Chapitre 18.3
NB : dans ce chapitre, les dialogues en espagnol apparaissent en italique.
Oscar.
« de : Oscar
T'aurais pu me prévenir qu'Alix comptait débarquer aujourd'hui ! Vous trouvez ça drôle ? Et si j'étais resté à Barcelone, hein ? C'est quoi ce plan ? »
« de : María
J'en savais rien DUCON ! Elle s'est barrée en catimini sans prévenir personne ! T'as oublié quel genre c'est, Alix ? Tu l'as si vite effacé de ta mémoire ? Fallait faire de la place dans ta caboche de débile pour y caser ta pétasse ? »
« de : Oscar
Je t'ai déjà dit que je ne veux plus que tu évoques Raquel ! On parle d'Alix et Andreas entre nous, rien d'autre ! D'ailleurs si tu pouvais surveiller ton langage après de lui ! Première chose qu'il dit de toi : t'es malpolie. Tiens donc, j'en tombe de ma chaise ! »
« de : María
J'ai pas d’ordres à recevoir sur comment je dois me comporter, ducon, OK ? Et parlant de politesse, j’attends le MERCI hein ! J’ai tenu parole, j’te signale. »
Imbuvable. Je ne comprends pas comment Alix supporte cette timbrée. Et dire qu'elle vit sous le même toit que mon fils.
La sonnette retentit. Vu l’heure, aucun doute sur l’identité de la visiteuse.
Alix se recule alors que je lui ouvre. Comme tout à l’heure, tout son corps est en position de défense : tension palpable, menton baissé, esquive oculaire. Elle parle d’un ton sec :
- Andreas ?
Même pas une phrase complète. Inspire, Oscar. Faut te lancer, faut l’oser. Je prends le temps de refermer derrière moi avant de proposer calmement :
- On peut se parler avant, s'il te plaît ?
Et… Mauvaise idée. Ses yeux cèdent à la panique. Elle fixe la porte, et parle d’une voix alarmée.
- Non… Andreas, rends-moi Andreas !
- Alix, s’il te plaît…
- Andreas !
- T’inquiètes pas, je n’ai pas l’intention de le garder ici. Je voulais que l’on puisse…
- Fais pas le con, Oscar !
Bon, bon, bon. Le coup de croc dans le mollet me pend au nez, de toute évidence. Je vais faire le dos rond, comme ce qu’on me demande depuis dix mois. Docile Oscar, gentil garçon, reste dans ton rang. Et ferme ta gueule.
Je reviens sur mes pas, jusqu'à l'entrée de la pièce de vie. Andreas observe avec fascination les tours de magie de mon père. D'aussi loin que remontent mes souvenirs, j'ai toujours connu le paternel faire disparaître des balles sous des gobelets, ou retrouver des cartes mystérieuses dans des paquets pourtant savamment mélangés. Je constate que génération après génération, l'émerveillement reste le même. Andreas ne loupe pas une miette des gestes de son grand-père. Bien qu'il n'ait pas daigné lui décrocher un mot en espagnol, Güelito fut le plus à l'aise à composer avec lui. Est-ce étonnant ? Chez les Vázquez, nous sommes silencieux de père en fils, visiblement.
- Hum... Andreas ? Mamá est là.
Il relève vivement la tête et se précipite vers l’entrée.
- Mamá !
- Mon Chaton !
Alix étreint son fils comme si elle avait peur qu'il disparaisse. Comme je la comprends. Andreas est resté pudique dans ses contacts, cet après-midi. Je n’ose pas espérer le même genre d’embrassades. Mais je vis pour y avoir droit.
- Comment tu vas ?
- Super chouette !
- Très bien, tant mieux. Tu dis au revoir ?
Il se tourne vers moi et me regarde. Je m'accroupis.
- Hasta luego, Pá.
- Hasta luego, Andreas.
- Attends ! Attends...
Il retourne dans la pièce de vie en courant, et revient aussi précipitamment, balle fluo dans une main, vachette dans l’autre.
- Mirá, Mamá ! C'est une balle de tennis ! Pá tape dedans avec une raquette !
- Oh ! Tiens donc, ça alors... C'est... Super !
