Chapitre Premier, Partie VI

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 Elwant peinait à marcher dans les égouts. Conduit par Leudel, il aurait été incapable de dire où il allait, et comment ils étaient arrivés jusque-là. Sa guide elle semblait s’y retrouvait sans problème dans ce dédale suant et puant. Elle l’emmenait là où il ne voyait que pénombre insondable. Et là, dans les ténèbres, loin des arènes politiques, son âme, si infiniment seul, s’oblitérera. L’adrénaline s’était estompée et Elwant pris conscience de la situation.

 Au-dessus de lui, dans une ville séculaire qui l’accueillait en dignitaire depuis des années, le feu régnait sans partage sur une armée de morts. Une Secte disparut était revenue du fond des âges pour conquérir un monde qui ne s’y attendait pas. La nuit avait probablement emporté avec elle des amis. Leurs noms défilèrent sous ses yeux, titubant, il marmonna un poème traditionnel pour leur âme.

 L’angoisse tambourinait dans sa poitrine, l’ambassadeur chancela, l’eau autour de lui semblait soudainement bruyante et alors que les larmes lui montaient aux yeux, il chancela. Il ne vit pas la chute, pas plus qu’il ne put apercevoir Leudel bondir pour le rattraper avant qu’il ne touche le sol.

 Il était désormais promis aux ténèbres, hagard de la violence de la journée, incroyant quant à sa survie. Le choc l’avait sonné et il s’abandonna aux errements des rêves. Et là dans des égouts putrides, il était veillé par une maitre-espionne alors que son esprit dérivait dans le vide infini.

 Il ne sut combien de temps il avait ainsi perdu pied, à son réveil, il vit que Leudel l’avait amené non loin du port. Il ne saurait s’expliquer comment cette femme si frêle avait pu le mener si loin. D’un autre côté, il avait un retour de feu à gérer. C’était une question superficielle qui s’évanouit vite lorsqu’elle lui présenta un bout de viande séché.

— Mangez, c’est bien la seule chose qui nous rappelle qu’on est en vie.

 Reconnaissant, Elwant saisit le morceau et l’engloutit rapidement, trop affamé pour apprécier son goût. C’était une pièce de bœuf séchés, facile à transporter, peu altérable par le temps. C’était une habitude des marins qui en avait toujours sur eux en perspective des longs voyages. Le regard qu’Elwant lança à Leudel une fois rassasié était celui d’un homme perdu, incapable de savoir s’il pouvait faire confiance à celle qui lui faisait face.

— Vous n’êtes pas habitués des batailles ?

— Je souhaiterais que personne ne le soit.

 Leudel souris, amusé par la candeur idéaliste de son interlocuteur.

— Karoozis vous taxe de politique, mais le rôle d’universitaire vous sied beaucoup mieux.

— Vous vous souvenez du visage de tous ceux que vous avez tués ?

— Je peux même donner leur nombre. J’ai été éduqué à tuer et à comprendre les conséquences de ces morts.

 Elwant encaissa l’information en silence. Il mâcha un instant la viande à nouveau tendue par Leudel, le goût lui semblait irréel, teinté des cris qui avaient résonnés toute la nuit durant à ses oreilles.

— Tout ça n’a pas de sens n’est-ce pas ?

— ça n’en aura que pour l’Histoire.

— Et c’est quoi votre rôle dans l’histoire ?

— Servir Ragne et son plan. Tuer Kelde aussi si j’ai ma chance, ajouta l’espionne avec un sourire sadique.

— Vous semblez plus importante que ça…

— On fait difficilement plus important que quelqu’un qui tue un dieu.

— Théicide… C’est un concept étrange quand on parle d’un être abstrait.

— Ca n’en fait qu’une demi difficulté donc sur un être éthéré, plaisanta Leudel.

 Elwant observa en silence à nouveau son interlocutrice, il lui semblait enfin avoir une clef pour comprendre l’humeur de l’espionne, en effet, ses attributs félins frissonnaient lors des traits d’humour. La chimère lui semblait insondable, Elwant, qui s’était toujours targué de comprendre les gens se trouvait ici face à un mur

— Et comment on tue un être comme ça, interrogea l’universitaire.

— On plante une dague de la même matière.

— Plait-il ?

— Les immortels sont issus d’un autre temps. Ils sont liés profondément à la voute céleste et à cette terre. Il suffit de supprimer le lien.

— Et c’est possible ça ?

— On l’a fait lorsqu’il a fallu tuer les autres immortels.

 Elwant acquiesça, les légendes taisaient ce passage, on connaissait le destin échu aux anciens frères et sœurs de Ragne, mais on ne savait pas comment ils avaient été tués. C’était un mystère jalousement gardé par Kelde et le Marcheur. A raison pour préserver leur propre vie, évidemment.

— Alors, tout est lancé maintenant, c’est la guerre de la fin des temps ?

 Leudel éclata de rire. C’était la première fois qu’Elwant l’entendait rire, c’était un son cristallin, étonnamment pur dans la noirceur de la cave qui les accueillait. Une partie de l’ambassadeur trouva dans ce bruit comme un blasphème, une insulte lancée aux morts de la nuit. Pourtant, il y avait dans cette joie comme une promesse d’avenir, un tribut offert à la vie. Le rire n’avait jamais eu qu’une seule force, qu’une seule volonté. Le rire n’exprimait jamais que le triomphe de la vie, le besoin irrépressible d’exulter face à la mort. Et ici, il était exprimé dans sa nature sobre et sévère, c’était la réalisation acide de la survie. La joie qui dilatait l’esprit et démontrait l’absurde absolue et indivisible de l’homme.

 Porté par une émotion similaire, Elwant surprit son angoisse s’envoler, il surprit sa gorge se déployer dans le besoin manifeste de rire. Ses poumons délivrèrent en un spasme la tension de la nuit. Et voilà que l’ambassadeur riait, il riait du charnier encore fumant au-dessus de sa tête, il riait de ses textiles si chers salit par sa peur, et les égouts, il riait du destin, joueur et abject qui l’avait amené à survivre là où un monde entier voulait sa tête. Il riait du futur et des massacres à venir. Il riait des morts et il riait des vivants. Il riait des soldats et il riait des puissants. Parce qu’il le comprenait maintenant, mais tous maintenant dépendaient de lui, l’universitaire hagard aux expériences étranges. De Karoozis, le colosse guerrier dont on faisait les légendes et dont la fresque sinistre ne saurait jamais qu’être ornée de morts toujours plus nombreux. De Leudel également, elle qui était un cerveau si puissant que deux immortels s’étaient disputés ses services. Et de Ragne, lui qui foulait la terre depuis sa création et qui annonçait son chant du phœnix par une ultime guerre, un ultime effort.

 L’ironie était trop grande, les chances trop faibles, le plan trop jonché de failles pour seulement y adhérer. Et il n’avait d’autres choix ici que de rire. De rire pour ne pas pleurer, de rire pour demeurer.

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