Chapitre second, Partie V, bis

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Ils gardèrent ainsi longtemps le silence. Sans oser l’un l’autre le briser, de peur de fracasser par le bruit la dernière barrière du cœur. Ce silence ressemblait à tous les silences gênés, un moment coupable où les liens et le respect de l’autre rappelaient aux sentiments qu’ils n’ont aucun droit de détruire le passé sous prétexte de l’instant.

 C’est Elwant succomba le premier à la pression.

— Au fait, vous ne m’avez pas dit, pourquoi vous m’accompagnez sur l’Archipel ?

— Déjà, je vais répondre à vos questions, et je suis surprise que tu n’en aies encore posée aucune. Ensuite, je dois voir Rousal Marshall.

— Ce dandy ?

— Tu le connais ?

— Oui, c’est un nonchalant, un désinvolte qui ne fait rien de ces journées sinon paresser en cour et prétexter devoir s’éclipser un instant pour s’offrir une aura de mystère.

— Il correspond bien à l’image qu’on m’a faite de lui.

— Alors pourquoi voir un tel imbécile, même un enfant a plus de conversation que lui, il ne fait qu’écouter sans jamais se livrer, je ne suis même pas sûr qu’il comprend lorsqu’on parle, ce n’est qu’un rat attiré par le bruit qui…

— C’est le chef du renseignement de l’Archipel. Il a l’un des réseaux d’espions les plus impressionnants du monde. Environ une dizaine par ville, sans qu’aucun d’entre eux sache combien et qui sont ses comparses. Il n’y a pas une ambassade, un bordel où il n’a pas d’oreilles.

— Ha… et donc vous allez lui demander de vous prêter ses hommes ?

— Pas exactement, je vais lui demander de se préparer à l’après.

— L’après ?

 Leudel, le regarda, décontenancé.

— Oui après, lorsque tout sera achevé. Le continent sera en ruine, il faudra le reconstruire, l’alimenter.

— Je…. n’y avais pas pensé.

— Je sais, vous avez torturé le parchemin de Ragne durant tout le trajet, profitant ou de mon sommeil, sinon espérant mon attention figée ailleurs.

— Vous l’avez vu… s’écria, piteux, Elwant.

— Seulement cent trente-huit fois. Mais il m’arrive de manquer de concentration, concéda Leudel, sourire aux lèvres. Bon alors Elwant, posez vos questions qu’on en finisse. Nous arrivons bientôt et notre temps et malheureusement compté. Je ne pourrais pas être à votre disposition si souvent.

— Pourquoi les trouver ? Ils sont morts. Et pourquoi Péose en particulier ? Il n’avait aucune importance.

 Leudel plongea sur lui un regard assez lent, lourd d’une interrogation muette, trop complexe pour être verbalisée.

— Je ne vous pensais pas homme prompts à juger. Péose m’avait l’air, selon les légendes, quelqu’un de sympathique.

 Elwant se mordit les lèvres, se maudissant d’avoir parlé si vite.

— Non, ce n’est pas ce que je voulais dire. C’était probablement l’un de ceux qui m’ont le plus marqué mais qui a l’une des influences les plus limités sur l’histoire. C’est un barde, un conteur, il n’a rien changé de ce monde.

 Leudel darda sur lui une grimace étrange, plein d’un regard cynique et d’un amusement sinistre. Elle reprit alors, d’une voix égayée par la perspective d’un jeu d’esprit.

— C’est vrai, qu’il ne parle pas beaucoup de lui dans sa Théogenèse pourtant, il est paradoxalement celui le plus présent.

— Oui, je connais cette théorie, concéda Elwant, son histoire n’est qu’un évangile, témoignage direct d’un vécu qu’il a donc forcément expérimenté. Ce qui signifie qu’il a été nécessairement un acteur des exploits et des guerres qui sont relatés.

 Leudel prolongea son regard sur lui, la maitresse-espionne semblait fatiguée de la lenteur de réaction de l’universitaire. Les penseurs avaient cette difficulté à explorer ce qui n’avait pas encore été énoncé, comme s’il fallait seulement comprendre et connaitre le champ de ce qui était éprouvée. Le renseignement avait appris à l’hybride qu’il fallait toujours aller plus loin, qu’elle devait toujours absorber plus, observer les conséquences d’une pensée et d’un acte. Elle encouragea à nouveau Elwant.

— Oui, mais encore ?

— Comment ça encore ? C’était un barde, il chantait ce que les immortels accomplissaient, c’est tout.

 Leudel réprima une grimace, Elwant, malgré son esprit brillant, tournait en rond, aussi, elle tenta une autre approche, en désespoir de cause. Elle aurait pu, c’est vrai, lui donner immédiatement ce qu’elle voulait entendre, faire comprendre l’importance de Péose et sa puissance, mais elle préférait laisser l’opportunité de comprendre.

— Est-ce que tu sais comment fonctionne le renseignement ?

— Vaguement… tu as des espions qui te racontent ce qu’ils entendent et tu agis en conséquence. Mais je ne vois pas le rapport.

— J’y viens. Et comment j’agis ?

 Elwant haussa un sourcil, il répugnait à exprimer une quelconque forme de violence, comme chaque aristocrate, il trouvait le sang grossier, la brutalité inutile, même si la guerre n’était qu’une forme de diplomatie, un moyen de forcer l’autre à accomplir sa volonté. Pourtant, même si l’utilisation de telles méthodes était courante et convenue, en parler était de l’ordre du tabou. Repoussant au loin son élégance et son éducation, il répondit :

— Par l’horreur, la violence et le sang je dirais.

 Un rire franc agita le torse de Leudel à cette réponse.

— Dans certain cas, c’est vrai, mais la mort n’est qu’un moyen parmi des millions et je tente de toujours limiter mes efforts.

— Comment ça ?

— C’est aux autres d’agir, dans le renseignement ce qui compte n’est pas ce qu’on sait, mais ce que l’autre ne sait pas. Savoir distiller l’information pour ne faire entendre que ce que l’on souhaite à un parti, c’est lui permettre de vérifier ce qu’on dit tout en enfermant sa vision. Si je dis qu’un de tes amis à des lames chez lui et qu’il a pour but de les utiliser contre toi, tu pourras voir les lames et ensuite, tu t’enfermeras dans une paranoïa pour trouver d’autres indices, et chaque détail, chaque mot de travers te conduira à me croire plus encore. Tu oublieras petit à petit la sympathie que tu avais pour lui, parce que tu as découvert quelque chose par ce que je t’ai confié, tu souhaites croire l’intégralité de la confidence.

— C’est ridicule, un tel esprit est grossier.

— Pourtant, lorsque j’ai dit à l’Archipel il y a bientôt trente ans que la ville de Nétos souhaitait faire sédition et construisait une flotte en ce sens, ils ont mené l’enquête et découvert une flotte en construction dont ils n’avaient pas entendu parler. Et pour cause c’était un cadeau que la ville destinait à l’université. Fort de cette découverte, ils ont continué l’enquête et trouvé ci-et-là la possibilité d’un complot. Nétos a été brûlé et sa population réduite en esclavage. C’est Kelde qui l’a racheté presque entièrement.

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