Chapitre 15.4
Madrid.
Nous entrons en gare en fin d’après-midi et, comme promis suite à mon SMS, María nous attends. Elle me décharge d’une des valises.
- Waouh, purée, c’est hyper lourd ! T’as toutes tes affaires là-dedans ou quoi ?
- Oui, María. Oui.
Elle s’immobilise.
- Qué ? Sérieusement ? Alix, tu… tu quittes Oscar ? Vraiment ? C’est pas juste une engueulade ?
- Pas juste, non. Et pas moi qui le quitte. C’est lui.
- Quoi ?! Mais pourquoi ?
- Une autre.
- Une autre quoi ?
Oh putain. Je vais l’écarteler.
- À ton avis ?! Une autre plante verte ? Une autre fille, putain ! Tu me diras, il ne fera pas la différence entre les deux, vu le temps qu’il y consacre.
Elle reste interdite.
- Tu déconnes ? C’est pas vrai ?
Une vague de colère monte en moi, mais une petite main tire sur mon short.
- Mamá ! Mamáááá ! Abrazos !
Je ferme les yeux et siffle entre mes dents.
- María… SI, c’est vrai. Il me jette comme une conne, d’accord ? Il me dégage et il en met une autre à la place. Voilà. Maintenant, s’il te plaît : avance ! J’ai pas envie de continuer cette conversation, là, sur le parvis de la gare, devant tout le monde, avec Andreas qui chouine dans mes pattes, OK ?
- Oui, bien sûr…
J’accroche tant bien que mal mon fils à mon cou, agrippe ma seconde valise, et nous rejoignons sa voiture au pas de course. Le trajet se passe dans un silence de plomb. Elle me jette des coups d’œils furtifs, mais moi, je mobilise toute ma concentration pour ne pas céder une fois de plus aux torrents de larmes qui menacent dans ma gorge.
Toute la soirée, j’essaie de donner le change pendant qu’elle installe un camp de fortune pour Andreas et moi dans sa minuscule deuxième chambre. Mon Chou d’amour est épuisé de sa journée remuante, et je l’ai bercé avec triple dose de câlins rassurants et de « ça va aller » auxquels je ne suis pas sûre de croire.
Je rejoins María dans le salon. Elle fume à sa fenêtre. Je dégaine mon paquet.
- Bon, Cariño, va falloir que tu m’en dises plus. Tu fais la morte toute la semaine, puis soudain un SMS où faut que je vienne te chercher avec Andreas à la gare parce que ça a pété avec Oscar. C’est quoi, ce bordel ? La discussion s’est mal passée, apparemment… ?
- Je ne sais pas quoi ajouter. Il est rentré de Barcelone la semaine dernière, je lui ai demandé à ce qu’on parle, comme je t’avais raconté. Je lui dis que j’en peux plus, que je tiens sur le fil… entre ses absences, sa manie du silence, ses esquives… et au bout du compte, je lui fais cracher que… qu’il s’est dégotté une pétasse, et que c’est terminé.
Nouvelle inondation sur mes joues. Putain, mais je vais pleurer combien de siècles ? María me pose une main dans le dos.
- Oh, Alix, je suis tellement désolée pour toi…
- Ça fait mal, María, ça fait putain de mal… Comment je vais faire ? J’peux pas vivre sans lui, j’vais pas y arriver, c’est pas possible, je ne peux pas… j’vais crever…
Ses bras m’accueillent, et je lâche totalement prise.
- Non, non. Tu vas morfler, y a des heures sombres qui t’attendent, mais tu ne vas pas en mourir. Hey, y a plein de gens qui t’aiment et qui vont te soutenir, d’accord ? T’as prévenu qui d’autre ?
- Que toi. Je ne suis pas capable d’annoncer ça, comment veux-tu que je fasse ?
- Je ne sais pas. Pour ce soit, ça urge pas, on verra plus tard.
Je réussis à calmer mes sanglots, et rallume une clope.
- On ouvre une bouteille et on l’insulte copieusement ?
- J’ai pas envie, María.
- Trop tôt, ok. Et c’est qui, sa connasse, là ? Tu la connais ?
- Non, j’en sais rien. Elle est à Barcelone, j’ai pas cherché de détails. Je m’en tape.
- Ah bah, super. Elle a dû profiter du fait que tu ne mettes plus les pieds là-bas pour s’engouffrer dans la brèche ! C’est sûr, il a une vie de célibataire, en Catalogne. C’était bien joué de sa part.
