Chapitre 17.1
Nantes, 31 décembre 2008
Alix.
« 5... 4... 3... 2... 1... Bonne année ! »
Gaël se jette sur nous et nous serre dans ses bras, manquant de nous faire chavirer au passage.
- Oooooooh ! Bonne année les filles !
- À toi aussi, hein !
- Ouaiiii...
Il se détache de nous, embrasse María, et me sert une deuxième longue accolade.
- Bloavezh mat dit, couz'.
- Trug'. Te ivez !
Gaël me gratifie d'un sourire sincère, bourré d'amour fraternel— bourré tout court, aussi. Ça me réchauffe le cœur.
- Bon alors, mon Galou, qu'est-ce qu'on peut te souhaiter pour 2009 ?
Il ricane un peu bêtement, hésite, et finit par nous dire :
- Eh bien, Maya aimerait mettre en route le p'tit deuxième, alors...
- Quééé ? Déjà ?!
Je ris à l'expression horrifiée de María. Effectivement, le fils aîné de Gaël et Maya n'aura un an qu'en Mars. Ma grande Espagnole est toujours aussi peu amène avec le monde des humains miniatures.
- Ben ouai... On voudrait qu'ils aient peu d'écart... C'est bien, des enfants rapprochés, non ?
Mon cousin nous regarde, plein d'espoir. Quel espoir, je ne sais pas. María ne cache pas sa déplaisance, et moi ? Je suis fille unique, et de toute évidence, mon fils le sera aussi, alors quel genre d'avis pourrais-je avoir sur les fratries, hein ? Notre silence casse un peu son enthousiasme. Pire, il me regarde désormais avec gêne.
- Je suis désolé Alix, je ne... voulais pas... désolé.
Je ravale le cafard qui venait poindre, et me force à sourire.
- T’inquiètes, mon Galou. Vous avez raison, va ! Faites-le, ce deuxième ! Votre famille sera trop belle. Elle l’est déjà !
Mes propres mots me mordent le cœur. Gaël fronce le nez d’un air navré. Je me ressaisis : hors de question d’être encore une figure de lamentations ! Sois festive, ce soir !
- Et puis, j'serai une marraine en or pour lui ! Je lui enseignerai tout c'que j'sais !
Il pouffe de rire.
- Alors là... J'ai peur, Alix, j'ai très peur maintenant !
On rigole ensemble. J'ai réussi à détendre l'atmosphère. Bien vite, Maya l’interpelle et il nous quitte. María remarque bien le goût de la défaite qui demeure en moi.
- On sort fumer, Cariño ?
Je ne refuse pas.
La température fait honneur à la date. Je ramène mon manteau sur ma gorge. María m'observe attentivement.
- Ça va, ma belle ?
Je hausse les épaules. Est-ce que ça va ? Ça fait des mois que je ne sais pas vraiment répondre à cette question. María se penche vers moi et m'enlace chaleureusement.
- Je te souhaite une meilleure année que celle qui vient de s'achever, ma Alix.
- Merci, María.
Elle me colle une magnifique trace de rouge à lèvres sur chaque joue. Au moins, ça me tire un sourire.
- Oh, tu sais, cette année j'ai perdu un mec mais j'ai gagné une colocataire exceptionnelle, et en plus, elle est tous les soirs à la maison, ELLE.
María glousse.
- Si on m'avait dit il y a un an que je vivrai de nouveau avec toi, en France, et avec un marmot de 2 piges et demi dans la chambre du fond, j'aurai hurlé de rire et demandé à consommer la même drogue que mon interlocuteur !
La drogue à fumer, elle circule pas mal ce soir, d’ailleurs. On commence à avoir les yeux vitreux, et le propos décousu.
- Merci infiniment, María, pour tout ce que tu as fait. Tout. Pour être venue avec moi en France, et pour être restée afin de m’éviter de crécher chez mes parents trop longtemps, et pour t’occuper d’Andreas tous les jours, et… pour avoir épongé mes mètres cube de larmes… et pour avoir géré le SAV avec… Oscar.
- L'assistance téléphonique, c'est ce qui te coûtera le plus cher quand on fera les comptes, ma vieille !
- C'est vrai ? C'était l'enfer ?
La question est osée. Première fois qu’on l’évoque depuis Juillet. María a respecté mon souhait de ne pas en entendre parler. Je n’ai aucune idée de si Oscar a donné du fil à retordre à ma meilleure amie, ou pas. Mais là, l’alcool, la fume, l’ambiance de la soirée libèrent la parole.
Ma voisine secoue la tête.
- Non, non, quand même pas. Disons que je me serais bien passée de conversations quotidiennes avec lui. Ce n'étaient pas les échanges les plus agréables de mes journées...
- Oups, raillé-je. El Señor Vázquez a perdu sa légendaire politesse ?
- Il a eu quelques mots musclés, ouai... Bwa, rien qui ne me fasse peur, t'imagines bien !
Je souris : effectivement, je crois sincèrement que rien ni personne n'est en mesure d'effrayer la grande Madrilène.
