Chapitre 14.2

4 minutes de lecture

Oviedo, Mai 2006.

 Vingt-trois heures trente-huit. Trois minutes, donc. Trois minutes depuis la dernière contraction. C’est proche, quand même. Ça me laisse très peu, trop peu pour reprendre pied entre deux. Trois minutes. Je souffle. Fort et longtemps. Qu’est-ce qu’elle dure, cette contraction ! Quelle douleur, bon sang ! Dans le dos, dans les hanches, dans le ventre, dans les jambes, dans la poitrine, ça fait mal partout, partout ça fait mal. Arg… je pose ma tête sur la table devant moi. Putain de putain, j’ai mal ! Je me relève bravement lorsque pointe l’accalmie. Lorena s’agite autour de moi comme une guêpe sur un jus de fruit..

  • On doit y aller ! C'est carrément pas sérieux, là. Moi je t'accouche pas dans le milieu de ton salon !
  • Non, je ne peux pas sans lui.
  • On ne sait pas quand Oscar arrivera. C'est foutu, Alix, il faut que tu te fasses une raison !
  • Il va venir !
  • Bien sûr, mais sûrement après la naissance ! Depuis Barcelone, il ne peut pas débarquer en un claquement de doigts !

 Elle est plus expressive que son frère dans l'angoisse. Il y a trois rides qui barrent son front, elle cligne exagérément des paupières, et elle a une espèce de tic de se retrousser le nez sans arrêt.

  • Calme-toi, Lorena. Ça va.
  • T'en as de bonnes toi, je ne vois aucune raison d'être calme ! Alix, on DOIT y aller ! S'il te plaît !
  • Je ne peux pas, pas sans lui, je ne peux pas ! AAAAAH !

 Nouvelle contraction. Nouvelle vague de douleur qui me paralyse. Qu’est-ce que ça fait mal, bordel de putain de merde !

  • Alix, ça suffit ! Joder, Oscar va me tuer si tu accouches ailleurs qu'à l'hôpital, tu m'entends ? IL VA ME TUER ! Il m'a confié la responsabilité de t'accompagner, je t'emmène ! Vamos ! Debout !

 Et je me rends donc compte que je suis à terre. Mon cerveau déconnecte de plus en plus avec la réalité. C'est flippant.

  • Je... ne... peux... pas... me... lever.
  • T'AS PAS LE CHOIX MA COCOTTE ! Je te traîne jusqu'à la bagnole, par les bras, par les pieds, j'en sais rien, mais tu rentreras dedans, je te le dis !

 Lorena m'attrape le bras et me force à me lever. Je profite du creux de la vague pour la suivre. Elle a raison, bien sûr qu'elle a raison : on doit y aller. On a seulement quinze minutes de route, mais j'ai conscience que le timing est déjà très serré. J'avance vers la porte d'entrée.

  • Ton sac, il est où ton sac de maternité ?
  • Dans la chambre...
  • Quoi mais sérieusement ? Pourquoi il n'est pas tout prêt devant les manteaux, comme on avait dit ?
  • Parce que je suis censée accoucher dans cinq semaines, Lorena ! CINQ SEMAINES, PAS AUJOURD'HUI, BORDEL ! T'façon, il n'est même pas terminé... j'ai juste mis des bodies dedans...
  • QUOI ?
  • CINQ SEMAINES !
  • Ah mais bordel ! Pas un pour rattraper l'autre, hein ! Bon, je file prendre des trucs dans ton placard, et puis y'aura ce qu'il y aura dedans hein... tant pis !

 Elle se précipite dans les escaliers pendant qu’une nouvelle contraction arrive. C’est moins de trois minutes, là, non ? Oh bordel, qu’est-ce que ça fait mal… Je m’accroupis dans le couloir, je ne peux pas retenir mes gémissements de douleur. J’ai l’impression de me disloquer… J’entends Lorena faire du grabuge là-haut, mais c’est loin, si loin… Ça dure, si longtemps… Je reste une éternité, en boule sur mes talons. C’est pas une mauvaise idée de se positionner ainsi ? Si ça faisait une trop grande ouverture, en bas ? Le bébé peut-il tomber tout seul ? Si je mets la main, pourrais-je le refouler ? Putain Alix, ton père aurait une attaque cardiaque s’il entendait tes conneries ! T’aurais jamais dû sécher ses cours sur la reproduction !

 La porte d'entrée s'ouvre.

  • Attends... Lorena... J'arrive...
  • Alix ? BORDEL ALIX !! Pourquoi t'es par terre ?!

 Je relève la tête subitement. Alléluia. Vision divine. Il se jette à mes côtés et me prend par les épaules.

  • O... Oscar ? T'es là ? T'es là !
  • Oui, je suis là oui, mais toi ? Qu'est-ce que tu fous encore à la maison ?! Tu devrais être à l’hôpital depuis belle lurette ! Je m'y suis pointé, t'y étais pas !
  • OSCAR, frangin ! Ah ! Dieu merci !

 Mon amoureux se tourne vers sa sœur et la fusille du regard.

  • Qu'est-ce que c'est que ce bordel ? Vous jouez à quoi, toutes les deux ?
  • T'as une gonzesse sacrément têtue, j'ai tenté de la bouger avant, je te jure...
  • JE M'EN COGNE DE CE QUE T'AS TENTÉ ! JE VOIS JUSTE CE QUE T'AS FOIRÉ, LÀ ! VOUS ÊTES INCONSCIENTES OU QUOI ?
  • Oui bah si t'étais resté à Oviedo comme je t'avais dit...
  • MERDE, LORENA, OK ?!

 Bon sang, on n'a pas le temps pour une dispute familiale !

  • Oscar, on y va...
  • Oui, oui.

 Il me prend par la taille et m'accompagne à une voiture garée le long du trottoir, phares allumés, moteur roronnant.

  • Oooohh....

 Je m'écroule dans ses bras. La nouvelle contraction est encore plus grande, encore plus forte, encore plus douloureuse.

  • Attends...

 Il se défait de moi, me pose les mains sur le capot, se place derrière moi et appuie fermement avec ses pouces dans le bas de mon dos. Dios mío, qu’est-ce que c’est ? La contraction est grande, oui, mais j’ai l’impression que le mal est comme redirigée. On laisse la vague passer, immobiles, sans parler, puis je lui donne le signal.

  • Waouh, comment tu fais ça ? demande Lorena, admirative.
  • C'est de l'accupression, marmonne-t-il en m'aidant à m'installer.
  • Comment tu sais faire ça, toi ?
  • T'es sérieuse ? Je suis kiné, putain !

 Lorena semble déconfite.

  • Bon, euh, je vous laisse, ou je vous accompagne ?
  • Pour ce que tu me sers, tu peux rester là.
  • Oscar, t'es chié !

 Il claque la portière sans un regard vers elle. Il a l'air terriblement furieux. J'essaie de tempérer alors qu'il enclenche la marche arrière.

  • Oscar, ne sois pas trop en colère contre Lorena, c'est moi qui ai insisté pour attendre...
  • On en parlera plus tard. Trouve quelque chose où t'accrocher et concentre-toi. Un voyage en voiture, quand on a des douleurs de dos et de bassin, c'est pas... agréable.

 Je hoche la tête en silence.

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