- T’affirmes ça comme s’il avait calculé de rompre un jour…
- Bah, quand t’as une femme et un gosse à l’autre bout du pays, pourquoi tu continues à bosser les deux-tiers du temps à huit cent cinquante kilomètres d’eux, hein ? C’était incompréhensible comme façon de vivre !
Ah la vache… le couteau dans la plaie, hein. Je pleure de plus belle.
- Tu m’enfonces, María… j’ai dit oui à cette vie… la Fédé, c’était son rêve, je n’allais pas lui demander de la lâcher !
- Et pourquoi ne pas déménager définitivement avec lui, enfin !
- C’est ce que j’ai proposé… Mais tu sais, avec les tournois, il n’y est pas la moitié du temps, à Barcelone ! Il n’est pas plus souvent au Centre que dans un hôtel je ne sais où. J’étais pas plus mal à Oviedo où j’avais sa famille en soutien.
- Mouai, t’as vu le tableau ? Tu m’étonnes que tu te sois épuisée ! Regarde-toi, t’es au bout du bout, à force de porter votre couple, votre gamin et le quotidien toute seule ! Et en plus quand tu oses l’ouvrir, tu te manges une rupture dans la tronche ! Mais quel foutu connard !
- J’ai peut-être un peu mes torts aussi…
- Lesquels ? Sérieusement ?
- Je l’ai peut-être un peu malmené de temps en temps… Il m’a reproché les travaux…
- Non mais la gueule ! Les travaux, il les faisait avec ses potes, ça terminait systématiquement en festin et en beuverie ! Ils n’étaient pas malheureux à repeindre les chambres, hein ! Toi tu leur rinçais la dalle alors qu’ils barbotaient tous dans la piscine ! Quelle torture !
- C’est normal, les gars venaient donner un coup de main, on les recevait bien…
- Ouai, bah travaux ou pas travaux, ils ont bien pris l’habitude des soirées à la baraque.
- Oui, oui, bon… Je les aime bien aussi, je n’étais pas mécontente de les voir…
Elle secoue la tête.
- Alix : quand tes potes sont tellement souvent chez toi — et si c’est pas eux c’est ta famille — que t’en es au point où t’arrives même pas à voir ta nana en tête à tête, c’est un problème, quand même !
Je hausse les épaules. Tout ça, j’ai essayé de le lui dire. Ça n’a fait qu’alimenter sa colère.
- Et sa famille si soutenante, ils en disent quoi, de votre rupture ?
- Je ne sais pas. Ils ne sont pas au courant, je pense.
- Hein ?
- Il n’en a parlé à personne. Il est rentré de Barcelone, il a rompu, il est reparti. Voilà.
- Mais sérieusement ?
- C’est Oscar…
- Attends, mais c’est pas acceptable ! Vous avez tous tellement de complaisance envers lui avec votre « il est comme ça, c’est Oscar ». Il faut arrêter de fermer les yeux quand les gens font de la merde, juste parce que « il est comme ça », hein ! On devrait tous avoir une obligation légale de respect envers les autres !
Elle a tellement raison, je le sais. Mais j’arrive encore à trouver de la tendresse dans la maladresse d’Oscar. Quand bien même cette maladresse que j’ai tant aimée se retourne violemment contre moi. Je n’arrive même pas à m’imaginer arrêter de l’aimer.
- Bon, sa famille n’est pas au courant, ok, il compte leur dire avant Noël ou je ne sais pas ? Comment il justifie votre départ ?
- J’sais pas. Il se démerdera quand il verra ça.
- Quand il verra quoi ?
- Bah, que nous sommes partis.
Sa clope reste suspendue devant sa bouche. Analyse de la situation. Écarquillement exagéré des globes oculaires.
- Quoi ?… Attends, tu t’es barrée avec valises et môme, mais il ne le sait pas ? Tu l’as pas prévenu ?!
- Non.
- Wooooo…
Le silence flotte. Elle m’évalue, mais derrière elle, j’ai l’impression de voir des équations complexes se dessiner sur un tableau blanc. Je ne soutiens pas son regard. Je reprends mon tabac, je reconsume.
- Il rentre quand ?
- Dans trois jours.
- Et… tu te doutes qu’il va te tomber dessus, Alix ?
Pfeuh ! Un rire narquois me secoue.
- Me tomber dessus ? La bonne blague ! On parle d’Oscar Vázquez, je te rappelle. Il tombera sur personne. Trop peu entreprenant pour ça. Il va constater que je ne suis plus là, et il ne se passera rien.