- Je peux la garder ? me demande-t-il.
- Bien sûr.
Il me lance un sourire éminemment satisfait, et se tourne vers sa mère.
- Il me faudrait une raquette, Mamá !
Je vois Alix pincer la bouche et faire tous les efforts du monde pour rester de marbre devant cette phrase.
- On verra.
- Et je pourrai revenir un jour ?
Ah. La question me brûle. Mon corps se contracte, pendu à ses lèvres. Je ne suis pas maître de la réponse. Alix évite toujours mon regard. Sa nervosité envahit l’atmosphère.
- On essayera.
Bon. C'est la réponse la moins risquée qu'elle pouvait donner. Elle pointe du doigt la peluche en grimaçant.
- Tu l’emportes, elle aussi ?
- Oui, Mamá ! C’est ma mienne !
- Oui, mais…
À court d’argument, elle soupire. Par bonté d’âme — ou stupidité, je sais pas — je tente une bouée de sauvetage.
- On pourrait dire que c’est ton doudou d’ici, tu le laisses pour…
D’un regard orageux, mon gamin me coupe la chique. Mierda, mon capital sympathie vient de perdre cinquante points. Allez, on efface et recommence : prends tout, mon fils ! Les doudous, les jouets, les meubles, les murs ! Embarque tout ce qui te plaira, et tu peux même m’appeler fatu en claquant la porte !
- Andreas, mon Chaton, on en a déjà plein à la maison…
- Oui mais pas c’ui-là !
Alix perd patience. Je me penche sur le môme buté, et désigne le t-shirt de sa peluche.
- Tu vois le rectangle bleu avec la croix jaune ? C’est le drapeau des Asturies. Ça veut dire qu’elle vient de cette ville, la vache. Elle est née ici, elle aime y vivre, et je crois qu’elle n’a pas très envie de la quitter.
- Sérieusement, Oscar ?!
Je relève le nez. Les yeux d’Alix me foudroient. Je ne comprends pas son animosité. Qu’est-ce que j’ai dit, encore ?
- « Elle est née dans cette ville, elle veut pas la quitter » ! Bravo, la propagande !
La stupéfaction me fige. J’avais pas fait le parallèle avec notre rejeton… Mais merde, je voulais juste lui filer un coup de main, moi ! Comment je me retrouve encore avec le costume de Super-connard ?
- C’était pas volontaire, Alix, je suis déso…
- Bon, Andreas, ça suffit ! Laisse-la ici, on n’a pas de billet d’avion pour elle.
Putain… Je suis nul à ce point, ou c’est elle qui ne veut même plus m’accorder une once de clémence ?
Andreas couine. Sa trogne déçue scrute son trésor interdit. L’image me brise le cœur. Allez, mon fils… Fais entendre ta voix ! Quand on est un Lagadec, on désobéit à ses parents, tu sais ? On n’en fait qu’à sa tête, et on leur rétorque que « vous n’avez pas le choix » !
Tristounet, il se tourne vers moi. Va-t-il réclamer Papa à la rescousse ?
- ¿ Tu pourras la protéger ?
Pas de renforts, non. Je suis seulement bon à signer « garantie Vázquez » en bas de la lettre de démotivation. Fais chier.
- Oui, bien sûr. Je m’en occuperai bien. Te lo juro.
- Te juro, je vais revenir.
Hostia puta… Je me mors la langue. Je vais pas chialer devant mon gamin, merde ! Bon gré, mal gré, il me l’abandonne.
- Estaremos aquí, assuré-je d’une voix fébrile.
- Allez, viens, tranche Alix. On y va.
Le petit suit sa mère avec compliance.
- Au revoir, Oscar, marmonne-t-elle en tournant le dos.
- Au revoir… Alix ?… Merci.
Elle ne se retourne même pas.
Trois siècles se sont écoulés après leur départ. Je suis resté sur le perron, assis, fixé sur le portillon derrière lequel ils ont disparu, plantant mes ongles dans le doudou maudit. Mon père a fini par me rejoindre. Il s’est installé à mes côtés, et est resté un moment silencieux. Puis, il a pris la parole, de sa voix calme et grave :
- Ça fait du bien, hein ?
