merci.

— Euh... de rien ?

 Je quitte le rayon avec assurance. Hey, p'tit machin, tu sais quoi ? Je sais que c'est toi qui m'as guidée jusqu'ici et qui m'as montré ça. T'as envie de me dire que ça va bien se passer, et j'ai envie de te croire. Il reste ton père à convaincre, et c'est pas une mince affaire, mais… t'inquiètes pas, va. Il s'apprivoise. Tu verras, c'est un chouette gars. La meilleure personne que je n'ai jamais rencontrée. Tu vas l'adorer. On va être bien, tous les trois. 

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