- Alix, c’est pas tant pour toi, mais tu as disparu avec son gamin ! SON gamin ! T’enlèves Andreas à Oscar, lui qui ne jure que par son fils chéri ?… Tu… tu jettes de l’essence sur le brasier !
- C’est aussi MON gamin, bien plus qu’à lui d’ailleurs, si on regarde le quota de temps passé à ses côtés !
- Oui, d’accord, m’enfin légalement, on s’en fout de ça. Crois-moi, je le vois chaque semaine au boulot : les gens sont capables de remuer ciel et terre pour leur progéniture.
J’enrage. Et alors ? ET. ALORS ?
- Alix, enfin, t’es dingue ou quoi ?! Ce que tu fais là, de disparaître avec le gosse, c’est considéré comme de l’enlèvement d’enfant ! Un parent n’a pas le droit d’embarquer les mioches en catimini sans prévenir l’autre ! Et je sais que tu le sais.
Je ne réponds pas. Bien sûr que je le sais.
- Alix ?
- Je m’en cogne.
- Cariño, on ne peut pas faire comme s’il existait plus, c’est impossible ! Je suis désolée, mais il va falloir composer avec lui…
- NON ! Je ne refous pas les pieds à Oviedo. Et je ne le revois pas non plus. J’lui parle pas, en fait. Rien ! Nada !
Elle secoue la tête et marmonne :
- Mierda de mierda… Ça pue le carnage…
- C’en est déjà un.
Après quelques minutes silencieuses à regarder les immeubles de son vieux quartier madrilène, elle claque sa langue sur son palais et reprend la parole d’un ton ferme :
- Écoute, ce qu’on va faire : je serai le relais avec Oscar, d’accord ? Il faut bien que quelqu’un lui parle et le raisonne, au cas où il voudrait porter plainte ou… Ben si, Alix, il peut, et il serait dans son bon droit ! Donc toi, tu ne veux plus lui parler, pas de soucis, c’est moi qui ferai. T’inquiètes, je vais le mater, le Vázquez, pas de problème. Toi, de ton côté, tu envisages quoi par la suite ? Tu veux que je t’aide à trouver un appart' à Madrid ?
- Non. Je vais retourner en France. Pourquoi rester en Espagne ? J’ai pas envie de m’enterrer dans ce pays de merde qui me rappellera sans cesse pourquoi j’avais décidé d’y vivre. J’ai déjà posé ma démission. Je lui cède la maison, je m’en tape. Plus rien ne me retient ici.
- Ah ben merci…
- Non, bien sûr, il y a toi… Oh, désolée, María…
- Vale, passons. Si tu veux rentrer en France, je suppose que tu iras chez tes parents ? Va falloir les prévenir ?
- Euh, oui… Oh putain…
La seule idée de les avertir me transforme en serpillière.
- Cariño… Ils comprendront, non ? T’es leur fille !
- Oh ! María… Si tu savais… C’est tribunal et bûcher qui m’attendent…
- Bon, bon…
Putain ! Quel enfer ! J’ai l’impression d’avoir un infini champ de ruines devant moi.
- María…
- Oui ?
- Tu viendras avec moi ?
- Où ça ? Leur parler ? Je sais que j’ai une élocution épatante au barreau, mais mon français est pourave, hein !
- S’il te plaît… je t’en supplie… me laisse pas seule là-bas.
- … Ok, ok. Je clôturerai mes affaires, transférerai mes dossiers chauds avant, et... on ira passer le mois d’Août en France ! Youpi…
Elle soupire longuement. Accrochée à mon bout de mégot, je sanglote frénétiquement. Elle m’observe avec compassion.
- Désolée, j’ai tenté de l’humour, mais… mauvais timing.
Je secoue la tête. Ma meilleure amie ouvre ses bras. Je reste une éternité à pleurer contre elle.
❝
si j'te connaissais pas encore
notre aventure vaudrait de l’or
si on se rencontrait à peine
mon amour, quelle aubaine
j’aurais la langue délicieuse
j’aurais une part de moi mielleuse
que je répugne désormais
oh mon amour, qu’avons-nous fait ?
je suis de ceux qui restent au port
je sais qu’on devait rire encore
je suis de ceux, mais tu es de celles
qui restent plantées à Bruxelles
si j’étais celui
toi tu es la seule
si je reste ici
tu rentres à Bruxelles
❞
Bruxelles - Boulevard des Airs, 2015

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