- … Tu lui parles encore de temps en temps ?
Elle hoche la tête, expire lentement, et une volute de fumée goudronnée s’échappe dans la nuit froide. La réponse me surprend, j’avoue.
- Ouaip.
- Ah bon ?
- C'est pas moi, c'est lui.
- Il te veut quoi encore ? Il peut pas te foutre la paix ?!
Non mais, quel con ! Pourquoi il se la ramène encore, presque six mois plus tard, alors que la paperasse est bouclée depuis des lustres ? Il chipote le partage des cailloux de l’allée ?
Elle me dévisage avec consternation. Pourquoi cette tête ahurie ? J’ai loupé un truc ?
- Il me demande des nouvelles d'Andreas...
- Ah.
Kaoc'h. Je me sens très bête de n'y avoir même pas songé. Elle remarque mon malaise, et toute María qu’elle est, s’engouffre dedans.
- Ça ne t'était pas venu à l'esprit qu'il puisse s'en inquiéter ?
- Je t'avoue que... non.
- Ah bah, purée...
- Et il t'en demande souvent ?
Elle souffle un rire.
- Les premières semaines, tous les jours.
- TOUS les jours ?!
- Ouai, tous les jours, ouai.
Pas de place au doute. Son ton, ses yeux, sa main ouverte vers moi : tout est accusateur. Efficace : je me sens coupable. Horriblement coupable.
- Je lui ai demandé d'espacer un peu. Pas que je trouvais ça dérangeant, mais, je n'avais pas grand-chose à lui dire non plus. Maintenant, il me contacte seulement trois fois pas semaine.
- Donc vous vous parlez encore trois jours par semaine ?!
- Ben, oui.
Je suis abasourdie. Abasourdie de constater qu’il est encore si présent dans la vie de ma colocataire. Abasourdie de n’avoir pas envisagé ce comportement-là de sa part. Pourtant, quand on était ensemble, il me réclamait quotidiennement des nouvelles de son fils, c’est vrai. Je n’ai jamais eu à lui reprocher le moindre désintérêt de sa part. Il ne loupait pas les infos que je lui envoyais, ni les… Mon Dieu !
- Et tu lui envoies des photos ?!
- Il aimerait bien, mais non. Je vais pas envoyer n’importe où des images de ton gosse dans ton dos, Alix ! C’est illégal.
Je lève les yeux au ciel. La moindre goutte d’eau tombée du ciel est analysée sous le prisme de la légalité, avec elle. Elle râlouse en écrasant son mégot.
- Non mais tu crois quoi, Alix ? Qu'il a tourné la page et qu'il vit sa meilleure vie sous le soleil des Canaries ?
- Je m'en fous de la vie qu'il mène ! dis-je en me renfrognant.
- Non mais d'accord, moi aussi je m'en tape pas mal, j'en sais rien même, de ce qu'il fait. Mais ne va pas t'imaginer qu'il a tiré un trait sur Andreas. C'est son fils, hé ! Et ça lui a coûté de signer docilement les papiers de la garde au tribunal en Septembre dernier.
- Tu parles ! Il aurait pu protester !
- T'es vache toi, hein ? Et qu'est-ce que t'en sais qu'il ne l'a pas fait ? J't'ai rien dit, parce que tu m'as demandé de ne pas en entendre parler, mais... Tu sais pas, j'ai peut-être galéré à obtenir son accord !
La question me brûle les lèvres... Mais demander, ça serait faire aveu d'intérêt. Et de l'intérêt pour lui, je n'ai pas envie d'en avoir. Je lutte depuis des semaines pour m’en détourner.
- Tu refuses toujours sa pension alimentaire, en plus.
- Oui.
- Il m'en parle chaque mois. Il est très en colère de ça.
- Et pourquoi ? Il devrait être content, je lui laisse tout son fric !
Elle souffle d'exaspération.
- Tu dis n'importe quoi, Alix... genre Oscar, il serait regardant sur son argent ? Il a plein de défauts, mais pas celui-là.
- Ah bah bravo ! C'est TOI qui le défends, maintenant ?!
Elle ricane.
- Oh, hey... Doucement, avec les insultes, Cariño !
Ses yeux pailletés m’observent avec sérieux. On reste un moment dans le silence, avant qu’elle ne se lance :
- Il est en colère parce qu'à l'heure actuelle, ce fric est la dernière chose qui le rende utile dans la vie de son fils. En le refusant, tu le condamnes à n'être qu'un foutu géniteur. Il ne digère pas du tout ça. Ce n'est pas comme s'il avait volontairement laissé son gamin derrière lui... Et honnêtement, Alix... je ne peux pas lui donner tort.
Elle me gonfle. L’argument est bon, bordel, l’argument est excellent ! Je ne sais même pas quoi dire. J’allume rageusement une énième cigarette. Putain, on démarre vraiment l’année sur cette conversation de merde ?
- Alix... Tu as beaucoup de rancœur vis à vis d'Oscar et je ne te reprocherai jamais ça. C'est justifié. Mais ton choix de le séparer d'Andreas est très discutable. Il faudra qu'un jour, tu y repenses.