J'ai hoché la tête. J'avais trop d'émotions en moi pour pouvoir prononcer quoi que ce soit.
- T'as un chouette gamin.
J'ai pris le temps de déglutir, avant de laisser échapper un tout petit bout du poids que j'avais sur le cœur.
- J'aurais aimé le prendre dans mes bras. J'ai pas osé. Je ne voulais pas le brusquer.
Ma voix s'étrangle. Il pose sa main sur mon genou.
- Ça viendra. Propose-le-lui, la prochaine fois.
- … S'il y a une prochaine fois.
- Il y en aura. Alix a fait le premier pas, c’était le plus dur. C’est une fille intelligente. Vous vous reverrez.
Un « Mmm » mollasson m’a échappé. Je voulais croire qu’il avait raison.
- Tu sais… Tu n’es pas le seul à avoir retrouvé ton fils le temps d’un après-midi.
J’ai suspendu mon souffle à cette phrase. À ses yeux désolés. À la tristesse latente entre nous. À l’enclume qu’il parachutait dans ma poitrine.
- Je suis désolé, Papa.
- Pourquoi ?
- Parce que…
La culpabilité m’a englouti. À quel point mon père était-il mal par ma faute ? Ma mère ? Encore une fois, leur enfant leur pesait sur les épaules. J’ai passé l’âge de leur causer du souci, pourtant, non ? N’en avais-je pas marre, d’être le boulet du clan ?
Je me suis promis d’être meilleur. Pas un meilleur fils, non — c’est foutu, il faut se rendre à l’évidence. Mais un meilleur comédien. Perfectionner le masque, pour leur offrir la tranquillité qu’ils méritent. En commençant par un sourire, arraché à mes tripes agonisantes.
- Tu devrais pas t’inquiéter. Ça ira pour moi.
Il n’a pas eu l’air convaincu. Il a scruté les quelques oiseaux de passage dans le ciel, a inspiré, et a affirmé d’un ton plus léger :
- Il te ressemble vraiment. Pas que physiquement, je veux dire. Dans tout ce qu'il est, je te revois petit.
J'ai soupiré de lassitude.
- Vous êtes tous contents de le constater. Moi, ça me mine.
- Pourquoi, Oscar ?
- C'est mon fils. La personne la plus importante au monde pour moi. Je te jure que mon plus grand souhait, c'est qu'il ressemble le moins possible à son con de géniteur.
Mon propos acerbe l’a peiné. Bah, parfois la vérité n’est pas belle, et il faut l’assumer quand même, non ? Je me suis levé, et lui ai laissé la vachette. J’avais besoin de chasser ces pensées qui me plombaient. D’être seul. D’évacuer. Raquel allait encore gueuler en apprenant ce que je faisais, mais tant pis.
- Je vais aller courir.
- Oscar...
Il a longuement soufflé, comme un père qui en a marre des conneries de son gosse. Le poids qu’il expirait m’a écrasé un plus encore. Puis il s’est levé lui aussi, et m’a contemplé avec gravité.
- Fais ce que tu veux de ta vie, Oscar. On ne te dira pas comment la mener. Mais s'il te plaît... Ne lâche pas ce match-là. Tu sais, des regrets, on en a tous. On s'en accommode en général. Mais les regrets concernant les enfants, ils sont difficiles à avaler. Tu ne t’accommoderas jamais d'une vie sans lui.
J'ai soutenu son regard de vieux sage. Je me suis demandé si, un jour, je serai un vieux sage aux yeux de mon fils. Ça m'a paru improbable. Les cons ne deviennent pas de vieux sage. Ils deviennent juste de vieux cons.
❝
and i just keep on thinking how you made me feel better
and all the crazy little things that we did together
in the end, in the end, it doesn't matter
if tonight is gonna be the loneliest
you'll be the saddest part of me
a part of me that will never be mine
it's obvious
tonight is gonna be the loneliest
you're still the oxygen i breathe
i see your face when i close my eyes
it's torturous
tonight is gonna be the loneliest
❞
The loneliest - Måneskin, 2022

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