- On verra.
- Avant ses dix-huit ans, quand même.
- Ouai, ouai, rhooo... C'est bon. Il a signé !
Réplique de connasse, je le sais. Elle me juge avec un air de professeur irrité par une copie de bac à 9,5/20. Je me sens poussée dans mes retranchements. Et des retranchements, j’en ai encore bien trop peu. La moindre pichenette me fait vaciller.
Toussotement poli, et elle m’explique doucement :
- Tu sais... Je prends pas la défense d'Oscar par plaisir hein, j'ai même assez peu de compassion pour lui... Mais il m'a fait de la peine, ce con, au tribunal. J'avais l'impression de lui faire signer son arrêt de mort. Pourquoi tu souris quand je te dis ça ? Ça te fait marrer ?!
Elle est outrée. Pourtant, ce n’est pas un rire de joie. Plutôt de dépit.
- Non. Mais ça me donne raison. Il n'a pas protesté, hein ? Il ne t'a pas opposé résistance : il est venu, il a signé le contrat sans discuter, et il est reparti la tête basse ?
Je l’ai mouchée. Bien sûr, que j’ai raison. Depuis quand Oscar Vázquez del Río contesterait une décision que l’on prend pour lui, hein ? Son mutisme, cette barrière infranchissable sur laquelle je me suis violemment fracassée, elle m’est favorable aujourd’hui, hélas pour lui.
Dans un soupir las, ma meilleure amie poursuit :
- Toujours est-il que dans ce foutu papier qu'il a signé avec son sang, y'a écrit noir sur blanc qu'il te doit une pension mensuelle. Il respecte sa part du contrat depuis le début, il a cédé à toutes nos exigences, il ne t'a jamais emmerdé sur quoi que ce soit, alors respecte la toute petite part qui te concerne, s'il te plaît. Prends l'argent.
J'aspire longuement une taffe, la recrache tout aussi longuement, et oscille la tête.
- Ok, ok. Je vais prendre son foutu fric. Mais je vais pas y toucher. J'ouvrirai un compte pour Andreas, et je le mettrai dessus. Tu pourras lui dire, si tu veux.
- Bien. Je passerai le message.
Elle pince la bouche. Elle semble réfléchir à un truc embarrassant.
- C'est pas tout...
- Quoi encore ?!
- J'ai reçu un colis, la semaine dernière, au boulot. Il contenait des cadeaux de Noël pour le p'tit. De la part de toute la famille Vázquez.
- Ah bon ?! Sérieusement ?
- Oui, sérieusement. Je l’ai prévenu que je ne l’offrirai pas au niño sans t’avoir convaincue avant.
- Il a répondu quoi ?
- … Il m'a supplié de le faire. Su-ppli-é, Alix. Pas pour lui, mais pour ses parents. Y a pas qu'Oscar que tu prives, dans l'histoire. Y a du monde derrière.
Je reste silencieuse. Mes larmes sont dans ma gorge. Je n'arrive pas à les déglutir.
- Il faut que tu l'acceptes, Alix. T'as pas le droit de leur refuser ça. Ni à eux, ni à Andreas.
Putain de vérité brûlante. Lorena, Ana et José ont chouchouté Andreas presque tous les jours avant que je ne leur arrache en Juillet dernier. Les filles de Lorena ont joué avec leur petit cousin sans modération avant qu'il ne disparaisse subitement de leur paysage. Je n'avais pas pensé à eux non plus, à la violence de mon départ, au manque qu'ils subissent depuis bientôt six mois. Mes derniers mois ne sont qu’une immense confusion, où mon orgueil blessé a pris ses aises. Je suis profondément navrée.
Allez. Refuser ne serait que pur égoïsme.
- Ok. On ouvrira le colis dès qu'on aura récupéré Andreas chez mes parents.
- C'est bien, Alix. C'est la bonne chose à faire.
- Et je ferai des photos que tu leur enverras.
- Oh ! Ok... Guay ! Super.
- Je leur écrirai un petit mot de remerciement et de bonne année.
María me couve avec une douceur infinie. J'ai quelques larmes qui se font la malle. Elle ouvre les bras et se penche sur moi.
- T'es forte, Cariño. T'es tellement, tellement forte. Tu m'as époustouflée dans tout ce que tu as traversé.
- Tu parles... Je suis encore en train de chialer, putain !
- Ouai, mais regarde-toi : t'as recommencé de zéro ta vie, dans un autre pays, avec ton gosse sous le bras ! Nouvel appart, nouveau boulot, garde pour le petit, paperasse à gérer... Franchement ma belle : t'es héroïque ! Alors ouai, t'as encore un petit cœur tout blessé là, mais ça, ça va mettre du temps à réparer... Et je suis là, moi ! Maintenant que j'ai trouvé une place dans un cabinet ici, j'vais devenir bretonne pour de bon...
Je rigole par-dessus mes larmes. On se fait une accolade interminable.
Allez. Nouvelle année. Meilleure année.

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